mercredi 2 juin 2010

Vikalpa, nirvikalpa et non-dualité


Dans son livre Buddhist Thought in India (Munshiram Manoharlal Publishersp. 61), Edward Conze définit le processus de la perception du canon Pāli en trois phases auxquelles correspondent trois types de signes (P. nimitta). Le signe comme :

1. objet de l'attention
2. base de reconnaissance
3. occasion de trance (anglais : "entrancement")

1. L'attention (S. smṛti) se tourne vers un stimulus (agent externe), ce que David Loy[1] appelle "le pur perçu " ("the bare percept"). Il y a un double aspect en ce que la sensibilité est stimulée et que l'on décide de se tourner vers cette stimulation sensorielle.

2. Ce qui est perçu est identifié comme un universel et nommé. Le "pur perçu" est identifié comme une "femme", une "table" etc avec toutes les connotations correspondantes.

3. Au troisième stade le perçu acquiert du sens. Les connotations sont élaborées et assorties de réactions émotionnelles et volitionnelles. C'est l'apparition de la soif (S. tṛṣṇa) et des affections (S. kleśa).

La stimulation sensorielle a le pouvoir de nous éloigner de la quiétude naturelle. Afin de nous rapprocher de celle-ci, différentes méthodes pour maîtriser les sens (S. pratyāhāra) par leur retrait ont été enseignées qui ont pour but de revenir au stade du processus de perception avant la déformation du "pur perçu" par les surimpositions (S. āropa). On s'arrête alors à ce qui est réellement perçu.
« Dans le vu, rien que le vu. Dans l’entendu, rien que l’entendu. Dans le touché, rien que le touché. Dans le goûté, rien que le goûté. Dans le senti, rien que le senti. Dans le pensé, rien que le pensé. »
(Bahiya Sutta Ud 1.10).
En revanche, quand ce processus se déroule "normalement" jusqu'au troisième stade et que le "pur perçu" est assorti de diverses connotations et de réactions émotionnelles et volitionnelles, il devient une "construction mentale" (S. vikalpa T. rnam rtog). L'absence de construction mentale est appelé "nirvikalpa" (T. mi rtog pa), ce que l'on traduit quelquefois par "non-pensée". Il ne s'agit pas d'une absence totale, mais du "pur perçu" sans aucun ajout ou surimposition.

Le préfixe "vi"[2] est un privatif qui porte le sens d'une discrimination, d'une dissociation, ce qui amène Daisetz Teitaro Suzuki à traduire "vikalpa" par "discrimination". Dans la philosophie indienne cette discrimination est discursive et appartient au domaine de la parole.

En effet, Bhartṛhari (Vème s.), auteur du Traité sur les mots et les phrases (Vākyapadīya), écrit[3] que "C'est à partir des mots que procèdent les choses. Ce sont eux qui créent les distinctions [dans le monde des phénomènes]." Pour lui la création du monde est essentiellement une différenciation de l'absolu indifférencié (S. avikalpita). Akṣapāda Gautama (VIème s.), le fondateur du système de logique Nyāya, définie "nirvikalpa" comme non-énonçable par la parole ou non-définissable (S. avyapadeśya T. bstan du med) et "savikalpa" comme "bien défini" (S. vyavasātyatmaka).




Les Prajñāpāramitā et Vimalakīrti adopteront une attitude moins craintive vis-à-vis des paroles et des constructions mentales. "Mais les sages ne s'attachent pas aux paroles et ne les craignent pas. Pourquoi? Parce que toutes les paroles sont sans nature propre ni caractère. Les paroles étant sans nature propre ni caractère, tout ce qui n'est pas parole est délivrance et tous les dharma ont cette délivrance pour caractère (S. vimuktilakṣana)."[4]

Ainsi c'est l'alliance de la connaissance perceptive et de la verbalisation qui conduit à la détermination des objets et "c'est à cause de l'objet que la pensée naît."[5] La perception "nirvikalpa" en revanche est "l'appréhension immédiate, la conscience pure, l'expérience sensorielle directe sans indifférenciation, non-relationnelle, libre d'assimilation, de discrimination, d'analyse et de synthèse."[6] Mais sans la discrimination elle se prive de la connaissance analytique (S. prajñā) et ne sera pas bien armé pour s'engager dans le monde.

Vikalpa et nirvikalpa forment un autre couple d'opposés. Dans l'approche nirvikalpa du Réel, on reste dans le domaine des opposés et l'on ne s'affranchit pas de la dualité sujet-objet. "La [véritable] saisie de l'objet est une non-saisie écartant les deux vues fausses du sujet interne et de l'objet externe."[7]
"Śāriputra : La délivrance (S. vimukti) étant inexprimable (S. anabhilāpya), je ne sais que dire à son sujet.

Devī : Les phonèmes prononcés par l'Ancien sont tous des caractères de délivrance. Pourquoi ? Cette délivrance n'est ni à l'intérieur, ni à l'extérieur, ni sans les deux : elle se trouve au centre. De même les phonèmes (S. akṣara) ne sont ni à l'intérieur, ni sans les deux : ils se trouvent au centre. C'est pourquoi, ô Vénérable Śāriputra, ne parlez point d'une délivrance qui soit à part des phonèmes. Pourquoi ? Parce que l'identité de tous les dharma (S. sarvadharmasamatā) constitue la noble délivrance.

Śāriputra : Mais n'est-ce pas la destruction de la concupiscence (S. rāga), de la haine (S. devṣa) et de l'égarement (S. moha) qui constitue la délivrance ?

Devī : C'est pour les égarés que le Buddha a dit : "La destruction de la concupiscence, de la haine et de l'égarement, voilà ce qu'on appelle délivrance". Mais pour ceux qui ne sont point égarés il a dit que la concupiscence, la haine et l'égarement sont par eux-mêmes (S. svabhāvena) délivrance."[8]
***

[1] David Loy, Nonduality, a study in comparative philosophy, Humanity Books, p. 44
[2] Gérard Huet : (privatif) loin de, en dehors de, privé de, séparé de, distingué de; en opposition avec — iic. (intensif) varié; intensifié; très | (péjoratif) mal.
[3] VP 3.14.198ab
[4] VKN III, §19
[5] Suvikrāntavikrāmin, p. 85, 15-86,5, Lamotte VKN p. 59
[6] Chandradhar Sharma, A critical Survey of Indian Philosophy, Motilal Banarsidas, pp. 194-195
[7] VKN IV, §14
[8] VKN, pp. 273-274

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