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dimanche 28 juin 2020

Du bouddhisme éternaliste


"Choisir une bonne matrice humaine" (source illustration génétique cellulaire)

La théorie du pudgala (personnalisme, ou pudgalavāda), ou de l’individu indéfinissable (skt. avaktavya pudgala) avait été développée à partir de doctrines des écoles Vātsiputrīya et Sāṃmitīya. Cette « personne » ou porteur de fardeau n’était ni identique aux éléments ni différente. Ces écoles avaient besoin d’un porteur de fardeau, pour expliquer les transferts interexistentiels du karma. Le karma et la réincarnation étaient des croyances communes aux Renonçants (śramaṇa), et non spécifiquement « bouddhistes ». Le Bouddha n’a jamais « enseigné » le karma et la réincarnation, il a en revanche enseigné comment s’en libérer, tout comme il avait enseigné comment « se libérer » de l’ignorance, de l’illusion et des trois poisons.

Pour le transfert de karma, il faut un support, un porteur, un « corps spirituel », quelle que soit sa nature. Et voilà la boîte de Pandore ouverte. Le « corps spirituel » ne peut exister, ne serait-ce qu’un instant, sans support, avant de s’engloutir de nouveau dans un corps constitué d’éléments. La doctrine personnaliste précise bien que la personne n’est ni identique aux éléments, car elle serait susceptible d’anéantissement (P. uccheda), ni autre que les éléments, car ce serait s’investir dans l’extrême de l’éternalisme (P. sassata). On voit mal comment la doctrine personnaliste, avec son « corps spirituel » n’est pas pleinement investie dans l’éternalisme…

Une fois la « personne », porteur de karma et se ré-in-carnant sans cesse, admise, les spéculations sur son sort n’avaient plus de limites. L’instant[1] entre la mort et la naissance devient un stade intermédiaire, puis toute une existence intermédiaire (skt. antarābhava tib. bar do), le tout sans appui sur les éléments, hors sol, dans un monde imaginal. Au Tibet, le Cycle d’instructions dites du Bardo, consiste en tout un ensemble d’instructions ésotériques permettant à leurs adeptes (yogis) de ne plus être dupe du cycle d’existences, de piloter leurs « corps spirituels », et même de contrôler leurs futures réincarnations. C’est là qu’au moment de la conception ou lors d’une consécration, entre en jeu le « homonculisme », la branche génético-spirituelle des instructions ésotériques, qui s’apparente à l’alchimie, même s’il est réinterprété dans un sens bouddhiste ésotérique.

Dans le bouddhisme, l’être (la personne) à (re-)naître est souvent appelé « gandharva » (ou gandhabba en pāli[2]). Gandharva est également le nom d’une classe de deva musiciens, mais ce n’est pas ce sens dont il s’agit ici. La conception requiert le coït d’une femme avec un homme, et la présence d’un « gandharva ». Ce gandharva ne peut être qu’une sorte de « corps spirituel » porteur de karma ; la seule façon d’in-former la matière corporelle (skt. rūpa). Pourquoi tel gandharva s’associe plutôt avec telle femme et tel homme, et leurs matières génétiques ? Si à cause d’un karma spécifique, le gandharva doit s’associer avec des gènes défectueux (p.e. une malformation due à un mauvais karma) ou naître dans de mauvaises conditions, c’est bien sa charge karmique qui le pousse vers cette matière génétique, et ces parents.

Un sage siddha, qui ne subit pas sa réincarnation, mais qui la contrôle grâce aux instructions bouddhistes ésotériques, ne s’identifiera pas avec la « personne » à naître, mais prendra l’option « heruka ». Devenir un « heruka » requiert une consécration, constituée d’une série de diverses consécrations, à cause de l’apport progressif de nouveaux matériaux ésotériques au cours des siècles. Les consécrations « homonculistes », qui semblent au départ être un héritage siddha et kaula, sont celles dite « secrète », et celle dite « de la gnose de la sagesse (skt. prajñā-jñāna) ». La gnose concerne l’édification du heruka dit « causal », qui aboutira ultimement au heruka dit « du fruit ».

L’ésotérisme se veut une « science » spirituelle, qui sait manier l’Esprit et la matière, et qui en connaît et en maîtrise toutes les articulations. Il y a d’un côté les substances génétiques matérielles (bindu rouge et blanc), et de l’autre les « substances spirituelles » (« personne », « corps spirituel », « gandharva », ainsi que les in-form-ations quelles contiennent et qui vont former et animer la matière). Dans le rituel de la consécration « de la gnose de la sagesse (skr. prajñā-jñāna) », on retrouve donc ces différentes substances, qu’il s’agit de mixer conformément, pour une maîtrise complète, et pour l’accès à une continuité (immortalité), non fragmentée par d’autres états intermédiaires.

La consécration va transformer le gandharva en heruka causal, tout en purifiant, c’est-à-dire en transformant en « pur » (śuddha), en gnose, ce que le gandarva portait en fardeau impur. Une personne ordinaire est un gandharva habitant son corps. Sa perception d’elle-même et de son corps est celle d’une personne qui ignore (skt. avidyā) la gnose libératrice des tantras. Lors de la consécration, cette gnose lui est transmise. La gnose se superpose à, ou remplace sa perception ordinaire. Cette personne ne sera plus la même, sa vie ne sera plus la même, elle est comme née de nouveau. La perception ordinaire d’une personne est en fonction des idéologies qui ont cours durant le siècle où elle vie. Les tantras, composés au Moyen-âge, reflètent l’idéologie « ordinaire » de leur époque, et c’est celle qu’ils veulent transformer en une idéologie gnostique.

La science des corps ordinaires des tantras est celle de l’époque où ils sont apparus. Il ne faut pas confondre la réalité ordinaire de cette époque que veulent transformer les tantras, et qui est telle que la décrivent les tantras, et le monde symbolique dans lequel ils veulent faire naître l’initié. La nature décrite par les tantras est une nature enchantée et régie par des demi-dieux, des titans, des a-sura (tib. lha ma, ou lha ma yin), autrement dit les dieux anciens, pré-védiques. Les inventeurs des divinités des tantras respectent ces asura, en tant qu’agents de la nature, et leur donnent leur dû. Ils respectent leur idéologie et utilisent ou intègrent leurs mantras le cas échéant. Les tantras ont aussi leurs propres mantras, qui sont plus forts car participant de l’éveil, et qui impriment leur réalité pure sur la réalité « naturelle », ou remplacent celle-ci etc. Les rituels tantriques tiennent compte des rituels (et des engagements) plus anciens et des asura à qui ils furent destinés. Ils les intègrent dans leurs propres rituels.

Petite digression, c’est là que le bât blesse quand ces mêmes consécrations sont données à des initiés occidentaux contemporains, pour qui la perception ordinaire et la réalité « naturelle », ne sont pas celles de l’initié du Moyen-âge. C’est comme si on demandait aux initiés contemporains d’adopter d’abord l’idéologie médiévale indienne, afin que celle-ci puisse être transformée conformément par la suite… En principe, ou en théorie, le bouddhisme est censé prendre ses croyants tels qu’ils sont, et les conduire de là vers l’éveil. A cause du poids de la transmission traditionnelle, les bouddhistes ésotériques sont en fait invités à se mettre au niveau de la culture médiévale indienne, avant d’être initiés à des rituels qui transforment cette culture, mais tout en s’y appuyant, et ainsi en la perpétuant.

Nous sommes maintenant prêts pour aborder le rituel. Prenons le tantra de Hevajra, et de son partenaire Nairātmya. Nairātmya correspond à āli, les seize voyelles, dont elle est elle-même la première et la plus fondamentale : a. Elle-même, ainsi que les quinze autres yoginī-voyelles, correspondent aux seize phases de la lune. Elle symbolise la « plénitude universelle » (skt. mahāsukha), qui prend ici le sens de la Nature naturante (skt. sahaja)[3], y compris mythologique. Elle est symbolisée par la lune. Le yogi (Hevajra) représente les expédients (skt. upāya), les consonnes (kāli) et le soleil. L’union des deux (ālikālisamāyoga : lune et soleil, āli et kāli) engendre le maṇḍala, la réalité gnostique. La divinité principale (d’abord Nairātmya) est générée du sattvabiṃba (sattva étant la syllabe-germe et biṃba le symbole). La divinité principale (la Nature) crée son maṇḍala en union (vajra dans le lotus, ou la cloche) avec Hevajra. La partie création est l’œuvre de la Nature en-thous-iasmée.

Quand le yogi reprend rituellement la phase de création, il doit pour la suite se désidentifier de la forme féminine de Nairātmya, pour s’identifier ensuite à la forme mâle de Hevajra, afin d’accomplir rituellement l’union des mudrā (skt. mudrāsiddhi), vajra dressé. Son partenaire femme, est une mudrā, symbôle de la mahāmudrā. La consécration de la mahāmudrā (skt. mahāmudrābhiṣeka) est un autre nom pour la consécration de la gnose de la sagesse. Hevajra demeure dans la matrice de la Reine (Nairātmya) sous la forme de semence, qui n’est autre que plénitude. La plénitude et la semence prennent dans les yogatantras supérieurs la place de la vacuité et de la forme. L’Esprit se manifeste dans la Nature et par la Nature, et les deux sont indissociables. C’est « équivalent », à part que l’on introduise « habilement » des notions théistes, et leurs mondes associés, afin d’avoir accès aux siddhis, à l’immortalité, le Clan (kula) etc. C’est une couleuvre de taille qui est ainsi avalée en guise d’upāya.

Je laisse de côté ici des aspects plus intéressants et universels du Hevajra-Tantra, pour poursuivre ma recherche des éléments « homonculistes » et alchimiques très abondants. La Nature (Nairātmya), comme la lettre a, est sans forme, mais peut prendre n’importe quelle forme, porter n’importe quelle idéologie ou Verbe… Sahaja est tout l’univers[4]. « La forme de la divinité (skt. devatāyogarūpaṃ) à laquelle s’identifie le yogi n’existe qu’en tant que quelque chose à naître et qui est dépositaire de bras, visages, couleurs, etc. qui en outre émergent conformément aux imprégnations passées (skt. prākṛtavāsanā). »[5] On voit bien le côté fabriqué et bricolé du Tantra, qui ne cache même pas ses ficelles. En même temps, et surtout au Tibet, les tantras sont présentés comme des Révélations, à suivre conformément, et à pratiquer selon les observances et les règles de transmission. L’univers magique qu’il évoque était d’actualité pour les initiés de l’époque où il apparut.

Ainsi, les yogatantras supérieurs sont aussi, et peut-être surtout, une science appliquée à produire des gurus, des tulkus, des mandarins, et des magiciens, bref des personnes de pouvoir. Kublai Khan fut d’ailleurs initié au Hevajra Tantra par Chogyal Phagpa, le neveu de Sakya Paṇḍita.

Dans le Cakrasamvara Tantra[6], il est expliqué comment le yogi, au septième niveau (tattva) de la phase de création de Cakrasamvara, doit s’identifier à la goutte formée par la dissolution (laya) du couple divin. Cela fait suite à l’invitation des déesses des divers cercles (cakra) sous la forme de chants. Au neuvième tattva, le jñānasattva est invité, et au dixième tattva a lieu la consécration.[7]

On voit bien à travers ces spéculations tantriques, le Cycle du Bardo de l’école dite des « Anciens » et les transmissions aurales pour édifier un corps immortel, que l’Esprit (réifié) est présent dans le corps/la matière pour l’animer, l’informer, et finalement l’abandonner pour partir ailleurs. Quand on dit que les tantras ont revalorisé « le corps », il ne faut pas s’y tromper ; ce n’est pas du corps physique et mortel, ni de ses plaisirs et orgasmes, dont il s’agit. Ceux-là ne sont pas revalorisés. Au mieux, ce corps physique et ses articulations (tib. gnad skt. marman) avec le « corps spirituel » servent d’instrument à l’édification d’un corps immortel, indissociable du « corps spirituel » (l’âme).

Même si le bouddhisme ésotérique évite de mentionner le mot « âme », conscience incarnante et incarnée, etc. et préfère parler de « gandharva », on voit bien qu’il investit sans difficulté dans l’extrême de l’éternalisme (sassata), et s’éloigne ainsi du bouddhisme (et de sa voie du milieu et non-dualité), en devenant une religion à part entière. La « science » qui concerne les faits et gestes de l’Esprit », et toutes les sciences appliquées à toutes fins utiles, qui n’ont pas évolué depuis le Moyen-Âge, n’ont rien à voir avec les sciences telles que nous les concevons. Un véritable dialogue entre sciences spirituelles et les sciences semble à l’avance voué à l’échec.

Aussi, je suis assez perplexe quand je vois multiplier ce genre de dialogues, et inquiet quand je vois des projets, dans le cadre scolaire, qui ont pour ambition d’offrir aux bambins, aux enfants et aux adolescents un développement holistique qui comprend des cours sur les bardos… Projets soutenus par des tulkus, des moines et des rinpochés, mais aussi par des scientifiques, tel Dr. Matthieu Ricard, docteur en génétique cellulaire.

Matthieu Ricard a préfacé le « Livre des morts tibétain » publié par Philippe Cornu. Matthieu Ricard y écrit :
« Comme l’envisage le bouddhisme, notre conscience a vécu et vivra d’innombrables existences. »

« La continuation de la conscience après la mort relève, dans la plupart des religions, du dogme révélé. Dans le cas du bouddhisme, on se fonde sur l’expérience contemplative vécue par des êtres certes hors du commun, mais suffisamment nombreux pour que l’on prenne en compte leur témoignage, à commencer par celui du Bouddha. »
A la différence des religions, ce qu’enseigne le bouddhisme, et notamment le bouddhisme ésotérique tibétain sur la continuation de la conscience après la mort, serait basée sur de l’expérience, une expérience contemplative parfois qualifiée de « science de l’esprit ».

Dans son livre, Philippe Cornu, critique les diverses tentatives de réinterprétation et d’adaptation du Dzogchen et du Cycle d’instructions sur le Bardo, qui dilueraient leur teneur et pertinence. Si l’on n’est pas prêt à prendre au sérieux ces doctrines et/ou croyances, ainsi que la remise en question de nos certitudes occidentales qu’elles impliquent, elles ne pourraient pas nous servir de guide au « moment crucial », même au moment où nous aurions raté toutes les autres occasions pour nous éveiller après la mort pendant l’état intermédiaire.
« Au pire, [le yogi] pourra renaître en choisissant une bonne matrice humaine, ce qui permettra de poursuivre sa pratique dans la vie suivante et de parvenir finalement à l’éveil »[8].
Nous avons vu ci-dessus un petit aperçu de quelques méthodes pour réussir le choix « d’une bonne matrice humaine ».

Les élèves de l’école holistique « Abiding Heart Education » de Mingyur Rinpoché, où Dr. Matthieu Ricard est un des intervenants[9], auront sans doute plus de chance de s’en sortir pendant « ces moments cruciaux »[10] que leurs copains dans les écoles publiques françaises.

***

[1] La naissance à lieu le moment qui suit le décès du corps actuel.

[2] Voir par exemple le Mahātaṇhāsankhaya Sutta (Majjhima Nikāya).

[3] « Bliss is black, yellow, red, white, green, blue and all the things moving and fixed. Bliss is the Wisdom, the Means, the erotic union, existence and non-existence. Vajrasattva is known as Bliss. » Hevajra Tantra, The Concealed Essence of the Hevajra Tantra, G.W. Farrow, I. Menon, p.164.

[4] Sahajaṃ jagat sarvaṃ sahajaṃ svarūpam ucyate/ (44) II.2

[5] The Concealed Essence, p. 170

[6] The Cakrasamvara Tantra : the discourse of Śrī Heruka (Śrīherukābhidhāna), a study and annotated translation by David B. Gray.
Gray mentionne le commentaire de Vīravajra décrivant les quatorze réalités (skt. tattva) de la phase de création du Heruka, la septième étant la dissolution (laya) du couple divin en une goutte.

[7] Ācārya Vajrapāṇi explique dans les Instructions sur les étapes graduelles de la transmission du Maître (Guruparamparākramopadeśa D3716, P4539)

« Ayant parfait l'accumulation de mérite, le Heruka causal est généré à travers les cinq étapes de la manifestation (skt. abhisambodhi tib. mngon par byang chub lnga). Cela correspond à l'instant de la diversité (skt. vicitra) et à la joie. Pour faire sortir le cercle des asura (tib. lha ma skt. a-sura), le centre secret (sexe féminin) est consacré, puis suit le coït. L'expérience de l'essence de la plénitude produite par la bodhicitta sous la forme de semence au "centre du village du joyau du vajra" correspond à l'instant de maturation (skt. vipāka) et à la joie suprême (skt. paramānanda). L'être gandharva [l'âme à naître] qui s'est introduit entre les deux Ho rouges, qui sont de la nature du mahārāga, et des trois syllabes du Corps, du Verbe et de la Pensée, entre par la bouche, et le Seigneur et la Dame se fondent en lumière. Les deux gouttes (skt. bindu) se trouvant au milieu de la Lune et du Soleil, sont la nature lumineuse et le vide. La goutte qui touche la lune est la sagesse, et le vide. Celle au-dessus qui touche le soleil est la nature lumineuse, et les expédients. L'alliance indissociable des deux les scellent mutuellement, c'est l'Alliance. Elle correspond à l'instant sans caractéristiques (skt. vilakṣaṇa) et à la joie Naturelle (skt. sahajānanda). Par la force de l'aspiration (skt. praṇidhāna-vaśa), on prie Pukkasī et les autres déesses incommensurables de faire des chants vajra, et d'édifier le corps du Heruka du fruit. Cela correspond à l'instant de la consommation (skt. vimarda) et à l'absence de joie (skt. viramānanda tib. khyad dga'). »

[8] Le livre des morts tibétain, préface de Matthieu Ricard, poche Buchet/Chaste, p. 972-976

[9] Guest lecturers: Marjorie Theyer, Kathy MacFarlane, Dr Matthieu Ricard, Dr Richard Davidson, Dr Susan Davidson, Tawni Tidwell

[10] « Les textes principaux du Bardo Thödol se présentent précisément comme un guide de la voie de l’Eveil en ces moments cruciaux. » Cornu, p. 974

jeudi 28 janvier 2016

Kinnari are not what they seem...


Reliëf du Borobudur, représentant les kinnarī s'enfuyant, Manohara et le chasseur Halaka avec son lasso magique

Quand on met un doigt dans l’engrenage…

Les contes divins (Divyāvadāna) sont une anthologie de contes bouddhistes en sanskrit, qui pourraient avoir leur origine en des textes du Vinaya mūlasarvāstivādin, datant du IIème siècle. Bien que les contes eux-mêmes soient anciens, l’anthologie Divyāvadāna daterait du XVIIème siècle au plus tard.[1]

Un des contes, le Sudhanakumāra-avadana (tib. nor bzang rtogs brjod), raconte l’histoire de prince Sudhana et de la kinnarī (mi femme, mi oiseau) Manohara. Une version en pāli, le Pannasjataka, aurait été écrite par un moine bouddhiste à Chiangmai entre 1450 et 1470. On trouve d’autres versions au Cambodge, en Indonésie, au Japon, en Corée et en Chine dans le conte[2] de la tisseuse Zhinü (織女, symbolisant Vega) et du berger Nioulang (牛郎, symbolisant Altair.[3]

Dance Moley au Bhoutan
Le conte existe également en une version dansée en Thaïlande, appelée « Manorah Buchayan ». Et des éléments du Sudhanakumāra-avadana (tib. nor bzang rtogs brjod), sont également présents dans la danse bhoutanaise appelée « Pholey Moley » (Princes et princesses, tib. pho legs mo legs)[4]. Dans les civilisations himalayennes Manohara est d’ailleurs le plus souvent présentée comme une fille nāgā.

Le "chasseur Halaka" du Lac des cygnes...
Pavel Gerdt dans le rôle du prince,Saint-Pétersbourg, 1895. 
Pour ce qui est du conte, voici le résumé par Dr. Soekmono :
« Le Sudhanakumaravadana (les Saintes Actions du prince Sudhanakumara) fait l’objet des premiers 20 panneaux de la série inférieure de la première galerie. Ce récit est emprunté au Divyavadana. Il s’ouvre sur la rivalité de deux royaumes, celui du Panchala du Nord, qui est prospère, et celui du Panchala du Sud, qui souffre d’une grande pauvreté. Le roi du Sud découvre que le Panchala du Nord doit sa prospérité à un naga du nom de Janmachitraka, ami de son rival, qui lui assure des pluies régulières. Il décide d’appeler à son aide un puissant charmeur de serpents afin d’attirer le naga dans le Sud.
Le charmeur arrive, mais il est aussitôt tué par le chasseur Halaka, appelé par le naga. Pour le remercier, la famille du naga invite le chasseur et lui offre des bijoux d’une valeur immense. Un voyant pourtant conseille à Halaka d’accepter plutôt un objet appartenant aux naga, le lasso infaillible.
Un jour, Halaka se trouve près d’un grand étang de la forêt. Un ascète lui avait indiqué que la princesse kinnara Manohara y prenait son bain (kinnara veut dire oiseau humain). Il l’attend et la capture avec son lasso dès qu’elle s’approche, tandis que son escorte, effrayée, s’envole.
Apparaît alors le prince Sudhanakumara du Panchala du Nord avec sa suite de chasseurs. Halaka, pris sur le fait, est obligé de présenter sa belle captive au prince, qui en tombe aussitôt amoureux. Il entraîne Manohara au Panchala du Nord et l’épouse. Elle y vit heureuse.
Le prince Sudhanakumara choisit comme prêtre de sa cour (sct. purohita) un brahmane, ce qui tracasse fort le grand prêtre de son père, qui était inquiet pour son propre avenir. Lors d’une dangereuse rébellion, on conseilla au roi d’attacher son fils à l’expédition militaire qui se préparait. Le prince confia Manohara à sa mère et partit, ravi de recevoir l’appui du roi des Yaksa (les démons aimables), qui se joignit à l’expédition avec son énorme armée.
Pendant ce temps, le roi fit un rêve que le grand prêtre interpréta comme un mauvais présage : d’après lui, il fallait immoler un Kinnara. Le roi, désespéré, consentit au sacrifice, mais la princesse réussit à s’échapper avec l’aide de sa belle-mère. Elle s’enfuit à travers les airs pour se réfugier auprès de son père.
Dès que le prince Sudhanakumara, à son retour, eut rendu compte de sa mission à son père, il s’empressa d’aller retrouver sa Manohara bien-aimée. Sa mère lui raconta ce qui s’était passé en son absence et approuva sa décision d’aller chercher sa femme pour la ramener avec lui.
Le prince ne savait pas où commencer ses recherches. Il alla d’abord trouver le chasseur Halaka qui lui rappela l’ascète vivant près de l’étang. Effectivement, ce saint homme lui transmit un message de Manohara lui indiquant la route du royaume des Kinnara.
Après un long voyage, Sudhanakumara s’approchait de la capitale de ce royaume quand il rencontra un groupe de Kinnara portant de l’eau dans des jattes. Ils l’informèrent qu’ils portaient l’eau du bain de la fille du roi, Manohara. En guise de message, le prince laissa tomber sa bague dans l’une des jattes. Le roi Druma, père de Manohara, consentit à rencontrer Sudhanakumara à condition qu’il montrât sa valeur. Le prince fit la démonstration de son excellence au tir à l’arc et, par la suite, prouva son amour pour sa femme en la retrouvant au milieu d’un groupe de Kinnara qui lui ressemblaient trait pour trait.
Après un merveilleux séjour dans le royaume, le prince Sudhanakumara et Manohara furent autorisés à retourner dans le monde des humains. Ils furent chaleureusement reçus à Panchala. Peu de temps après, le prince était couronné et succédait à son père. Le jeune couple régna avec beaucoup de sagesse. Leur vertu et leur charité assurèrent la prospérité du pays. Ils firent des dons généreux à leurs sujets et leur bonne conduite s’exprima de mainte autre façon
. »[5]
L’influence des éléments ce conte, lui-même sans doute une version plus ancienne d’autres sources, semble très vaste. Quelques détails importants que l’on ne trouve pas dans le résumé du Dr. Soekmono. Ce n’est par hasard que le chasseur Halaka se trouve près du lac, où viennent se baigner les kinnarī. C’est un ṛṣi qui a raconté à Halaka que la princesse Manohara venait souvent se baigner dans le lac ensemble avec ses soeurs/dames de cour, au nombre de sept (le nombre des 7 planètes à son importance). Le chasseur Halaka capture Manohara, tandis que ces compagnes s’enfuient. Quand le prince Sudana la cherchera plus tard, il se rendra auprès du même ṛṣi, qui lui donna les instructions pour se rendre chez les kinnara, ainsi qu’une bague que Manohara lui avait remise.

Les éléments de ce conte sont très certainement plus anciens que le Sudhanakumāra-avadana qui n’est que son emprunt par les bouddhistes, et reflète (dans la surface du lac ou ailleurs) sans doute ce qui se joue dans le ciel, parmi les astres.

Olga Preobrajenska dans le rôle d'Odette et les cygnes, 1895.

Il n’est pas difficile de voir dans l’histoire du Lac des cygnes une autre version de l’histoire.

Waterhouse Hylas and the Nymphs Manchester Art Gallery 1896
Et un lac où des kinnarī atterrissent pour se baigner en se transformant en des beautés, fait penser au sort du malheureux Hylas, qui fut attiré au fond du lac par elles, au grand regret de son amant Héraclès. Tout comme Narcisse, il se trompa de direction, ce n’est pas vers le bas, mais vers le haut qu’il fallait tourner son regard. Kinnarī are not what they seem
« Dans la mythologie bouddhique et la mythologie hindoue, un kinnara est un amoureux exemplaire, un musicien céleste, mi-homme mi-cheval (en Inde) ou mi-oiseau (Asie du Sud-Est). »(wikipedia)
Elles sont le pouvoir de se transformer en de belles femmes. L’aspect amoureux et musicien les rapproche d’une autre catégorie d’être célestes, les gandharva. « Ils sont des esprits mâles de la nature, époux des Apsaras. Certains sont en partie animaux, le plus souvent oiseau ou cheval. » (wikipedia). Les kinnara et les gandharva semblent donc assez proches. La même proximité que les centaures et les Lapithes ?

Dans la mythologie grecque, les sirènes sont des êtres mi-oiseau, mi-femme. Mais dans la mythologie scandinave, elles sont mi-poisson, mi-femme. Ce sont des êtres ambivalents, capables de se transformer. Le côté mi-cheval mi-homme des kinnaras fait penser aux centaures. Et les centaures sont en fait des Lapithes, « un peuple mythologique de Thessalie célèbre pour son adresse à dompter les chevaux et par le combat victorieux[6] qu'il livra aux Centaures ». Ce peuple aurait pour ancêtre le dieu-fleuve Pénée.

La moralité de tout cela semble être gare aux lacs et aux femmes, qui peuvent très bien être mi-oiseau, mi-cheval, ou mi-poisson.

Un platonisant dirait que lorsque les beautés d’en haut se reflètent ici-bas dans notre réalité sublunaire, elles semblent comme transformées. En oubliant que la véritable source est en haut, et non pas en bas, Hylas et Narcisse ainsi que tous leurs adeptes se précipitent à leur perte. Et ce ne sont pas les beautés qu’ils retrouvent mais, des beautés difformes, mi-femme, mi-oiseau etc. qui leur révèleront que les « beautés » pourchassées sont des beautés déchues, sans vie, des reflets mort-nés susceptible de nous précipiter dans la mort. La « pensée de la chair » de Paul…

***

MàJ 20062016 Voir aussi les Chants de Milarepa, l'histoire où Milarepa reçoit la visité de huit pigeons, qui sont en fait huit déesses (phug ron lha'i bu mos mchod pa'i skor, p. 265, Chang, p. 89).

[1] Buswell, Jr., Robert; Lopez, Jr., Donald S. (2013). The Princeton Dictionary of Buddhism. Princeton University Press. p. 262. ISBN 9781400848058.

[2] Source wikipedia

[3] « Les deux étoiles, appelées Niou-Lang (le Berger) et Tsi-Nu (la Tisseuse) sont situées, la première à la rive orientale de la voie lactée (ou Tien-Ho, c'est-à-dire rivière du Ciel), et l'autre au bord occidental. D'après la vieille astronomie, elles ne se rencontrent qu'une fois par an et cette rencontre doit avoir lieu dans la nuit de la septième journée de la septième lune.
La légende prétend que le Berger était marié à la Tisseuse et que, pour les punir d'une faute commise dans la région céleste, — faute analogue au péché d'Adam et d'Ève — le souverain du ciel les sépara éternellement. Une seule fois par an, il leur permet de se voir un instant en franchissant le cours d'eau qui, pendant le reste de l'année, met une frontière infranchissable entre leurs amours. Encore ce jour-là les pies, emportant de la paille dans leur bec, vont-elles construire un pont à travers la rivière céleste, afin de permettre aux amoureux rationnés de passer à pied sec. J'ajouterai que, dès ce jour, les pies muent. Sur cette légende naturellement vinrent s'en greffer beaucoup d'autres. Ainsi l'on dit que la pluie qui tombe la veille de cette fête nettoie le chariot du ciel ; s'il pleut le jour même, ce sont les larmes de joie des deux amants ; si c'est le lendemain, ce sont les pleurs qu'ils versent sur leur nouvelle séparation
. » LES PLAISIRS EN CHINE, par le général TCHENG Ki-Tong (1851-1907), Charpentier, Paris, 1890, III+308 pages. Voir aussi la note de LA CHINE FAMILIÈRE ET GALANTE par Jules ARÈNE (1850-1903), G. Charpentier et Cie, éditeurs, Paris, 1883 (2e édition). 

« Niou lang le pasteur (capricorne), que par une fiction mythologique les astronomes chinois font l'époux de Che nuu, la tisseuse céleste (étoile Vega, α de la Lyre). Marquis d'Hervey Saint-Denys. »

[4] « Strangely enough, however, the only motif of the original story that has been retained in the Pholey Moley dance is that the princes go off to the war. Instead of being innocently accused, as in the original story, here the princesses blatantly commit adultery with the clowns during their husbands’ absence. When the heroes retum from the war and discover the infidelity of their spouses, they make them suffer for their indiscrétions by cutting off their noses. Later a doctor is called in to reattach the noses, a délicate surgical operation that is crowned with success only after a string of comic failures. » India and Beyond, Aspects of Literature, Meaning, Ritual and Thought, Edited by Dick van der Meij, p. 154

[5] Chandi Borobudur, Dr. Soekmono, p. 37-39

[6] « Lors de ses noces, le héros lapithe, prénommé Pirithoos, avait invité ses demi-frères, les Centaures. Comme les Centaures avaient abusé de vin, ils se comportèrent fort mal : ils voulurent violenter les femmes et la jeune épouse présentes au repas de noce. Les Lapithes et les Centaures s'affrontèrent. Le combat fut rude et sanglant. »

mardi 6 décembre 2011

La genèse d'un GPS post-mortem



La lignée royale Yar Lung du Tibet est dite avoir une double origine divine en le mariage du seigneur des dieux « Phywa » avec la reine-mère des dieux « dmu »[1].  Les tribus « Phywa » et « dmu » étaient deux des quatre tribus principaux, à l’origine de la famille royale de Yar lung, à laquelle appartenait le premier roi légendaire Nya khri btsan po. Les rois divins descendaient sur la terre à l’aide d’un cordon (T. dmu thag) ou une échelle (T. dmu skas)[2], pour y regner, et dès que leurs fils atteignèrent l’âge de treize ans[3], ils remontaient aux cieux. Pas de dieu psychopompe, mais une échelle. Mais le cordon céleste du roi Drigoum Tsenpo (T. Dri gum brtsan po) fut cependant coupé pendant un duel et il mourut, incapable de regagner les montagnes célestes. Désormais, les rois tibétains étaient des mortels, dont le corps avait besoin de rites funéraires et dont l’âme devait être reconduite aux cieux.

Le Bön ancien, tel qu’il est présenté[4], aurait été une religion centrée autour des rois tibétains et conduite par des prêtres appelés « Prêtres royaux » (T. sku gshen). La prospérité du pays étant dépendant du bien-être du roi, ils procédaient à des rituels particuliers pour protéger et prolonger la vie du roi. Après le décès du roi, ces mêmes prêtres célébraient les rites funéraires (T. bdur/dur) et conduisaient l’âme du roi vers les montagnes célestes[5].

Dans les argumentaires des écoles bouddhistes tibétaines, le Bön éternel figure parmi ceux qui croient à l’existence d’une âme, « bla[6] » en tibétain. Selon John Vincent Belezza[7], les premières mentions de gShen-rab Myi-bo (fondateur légendaire du Bön) sont dans le cadre de rituels de rachat de l’âme du défunt, dits rites de rançon (T. glud, byol), où il figure comme prêtre principal. Ces rites servaient à préparer l’âme du défunt à la vie post-mortem (p. 33). [8] L’âme du défunt était attirée (T. bla ‘gugs), rachetée par une rançon ou effigie (T. bla glud)[9] et rappelé (T. bla ‘bod). Ces rites anciens se retrouvent dans le bouddhisme tibétain sous forme de rituels pour reprendre l’âme contre une rançon (T. bla bslu), attirer la longévité (T. tshe ‘gugs) et guider (T. ‘dren pa) l’âme du défunt vers les mondes célestes. Dans les manuscrits funéraires retrouvés à Dunhuang, gShen-rab Myi-bo était dit préparer psychologiquement le roi moribond pour le guider après la mort. Il était évident que le rôle joué par les prêtres royaux et leur proximité de la cour royal, a dû leur donner un pouvoir certain, qui était peut-être menacé avec l’avènement d’une autre religion, le bouddhisme. Ce qui selon les chroniques Böns et bouddhistes n’a pas manqué de se produire. Les services rendus par les experts en prospérité (T. phywa pa) pour attirer la prospérité (T. phywa) ne se limitaient d’ailleurs pas qu’à la famille royale.

On peut dire que les prêtres « Bön » étaient en charge du cérémoniel royal, du bien-être physique et spirituel de la famille royale (entre autres par des rites de rançon), du culte royal, des rites funéraires et du guidage de l’âme du roi défunt vers les montagnes célestes. Le guidage de l’âme requiert évidemment la croyance en l’âme. Considérons donc ces éléments caractéristiques du culte royal du Bön ancien.

Une âme qui descend du ciel, qui y remonte et qui quitte le corps a dû logiquement d’abord entrer dans ce corps. La culture indienne a développé différentes théories quant à la façon d’entrer le corps au moment de la conception. Pour le Sāṃkhya, c’est le corps subtil qui sert de support à l’esprit qui s’y attache, comme « un odeur à un morceau d’étoffe ». Ce corps subtil transmigre d’existence en existence, jusqu’à ce l’esprit s’en dissocie par le biais de la connaissance. Les traités médicinaux ayurvédiques avancent un lien entre l’esprit et le corps, qui peut être de nature différente, y compris l’agir (karma)[10]. L’école Nyāya, n’admet pas de corps subtil et affirme une âme ubiquiste (T. khyab byed) qui entre le fœtus.  Pour le bouddhiste Vasubandhu c’est également l’effet de l’agir qui pousse non pas l’âme mais le gandhabba à entrer le fœtus.[11]

Qu’est-ce qu'un gandhabba ou gandharva (T. dri za, litt. Mangeur d’odeur par rapport à son état désincarné) ? A l’origine, les gandharvas étaient les musiciens des dieux, des dieux eux-mêmes mais de classe inférieure. Mais dans le bouddhisme, il désigne aussi l’être à naître. Le Bouddha a dit, dans un autre contexte toutefois[12], qu’il faut trois conditions à la conception d’un individu : l’union des parents, la fertilité de la mère et la présence d’un gandhabba (Assalāyana-sutta).  La question du support de l’être transmigrant a été sujette à discussion parmi les 18 sectes du bouddhisme ancien. En gros, il y avait le camp de ceux qui pronaient la nécessité d’un support physique (parmi lesquels les adeptes du Tout-existe (sarvavastivāda), et ceux pour qui ce support n’était pas indispensable (mahāsaṃgika, le futur mahāyāna). Ce qui transmigrait dans ce cas était quelquefois appelé « conscience » (S. vijñāna T. rnam shes), ce qui est en contradiction avec Majjhima Nikaya 38 (ci-après).

Pour Buddhagoṣa, le grand réformateur de l’école des Anciens (theravāda), il n’y a pas d’être intermédiaire qui passe 49 jours à chercher à s’incarner et il n’y a pas de conscience, mais des actes de conscience (citta) qui se suivent les uns aux autres dans un enchainement rendu possible par l’effet de l’agir (karma). A la conscience de l’instant de la mort suit un instant de conscience relais  (P. patisandhi citta) qui fait le lien avec l’instant suivant. Le theravāda utilise aussi le concept « d’instants d’inconscience »  (P. bhavanga-citta), ce sont les instants où il n’y a ni perception sensorielle, ni acte mental, ni intention négative ou positive. Des "blancs". Ils se produisent en série pendant le sommeil profond, puis intercalés à des instants de conscience au réveil.

Les bhavanga-citta, les blancs, sont dits d’être de même nature que l’instant de (in)conscience (citta) relais (S. patisandhi citta), après l’instant de la mort. Le premier instant (citta) qui le suit est un blanc (bhavanga-citta). Une vie humaine ne compte qu’un seul instant relais, mais de nombreux blancs. L’abidharma énumère 19 types d’instants relais et 19 types de blancs, qui sont tous les simples effets de l’agir (P. vipakacitta).[13]
« Quand l’instant relais cesse, il est suivi d’un instant de naissance (conforme, en fonction de la destinée), et d’instants de même type qui sont les effets du même agir, qui se manifestent comme des blancs ayant le même objet, et encore des instants de même type. Tant qu’un autre instant de conscience ne vient interrompre la série, elle peut se produire sans fin comme un sommeil profond etc. comme le courant d’un fleuve. »[14]
L’instant de naissance qui suit l’instant relais est comme l’écho à la suite d’un son, un effet éventuellement renouvellé, prolongé et récyclé par l’agir.
« [Sati le fils du pêcheur:] “Si je comprends bien le dhamma enseigné par le Bouddha, c’est la même conscience qui se promène et vogue à travers les différentes renaissances, pas une autre.”
[Le Bouddha:] “Qu’est-ce que cette conscience, Sati?”
[Sati:] “C’est ce qui parle, ressent et fait l'expérience ici et là des fruits des bonnes et mauvaises actions.”
[Le Bouddha:] “Tu as mal compris ; à qui m’as-tu jamais entendu enseigner le dhamma en ces termes? Tu n’as pas compris ; dans beaucoup de mes discours n’ai-je pas affirmé que la conscience apparaisse à cause de certaines conditions, parce que sans condition il n’y a pas d’origine de la conscience ?...
“Moines, la conscience est reconnue par les conditions particulières à partir desquelles elle apparaît.  Quand la conscience apparaît en dépendance des yeux et à des formes matérielles, elle est reconnue comme la conscience des yeux, etc… de la même façon que le feu est reconnu par la condition particulière de laquelle il dépend pour brûler – quand un feu est fait de buche, il est reconnu comme feu de buche.” [Majjhima Nikaya 38, i 258-9] »
Quand le bouddhisme arrive sur le sol tibétain et notamment à la cour royale tibétaine, ce sont deux conceptions sur la vie après la mort qui se rencontrent et qui vont s’influencer. Il y aura davantage d’âme (T. bla) dans le gandharva (T. dri za) et davantage de substance dans la « conscience » (T. rnam shes) qu’un simple instant relais et des blancs. Sati aurait été accueilli les bras ouverts au Tibet. Car ce sera bien la conscience/gandharva qui entrera dans la matrice au moment de la conception de manière invisible, comme une loupe fait prendre feu à de la paille[15].
« En premier, le sperme et le sang fertiles du père et de la mère,
Puis la conscience (T. rnam shes), sous l’effet du karma, des cinq affects
Et les cinq éléments qui s’assemblent à partir de là
Sont la cause de la formation [de l’embryon] dans la matrice. »[16]
A partir de l’abidharma, Vasubandhu avait développé davantage le processus de la formation de l’embryon, en le complétant de quatre façons d’entrer (S. garbhāvakrānti) dans la matrice. Mais il semblerait que le Sūtra de l’entrée dans la matrice[17] ait été traduit en chinois dès le 3-4ème siècle et que le Kangyur tibétain contient des versions de ce sūtra dans la section du Tibetan (T. dkon brtsegs S. Ratnakūṭa), qui auraient été traduits au milieu du neuvième siècle du chinois par le traducteur tibétain Cheudroub (T. chos grub).[18]

Les enseignements du Bardo puisent dans différentes sources pour constituer une véritable guide tibétaine de la conscience pour naviguer entre la mort, l’état intermédiaire et la réincarnation suivante. Un spectacle qui vaut le détour.

*** 


[1] Histoire de la religion Bön au Tibet (bsTan pa'i rnam bshad dar rgyas gsal ba'i sgron me) par sPa bstan rgyal, 1991.
[2] Dans les représentations tibétaines de la déscente de Tuṣita du Bouddha, on le voit déscendre en utilisant une échelle, comme ci-dessus.  
[3] Geoffrey Samuel, Civilized Shamans: Buddhism in Tibetan Societies, Smithsonian Institution Press, Washington 1993 p.441
[4] Bibliographie Bön sur THL 
[5] Site en anglais sur les livres des morts bouddhiste et Bön.  
[6] http://dictionary.thlib.org The bla is conceived of as a support upon which the physiological and intellectual aspects of life rest. It is thus considered the most important of the three physiological principles, which also include ‘respiratory breath’ (dbugs) and ‘vital force’ (srog). ‘Vital force’ is as essential as the bla, but ‘respiratory breath’ is perishable and therefore temporary in comparison with the bla. As life principle the bla pervades all parts of the body, but it depends upon ‘respiratory breath’ and cannot function without it. The bla is also regarded as one of the three intellectual principles together with ‘thought’ (yid) and ‘mind’ (sems). Dan Martin : Btsan-lha. 192-vol. Bon Kanjur CXX 299: brla yid sems gsum las med / brla yid sems la dbyig pa dang kha dog ma nges / yod pa yang ma yin med pa yang ma yin / dper na sems rta 'dra / yid mi 'dra / brla de gnyis kyis gsos 'dra / yid mi dang sems rta kha lo bsgyur / brla de zas 'dra ste med na 'chi dang 'tsho dang 'gro / sngon gyis bsod nams kyis rtsa dbugs yang dog gis sems che chung 'dra / snying dang srog rtsa'i nang na gnas nas... TR XV no. 2-3, p. 14b.
[7] gShen-rab Myi-bo His life and times according to Tibet’s earliest literary source, Revue d'Etudes Tibétaines Number 19 October 2010, pp. 31–118
[8] The Buddhist dead: practices, discourses, representations Par Bryan J. Cuevas,Jacqueline Ilyse Stone,Kuroda Institute p. 304
[9] Plus tard apparaîtront les offrandes « torma » de rançon (T. glud gtor)
[10] Les traités ayurvédiques Carakasaṃhitā et Suśrutasaṃhitā
[11] Religion medicine & human embryo Tibet
[12] ANĀLAYO REBIRTH AND THE GANDHABBA "The point of bringing up these three conditions in the discussion is that it cannot be said to which caste the being belongs that is about to be born. This then forms another argument against Brahminical caste presumptions. Thus the discourse continues: "Sirs, do you know for sure if that member of the] warrior [caste], or the Brahmin [caste], or the merchant [caste], or the worker [caste]?" 
[13] Site vipassana 
[14] Viśuddhimagga (XIV, 114)
[15] Tantras de médicine (T. gyud bzhi). Attribués à Yutok Yonten Gonpo « l’ancien » (T. gyu thog rnying ma yon tan mgon po 8ème siècle), mais réellement exploités, voir composés par un descendant de Yutok, Yuthok Yonten Gonpo « le nouveau » (T. gyu thog gsar ma yon tan mgon po) né en 1126.
[16] Tantras de médicine (T. gyud bzhi)
[17] Mngal du ‘jug pa’i mdo (S. Garbhāvakrāntisūtra). Pas de version en sanscrite.
[18] Marcelle Lalou, “La version tibetaine Du Ratnakuta,” 241–243. Chos grub (法成) était un traducteur sino-tibétain qui travaillait dans la région de Dunhuang au 9ème siècle. Il était aussi le traducteur du Sūtra des sages et des fous (T. mdzangs blun) du chinois en tibétain.