La chute des anges rebelles, Peter-Paul Rubens |
Le mot
latin « modernus » est dérivé du mot latin « modus »
(mesure), qui a pris le sens de « mode ». Ce qui est moderne est le/la
« mode » ou la « mesure » d’une certaine époque, sur laquelle
s’exprime de façon positive ou négative un groupe, qui peut se considérer moderne
ou traditionnel. Le mot « traditionnel » est d’ailleurs souvent donné
comme l’antonyme du mot « moderne ».
La première
conscience de « modernité » daterait de la Renaissance, et marquerait
une évolution par rapport au « mode » de l’antiquité et du Moyen-Âge.
Selon International
Encyclopedia of Social and Behavioral Sciences, le mot « modernus »
est utilisé depuis le Vème siècle, pour discerner ce qui est « nouveau »
et « actuel » de ce qui est « ancien » et « antique »
(du latin antiques), et « pour décrire et légitimer de nouvelles institutions,
de nouveaux codes ou de nouvelles assomptions scientifiques ».[2]
Parallèlement,
ce qui est qualifié d’ « à la mode » ou « moderne » peut
être considéré comme un progrès (ou « progressif ») par rapport à ce
qui était « moderne » auparavant. La « modernisation » est alors
la transformation de sociétés etc. « traditionnelles » en sociétés « modernes ».
Toute évolution semble dans ce cas par définition être « moderne ». Même
le rétablissement imaginaire d’un « ancien monde » est dans ce cas « moderne »,
voire l’établissement d’un « nouveau monde », qui ressemble à deux
gouttes d’eau à une représentation du monde du XIXème siècle… Les « progressistes »
d’antan deviennent du coup ceux qui voudraient continuer à vivre dans un monde ancien,
et les traditionalistes d’antan deviennent « modernes ». En combinaison
avec la Novlangue tout devient possible. En fait, ce sont ceux qui vivent un
moment donné, en dominant leur époque, qui décident de ce qui est « moderne »
ou « à la mode ».
La descente des modernistes, William Jennings Bryan[1] |
Il en va un
peu autrement pour le terme « modernisme », apparu à la fin du XIXème
siècle, auquel l’affixe « -isme » donne une inclinaison péjorative. Ce
terme désigne dans divers domaines (en pouvant prendre un sens spécifique dans
chacun) un dépassement, voire un rejet, de l’ancien et/ou du traditionnel. En
premier dans le monde de l’art. A l’époque industrielle, les choses s’accélèrent,
et certains considèrent avec inquiétude des changements multiples et rapides qui
les dépassent, et que d’autres peuvent même regretter. Pour ceux-là, les mots « modernisme »
et « modernistes » (ceux qui pratiquent le modernisme) ont un sens
péjoratif.
C’est notamment
le cas dans la religion, et plus particulièrement dans
le catholicisme au début du XXème siècle. Le terme « modernisme » est
officialisé en 1907 dans l'encyclique de Pie X, sous-titrée « Lettre
encyclique du pape Pie X sur les erreurs du modernisme ». Les « modernistes »
visés sont des « progressistes », que l’on trouve parmi les philosophes,
les croyants, les théologiens, les historiens, les critiques, les apologistes et
les réformateurs ».
« Ce qui exige surtout que Nous parlions sans délai, c'est que les artisans d'erreurs, il n'y a pas à les chercher aujourd'hui parmi les ennemis déclarés. Ils se cachent et c'est un sujet d'appréhension et d'angoisse très vives, dans le sein même et au cœur de l'Église, ennemis d'autant plus redoutables qu'ils le sont moins ouvertement. Nous parlons, Vénérables Frères, d'un grand nombre de catholiques laïques, et, ce qui est encore plus à déplorer, de prêtres, qui, sous couleur d'amour de l'Église, absolument courts de philosophie et de théologie sérieuses, imprégnés au contraire jusqu'aux moëlles d'un venin d'erreur puisé chez les adversaires de la foi catholique, se posent, au mépris de toute modestie, comme rénovateurs de l'Église ; qui, en phalanges serrées, donnent audacieusement l'assaut à tout ce qu'il y a de plus sacré dans l'œuvre de Jésus-Christ, sans respecter sa propre personne, qu'ils abaissent, par une témérité sacrilège, jusqu'à la simple et pure humanité. » Pie X.
L’encyclique
vise à extirper le mal à la racine (dans son propre sein comme ailleurs selon ses possibilités) avec des méthodes
radicales (privation de sacrements, excommunication, condamnation d’oeuvres « modernistes »
et de leurs auteurs, exclusion de séminaires et d’universités catholiques, sermon
antimoderniste, réseau de renseignement antimoderniste, …).
L’usage du
mot « modernisme », « carrefour de toutes les hérésies », ne
se réserve cependant plus au seul catholicisme. Des docteurs en études
religieuses, des bouddhologues, anthropologues etc. l’ont adopté depuis, pour
stigmatiser les bouddhistes natifs et nouvellement reconvertis, qui depuis le
XIX-XXème siècle, font des tentatives pour « moderniser » ou « reformer »
les aspects jugés trop « traditionnels » du bouddhisme. Les « réformes »
c’est très bien pour les domaines social, économique et politique, etc., mais les
religieux, très souvent, n’en veulent pas. Leurs sources de vérités et de
révélations se situent dans le passé (parfois un âge d’or), et les doctrines canoniques
sont à pratiquer fidèlement et conformément ad vitam æternam.
Le
bouddhisme est désormais une religion avec pignon sur rue, aumôniers de prison,
émissions le jour du Seigneur, et dons déductibles. Les bouddhistes qui s’éloignent
du dogme bouddhiste hardcore (karma personnel linéaire et réincarnation),
par une interprétation « lénifiante » ("Lite") seront des bouddhistes
« modernistes » ou « protestants » (le point de vue catholique
semble fournir des arguments à la bouddhologie), et par conséquent des hérétiques perdus
dans des « carrefour[s] de toutes les hérésies ».
Que des bouddhistes
pieux ou des chefs bouddhistes fondamentalistes adoptent le terme « moderniste », cela peut se comprendre, mais je ne vois pas pourquoi des universitaires étasuniens et
français, tenus à une certaine objectivité, l’utiliseraient pour disqualifier terminologiquement
des bouddhistes natifs « modernes » (toujours aussi modernes depuis le XIXème siècle …), les bouddhistes
occidentaux, ou néobouddhistes, quand ceux-ci s’éloignent trop du dogme « bouddhiste » figé,
tels que le définissent (ou pas, le plus souvent) ces universitaires.
« Le bouddhisme » a évolué à chaque étape de « son » histoire, déjà au Magadha, du vivant du Bouddha, selon la tradition. Il s’est adapté (« modernisé ») dans chaque nouvelle aventure spatio-temporelle. Le dogme du karma personnel linéaire et de la réincarnation, avec l’éthique qui en découle, a été officiellement « mis à mal » dès Nāgārjuna et le Madhyamaka, ainsi que dans des formes de bouddhisme ésotérique. Pour une raison qui m’échappe, les universitaires anitimodernistes ne semblent avoir comme critère (moderniste/traditionnaliste) qu’une interprétation littérale du karma et de la réincarnation. Les actes, les causes, la maturation des causes, leurs fruits respectifs au moment opportun, les mondes cosmographiquement localisés, les individus et les vies y sont réifiés. Ce qui semble être demandé implicitement des « bouddhistes modernistes » est d’aimer « le bouddhisme » (tel qu’il est défini, ou non, par les universitaires anitimodernistes) ou de le quitter, ou sinon de se taire en subissant les multiples contradictions en silence, sans déranger les bouddhistes traditionalistes, sous peine d'être taxé de modernisme, orientalisme, colonialisme spirituel etc. Pie X n’est pas tout à fait mort… Il est légitime de faire cette association avec l'intégrisme catholique, car pourquoi choisir cette terminologie très marquée traditionaliste, pour disqualifier les « bouddhistes modern(ist)es », qui souhaitent pratiquer un bouddhisme compatible avec leur époque, au même titre que leurs frères et sœurs chrétiens, qui ne croient peut-être pas non plus de façon littérale à la création de la terre en sept jours, Adam et Eve, ou en la résurrection des corps ? Sont-ils pour autant des « chrétiens modernistes », des hérétiques, des néochrétiens ? Les universitaires qui utilisent cette terminologie disqualifiante seraient-ils au fond des traditionalistes qui s’ignorent ? Veulent-ils choquer ou effrayer les uns, tout en faisant plaisir à d’autres ? Veulent-ils garder les leaders bouddhistes traditionalistes en amis ? Leurs recherches seraient-elles financées par des organisations bouddhistes (qui d'autre financerait encore des recherches dans ce domaine) ? Pourquoi aiment-ils autant le terme « modernisme », pour l’utiliser si généreusement ? Il n’y a pas de « modernisme » sans « traditionalisme », aurait d’ailleurs pu dire Nāgārjuna.
[1] « This
image scanned from the book Seven Questions in Dispute by William Jennings
Bryan, 1924, New York: Fleming H. Revell Company, inside front cover. Unlike
the other cartoons in that book, this one had not previously been published. It
was based on a letter that Bryan wrote to the editor of the Sunday School Times
magazine in January 1924. That letter is in the Library of Congress. See Edward
B. Davis, "Fundamentalist Cartoons, Modernist Pamphlets, and the Religious
Image of Science in the Scopes Era," in Religion and the Culture of Print in
Modern America, ed. Charles L. Cohen and Paul S. Boyer (University of Wisconsin
Press, 2008), on pp. 179-180. » Cartoon
Wikimedia
[2] « According to International Encyclopedia of Social and Behavioral Sciences, “the term ‘modern’ (Latin modernus) has been in use since the fifth century AD to distinguish ‘new’ or ‘current’ from the ‘old’ or ‘antique’ (Latin antiques), especially as a means of describing and legitimizing new institutions, new legal rules, or new scholarly assumptions”. »
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