Dr. Haraprasād Śāstri avait découvert en 1907 des manuscrits en langue vernaculaire indienne (apabhraṃśa) dans la bibliothèque du roi du Népal. Parmi ceux-ci figuraient les recueils de distiques de Saraha et de Kāṇha, un commentaire d'Advayavajra sur le recueil de distiques de Saraha (Dohākośa-pañjikā ou Sahajāmnāya-pañjikā) ainsi qu'une collection de 46 Caryāgīti ou Caryāpada, publiée en 1916. Cette découverte avait donné lieu à diverses traductions (Shahidullah, Per Kvaerne, Rāhul Sāṃkṛtyāyan…).
Per Kvaerne [1] s'est appuyé pour sa traduction sur la version vernaculaire, des versions tibétaines (qui comptent 50 caryāgīti) et le commentaire en sanscrite [2] et en tibétain d'ācārya Munidatta (T. slob dpon thub pas sbyin 13ème-14ème siècle). Kvaerne précise que le "commentaire" est en fait un texte qui cite par incidence les chants de cette collection (p. 1) et qu'il y a souvent des différences entre la terminologie des chants et les citations de Munidatta. La version tibétaine de la collection est inclue dans le Tengyur de sDe dge (vol. Ži, n° 51).
Kvaerne explique (p. 17) que le commentaire de Munidatta est ésotérique. Il cite très souvent le Hevajra-Tantra. Dans son exégèse, il applique aux chants une série de concepts et pratiques relativement limités constituant un système cohérent. Munidatta donne à un bon nombre de mots des chants des étymologies artificielles afin de les faire cadrer avec ce système. Il en ressort que les mots des chants sont chargés d'une ambigüité, dont il n'est pas certain qu'elle était souhaitée par leurs auteurs. Certains chants décrivent des pratiques qui n'étaient pas bouddhistes, ou pas spécifiquement bouddhistes. Kvaerne donne pour exemple les ascèses d'un yogi Nāth-panthī (n° 3) et d'un Kāpālika (n° 10).
Le traducteur tibétain de cette collection était Drakpa gyeltsen (Wylie : grags pa rgyal mtshan ±1285->1378) [3], filière Sakyapa, qualifié par Hahn et Kvaerne comme ayant une compréhension limitée du sanscrite (Kvaerne p.20). La difficulté de la traduction vient entre autres du fait que les textes en vernaculaire sont moins précis, plus ambigus, que le sanscrite et qu'ils jouent en fait sur cette ambigüité. Kvaerne donne comme exemple le mot "māa" dans le chant n° 5, où ce mot peut aussi bien être interprété en sanscrite comme "mātṛ" (mère) que comme "māyā" (matière cosmique, illusion). Le traducteur tibétain a choisi pour "mère", ainsi sacrifiant le sens de "māyā" tandis que la teneur générale du chant aurait requis plutôt ce dernier sens. Il y a d'autres exemples comme dans n° 39 ou "suiṇā" peut être interprété comme songe (supna) ou comme vide (suṇa). Le traducteur tibétain a choisi pour vacuité. Il y a le chant 38 où l'on trouve le mot "guṇe" qui peut être interprété comme "corde" ou comme "qualité". Même dans les traductions récentes [4], on trouve souvent corde, mais Kvaerne préconise qualité (p. 224) et en effet, le traducteur tibétain a choisi qualité (T. yon tan).
Le commentaire de Munidatta a également été traduit en tibétain (T. 'spyod pa'i glu'i mdzod kyigrel ba) et a sans doute été un outil privilégié pour aborder les Caryāgīti et l'intention de Saraha. Mais en lisant et en interprétant ces chants dans le sens très ésotérique (HevajraTantra, etc.) on s'éloigne du sens premier plutôt mystique et de la simplicité des images de ces chants qui semblent parler pour elles-mêmes. Je présenterai sur ce blog une traduction française des quatre Caryāgīti de Saraha principalement à partir du tibétain et sans tenir compte de l'interprétation ésotérique.
Saraha, en tibétain Danün (Wylie : mda' bsnun), est souvent représenté comme un fabricant de flèches (T. mda' mkhan), une flèche à la main. Le mot sanscrite "śara" signifie le roseau avec lequel on fabrique les flèches. La fabrication de flèches est essentiellement un travail de redressement. La flèche doit être aussi droite que possible pour qu'elle puisse voler droit au cible et l'atteindre. Les mots aux connotations "droit" et "direct" reviennent souvent quand on fait allusion à la méthode ou non-méthode de Saraha, comme on verra dans les traductions des quatre Caryāgīti.
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Image : enfant redressant une flèche
[1] An Anthology of Buddhist Tantric Songs: A Study of the Caryagiti
[2] Caryāgītikoṣa-vṛtti
[3] http://www.shin-ibs.edu/documents/pwj3-9/09Willemen39.pdf Il aurait traduit le commentaire entre 1310 et 1334, même source. Munidatta se situe également entre le 13ème et 14ème siècle.
[4] Hasna Jasimuddin Moudud, A Thousand Year Old Bengali Mystic Poetry
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