mardi 21 juillet 2020

L’insaisissable Advayavajra



Je reviens sur un aspect abordé par Christian K. Wedemeyer dans Making Sense of Tantric Buddhism (2014). Il s’appuie pour justifier sa théorie de « la Pratique » sur le manuscrit de Shamsher[1], où l’on trouve des données hagiographiques de Śavaripa (Triśarana) et d’Advayavajra/Maitrīgupta (Dāmodara). Probablement à cause de l’existence d’une version indique de ce texte, Wedemeyer, Lévi et d’autres pensent qu’il peut s’agir d’un document quasiment contemporain d’Advayavajra, et qui aurait servi de source aux hagiographes tibétains. Comme je l’ai écrit dans ma traduction du Sahajasiddhipaddhati, avec le commerce intense entre le Népal et le Tibet pendant la Renaissance tibétaine, il n’est pas exclu que ces textes aient pu être des commandes de la part des tibétains. Le contenu hagiographique du manuscrit comporte des éléments mythologiques qui pointent vers un révisionnisme plus tardif, dans l’intérêt justement d’une transmission authentique ininterrompue, qui s’accorde avec l’approche devenue orthodoxe au Tibet à partir du XIIIème siècle. Dans les matériaux hagiographiques correspondants, riches en détails, les protagonistes sont présentées sous une lumière mythologique tantrique indéniable.
« Un jour Nāgārjuna passa devant la maison et fut invité pour assister à une performance de danse. Nāgārjuna leur montra une icône du bodhisattva Ratnamāti. Un des enfants (Triśaraṇa / le futur Śavaripa) demanda à le voir aussi. Il y vit son propre reflet comme dans un miroir au plein milieu des flammes de l'enfer. Effrayé, Śavaripa demanda des instructions à Nāgārjuna qui lui donna la consécration de Saṃvara. Après avoir réalisé la cinquième phase (yugannadah[2]), Ratnamāti lui apparut et lui ordonna d’aller dans le Sud au Mont Śrī Parvata. » Blog Sur un thangka de mahasiddhas (XVIIIème) au British Museum
Triśaraṇa part au Mont Śrī Parvata dans le Sud (skt. dakṣiṇapathe).
« [Triśaraṇa] se retira pour ses pratiques au Manobhaṅga et au Cittaviśrāma, et là, prenant l'aspect d'un Śavara (aborigène chasseur), il s'installa en résidence. »
Il sera désormais connu sous le nom de Śavaripa etc. Pourquoi cet endroit ?
« C'est aussi la région de Nāgārjunikoṇḍa, un site bouddhiste très important avec des vestiges anciens de 30 viharas et où certains pensent qu'aurait vécu le grand Nāgārjuna. On y trouve un stūpa (Mahācaitya) qui contiendrait les reliques du bouddha historique. Certains textes plus tardifs affirment que c'est ici que se trouve le stūpa de Dhanyakataka, où le Bouddha enseigna les tantras, notamment le Kalacakra. C'est probablement le lieu du siddha Nāgārjuna (rattaché au Guhyasamaja Tantra) et de son disciple Nāgābodhi, un siddha immortel qui tout comme Śavaripa est dit y avoir pris résidence éternellement. » Blog Sri Parvata
Ce qui intéresse Wedemeyer dans la carrière d’Advayavajra est le fait qu’il soit de bonne naissance (brahmane), et qu’il avait suivi un parcours bouddhiste ésotérique traditionnel, avant de s’engager, en virtuose, dans « la Pratique ». A Vikramapura il était devenu un moine pleinement ordonné sous le nom de Maitrīgupta, dans l'école Sammatīya.
« ll pratiqua la récitation murmurée des Formules (mantrajapaṁ) selon la tradition de Pañcakrama-Tārā, et cela dix millions de fois, avec le sens des quatre sceaux (caturmudrārthasa hitena: mahā°, samaya°, dharma°, karma°). » Sylvain Lévi.
La présence ici d’une référence aux quatre sceaux (skt. caturmudrā), qui allaient devenir « plus tard », dans le cadre de la polémique sur la mahāmudrā un sujet très contesté, me paraît suspect. La pratique de (sādhana) de Vajrayoginī ou Vajra-Vārāhī est un autre élément qui demanderait davantage d’attention, avant de dater le texte.
« Va, c'est la compassion. Ja, c'est la vacuité. Ra, c'est l'un des deux : morphènes du dehors ou du passé qui n'ont pas la lettre ra. Le son hī, c'est la non-perception des causes (hetvanupalabdhi). Ainsi Vārāhī précédée de Vajra (Vajra Vārāhī), c'est la purification au Sens Ultime (paramārthaviśuddhiḥ). Le triangle, c'est la purification du corps, de la parole, de la pensée. Comme la cause et l'effet sont indivisibles, le triangle (exprime) l'égalité dharmodayā. » Sylvain Lévi
Il n’est pas du tout certain que cette pratique existait de l’époque d’Advayavajra (X-XIème s.). Il est encore moins certain que le texte du manuscrit de Sham Sher date effectivement de cette époque. Le Commentaire du Chant des Distiques de Saraha attribué à Advaya-Avadhūtipa enseigne une autre approche du « sens ultime » que celle qui le rejoint à travers une pratique (skt. sādhana), voire même « la Pratique ».

Par phu pa Blo gros seng ge, le fondateur du monastère de Par phu, appartient à la lignée de Drushulwa (gru shul ba), disciple de Ngari Djoden (mnga’ ris jo gdan XI-XIIème s.), qui aurait reçu une des transmissions de la trilogie des Distiques ayant passées par Réchungpa. Cette transmission spécifique fut appelée « transmission Par » (tib. par lugs).[3] Il ressort des textes présentés par Marco Passavanti que l’approche Par (ou « les Trilogistes » de manière générale) cherche à allier la voie tantrique non-duelle de la pratique/ « la Pratique » (skt. upāyamārga) et la voie plus mystique de la connaissance directe (prajñāpāramitā+), là où l’approche du Chant des distiques de Saraha (skt. Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā, Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120) propose une voie plus directe, qui est possible sans passer par le tantrisme non-duel.

En projetant rétroactivement cette approche sur le Chant des distiques, et en interprétant celui-ci selon cette double approche, son message originel change radicalement et devient entièrement tantrique. On peut déceler des éléments de cette interprétation trilogiste dans les matériaux hagiographiques (Sham Sher) présentés par Tucci et Lévi.


Le schéma (ci-dessus) publié par Passavanti donne une bonne première impression, qui devra être complétée par des recherches plus approfondies. Ce schéma montre bien ce que cherche à accomplir le message hagiographique et les idées qu’il essaie d’implanter. Cela explique par exemple l’utilité de la mention des deux sommets du Mont Śrī Parvata, et la présence de l’énigmatique bodhisattva Ratnamāti[4], qui assure l’apport de l’approche tantrique non-duelle. Une hypothèse très prudente, pour laquelle on ne peut avancer beaucoup de preuves, lesquelles consisteraient plutôt en des brèches dans les remparts hagiographiques. La preuve la plus claire étant de toute façon l’existence (la survie) un peu miraculeuse du Commentaire d'Advaya-Avadhūtipa, qui déteint[5].

Puisque ce texte existe, qu'il est attribué à Advaya-Avadhūtipa, et que les recommandations de celui-ci ne vont pas du tout dans le sens d'une Pratique transgressive tantriste non-duelle, il nous est permis de mettre en doute les informations de l'hagiographie d'Advayavajra présentées dans le manuscrit de Sham Sher. Dans le Commentaire, Advaya-Avadhūtipa (ou l'auteur) dit expliquer le sens du Chant de distiques de Saraha, qu'il aurait appris de Śavaripa (sans préciser l'endroit ni la façon de la transmission). Le Commentaire représenterait la Vision de Śavaripa. Tout ce qui se trouve dans la colonne de gauche du schéma de Passavanti ne fait pas partie de cette Vision. Le Commentaire est néanmoins en dialogue continu avec l'approche de la voie tantrique non-duelle, et se définie contre lui (les nombreuses interjections de Saraha : "Saraha dit", ou "Asservis !" "Naïfs !" etc.) ou la réinterprète à sa façon.

Je ne reconnais donc pas l'Advayavajra, bouddhiste professionnel virtuose de la caste de brahmanes, qui s'engage dans la Pratique transgressive du tantrisme non-duel sous la direction de Śavaripa dans le Sud de l'Inde. Je ne sais pas si ces informations hagiographiques viennent d'Advayavajra lui-même, de ses disciples ou qu'elles sont une pure invention de la part de hagiographes népalo-tibétains, un ou plusieurs siècles plus tard. De toute façon, ces informations cadrent mal avec le message du Commentaire. Il faudra expliquer ce décalage, dans un sens ou dans l'autre.
  
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[1] Basé sur le nom du ministre népalais (Kaiser Shamsher Jang Bahadur Rana 1892-1964) responsable des manuscrits découverts. Giuseppe Tucci (« Animadversiones Indicae ») et Sylvain Lévi (« Un nouveau document ») l’ont fait connaître en premier.

[2] La dernière phase des cinq phases (pañcakrama) est celle de l’union (skt. yuganaddha, tib. zung ‘jug), où le corps illusoire s’unit à la Luminosité.

[3] Voir : Marco Passavanti, A Thirteenth-Century Work on the Doha Lineage of Saraha, dans Contributions to Tibetan Buddhist Literature, IITBS. Dans cet article, sont présentés quelques manuscrits du fonds tibétain Tucci dans la bibliothèque d’ISIAO à Rome.

[4] Ratnamāti a été intégré dans l’hommage au début du Commentaire d’Advaya-Avadhūtipa, qui peut-être un rajout, puisque le contenu du Commentaire ne fait pas référence à un apport tantrique non-duel de Ratnamāti.

[5] Il n’a par exemple pas été inclus dans la Collection de textes canoniques indiens (tib. (phyag chen rgya gzhung) du septième Karmapa.

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