Le corps est la barque, le mental la rame
Tiens fermement la rame à l'aide du discours du guide authentique (Ap. sadguru)
En tenant fermement la conscience[1] (Ap. cīa), les bateliers
N'ont pas besoin d'autres expédients (S. upāya) pour aller vers la rive d'en face[2]
La descente en barque est [en fonction des] qualités du batelier (T. gru shing mnyan pa)
Tout en ramant, naturellement (S. sahaje) [3] il ne percevra pas les différences
Il y aura divers dangers qui entraveront son chemin
Il sera secoué par toutes les vagues de l'existence (S. bhāva)
[Mais] tantôt dérivant vers une berge, tantôt vers l'autre, il descendra le fleuve sauvage [4]
Saraha appelle cela l'absorption (S. samādhi) de l'espace (S. gagana)
Image : un batelier à Jaflong au Bangladesh
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[1] citta, l'ensemble psycho-physique corps-mental [2] au lieu d'aller d'une rive vers l'autre, du saṃsāra au nirvāṇa, celui qui écoute le discours du guide authentique suit le cours naturel du fleuve. Il s'agit de descendre le fleuve en se laissant porter par le courant, qui peut être fort par moments, et en évitant de dériver vers l'une ou l'autre rive. Les expédients (upāya), quels qu'ils soient, ont toujours pour objectif de traverser.
[3] 'tshogs shing 'tshogs pas. 1. joindre, rassembler 2. battre, frapper, briser. J'ai choisi le deuxième sens. Sahajẽ est ici un adverbe, "naturellement, sans effort", en tibétain "lhan cig skyes pas". Dans le tibétain "gzhan du shes" omet la négation de la version originale "jāu ṇa āṇẽ".
[4] « Bṛhadāraṇyak upaniṣad IV-iii-18 : Ainsi qu’un poisson nage en se dirigeant tour à tour vers les deux rives de la rivièré, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ainsi cet être lumineux, le Puruṣa, sempresse de regagner cet état, où tombant dans un sommeil profond, il ne ressent plus aucun désir et ne crée plus de rêve. » (108 Upanishads, Martine Buttex, p. 129)
Quelques remarques
Munidatta explique dans son commentaire qu'en tenant fermement la rame des instructions du Guru : "L'union du vajra et du lotus produit (srid pa S. bhāva) une masse d'eau (T. chu gter) au centre de laquelle [se trouve] l'essence (T. bdag nyid S. ātmakaṃ) des cinq gnoses. Comme celle-ci est libre de caractéristiques, la bodhicitta empirique (± matérielle) parfaitement purifiée est stabilisée (S. sthirī-kṛtya) et la barque du corps est détruite (T. shig pa) de façon définitive (T. mi 'gyur bar). Saraha dit qu'il n'y a pas d'autre méthode pour traverser l'océan de l'existence." Il introduit ainsi des éléments que l'on ne trouve ni dans les vers tibétains, ni dans la version apabhraṃśa.
Certaines traduction donnent aussi une charge haṭhayoguique aux derniers vers : "If you can row you boat against the current, then the boat will enter the sky" en français : "Si vous ramez votre barque à contre-courant, elle entrera le ciel" faisant allusion à la remontée du canal médian. Dans la version tibétaine, on ne trouve pas le sens de "contre-courant". Dans la version apabhraṃśa on lit : kula laï khara sonte ujāa. Munidatta : lai = grḥītvā khara-sontena. kara=rude (drag po). La racine "grḥ" signifie saisir. On ne voit pas le sens d'aller à contre-courant dans cette phrase, mais plutôt celui de tenir dans le courant ou de le saisir.
Quand on essaie de lire les Caryāgīti, en faisant abstraction du sens ésotérique qu'ils sont censés porter selon certains, la lecture devient plus simple et plus cohérente. J'ai en outre fait le choix partial de m'appuyer surtout sur le tibétain et de traiter ce texte comme un chant populaire, porteur d'un sens simple et cohérent.
Ainsi, quand il faut choisir entre "corde" et "qualité" pour guṇe, que le tibétain choisit "qualité", que l'importance de bien saisir la rame nous vient d'être expliquée, je préfère ne pas traduire par corde. Quand Saraha vient de dire que le batelier descend le fleuve en ramant naturellement et sans effort et que les derniers vers ne comportent pas d'indications qui vont dans le sens d'une remontée à contre-courant, je trouve plus cohérent de garder d'une déscente sans effort.
Version tibétaine (Wylie)
lus ni gru yi dum bu yid ni skya ba ste//
bla ma dam pa'i gsung gis skya ba 'dzin pa'o//
sems nyid brtan pa nyid du bzung gis gru pa rnams//
thabs gzhan gyis ni pha rol 'gro ba med//
gru ni 'bab pa gru shing mnyan pa'i yon tan yin//
'tshogs zhing 'tshogs pas lhan cig skyes pas gzhan du shes//
lam ni 'gog pa'i 'jigs pa rnam par 'ong bar 'gyur//
srid pa'i rba rlabs thams cad rnam par 'khrug par gyur//
pha rol tshu rol chu rgyun drag po rab tu 'bab//
sa ra ha yi zhabs kyis smras pa nam mkha'i ting nge 'dzin//
Version en apabhraṃśa
kāa ṇābaṛi khāṇḍi maṇa keṛuāla/
sadguru baaṇe dhara patabāla//
cīa thira kari dharahu re nāi/
ana upāye pāra ṇa jāi//
naubāhi naukā tāṇaa guṇe/
meli meli sahajẽ jāu ṇa āṇẽ//
bāṭata bhaa khāṇṭa bi balaā/
bhaba ulolẽ ṣaba bi boliā//
kula laï khara sonte ujāa/
Saraha bhaṇaï gaaṇẽ samāa//
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