mercredi 27 novembre 2019

La sympathie universelle est elle sympa ?



Une des thèses principales du néoplatonicien Al-Kindi (801-873) est celle de la sympathie universelle ou de l’harmonie céleste ou universelle. L’harmonie totale des étoiles, qui ont chacune leurs propriétés par lesquelles elles influencent tout ce qui se passe dans les composants d’éléments en-dessous, à travers leurs rayonnement. L’auteur de De Radiis est musulman, son Dieu est absolument transcendant, ce qui permet au “philosophe des Arabes” de se vouer pleinement à la Nature et de tenter d’expliquer la marche de l’univers de façon philosophique spiritualiste.
L'harmonie qui unit tous les êtres [...] se manifeste par le rayonnement réciproque des astres et des corps élémentaires; elle règle le cours naturel des choses, mais donne aussi la possibilité d'accomplir des opérations magiques.” (article De radiis)
Les corps élémentaires sont tous les corps constitués des quatre éléments (eau, air, terre, feu). Au moment de la rédaction du texte, sept planètes étaient connues, hormis le soleil et la lune. Ces neuf corps célestes sont considérés comme les dieux principaux de l’harmonie céleste, chacun ayant son domaine de spécialité. Des facteurs divers règlent le rayonnement des astres : leur mouvement, la force de rayonnement (plus grande dans le cas d’une conjonction d’astres), l’angle de rayonnement, le lieu, le moment, etc. leur influence sur les corps élémentaires recevant le rayonnement est également en fonction de divers facteurs (forme, couleur, matière, lieu, moment, etc.). La totalité de l’harmonie céleste est à tout moment en parfait équilibre, chaque déséquilibre étant aussitôt compensé par un réajustement. La “magie astrale” permet de petites modifications dans cet équilibre/harmonie et ainsi d’avoir de l’influence sur “ce qui arrive”. Nous avons à faire à un déterminisme flexible.

Il y a le monde sidéral en haut et le monde élémentaire en bas. On trouve un modèle similaire dans le Mahāvairocana tantra avec son maṇḍala de la Foudre (vajra) et son maṇḍala de la Matrice (garbha). Le monde élémentaire est une image du monde sidéral, et de ce fait il peut également émettre des rayons en tant qu’image. Ce rayonnement va dans toutes les directions et remplit le monde. Le monde comprend l’ensemble des rayonnements, sidéraux et élémentaires.
Il ne peut exister au même moment, dans le monde, deux choses exactement semblables. S’il était donné à un homme de connaître toute la « condition » de l’harmonie céleste, il connaîtrait pleinement le monde des éléments et tout ce qu’il contient en tous lieux et en tous temps, c’est-à-dire qu’il connaîtrait le causé grâce à la connaissance de la cause ; réciproquement, si l’on pouvait connaître une chose de ce monde dans toute sa « condition », l’on découvrirait la constitution de l’harmonie céleste, c’est-à-dire la cause, à partir du causé. Car la plus humble chose dans le monde élémentaire est un effet de toute l’harmonie céleste.” (article De radiis)
L’ “omniscience” est donc possible à travers “la plus humble chose dans le monde élémentaire” grâce à la sympathie universelle. Le “petit monde” (microcosme, corps humain) permet la connaissance du “grand monde” (macrocosme) et vice versa. L’influence s'exerce aussi à distance. L’aimant (magnet) ne permet-il pas d’attirer le fer, et un miroir ne peut-il pas refléter ce qui est loin et ainsi le “rapprocher” ? A cause de cette influence, une causalité réciproque est possible.

Généralement, ce qui arrive dans le monde des éléments est causé par l’harmonie céleste. Pour Al-Kindi, ceux qui parlent de la contingence des choses n’ont simplement pas accès à toutes les connaissances et ne savent pas que les choses arrivent par nécessité (déterminisme). Le sage est celui qui à la connaissance du rayonnement des étoiles, de ses effets moteurs, et de la magie astrale. Les hommes ordinaires adaptent leurs désirs à ce qui est possible. S’ils ne croient pas que quelque chose est possible, ils ne la désirent pas. Les sages savent l’effet que peuvent avoir le désir et la volonté, et ne se laissent pas limiter par ce qui est “possible”. Ici, Al-Kindi semble être un précurseur de la pensée positive et de l'imagination créatrice des théosophes.
En effet, l'homme qui veut réaliser quelque chose imagine tout d'abord la forme de la chose qu'il veut imprimer par son action dans une certaine matière ; une fois l'image de la chose conçue, selon qu'il a jugé cette chose utile ou inutile pour lui, il la désire dans son âme ou la rejette. Par conséquent, s'il a jugé que cette chose était digne de son désir, il désire les accidents grâce auxquels cette chose peut venir à l'acte, selon l'opinion qu'il s'en est faite.

A cause de cela. l'esprit imaginatif a des rayons conformes à ceux du monde, et de la provient par conséquent son pouvoir de mettre en mouvement par ses propres rayons les choses extérieures, comme le fait le monde lui-même - supérieur ou inférieur - qui, grâce à ses rayons, meut les choses de mouvements variés. 6. De plus, quand l'homme conçoit par l'imagination une chose corporelle, cette chose reçoit une existence actuelle selon l'espèce dans l'esprit imaginatif. D'où il s'ensuit que l'esprit lui-même émet des rayons qui meuvent les choses extérieures, comme la chose dont il est l'image. L'image conçue dans l’esprit concorde donc en espèce avec la chose produite en acte sur son modèle, par une opération volontaire, naturelle, ou les deux à la fois.” (Livre De radiis).
En ce qui concerne la magie astrale, Al-Kindi explique que l’image mentale et réelle se suivent parce qu’elles sont de la même espèce (sympathie universelle). Il faut cependant ajouter le désir (2) à l’image mentale (1), ainsi que la certitude de l’effet futur (3). Pour l’instant, cela reste limité au domaine psychique. Il faut encore y joindre la parole (mantra) (4) et le geste (mudrā) (5) : le langage parlé et l’opération manuelle (p.40).

En fonction de ce qu’on veut faire arriver, il faudrait choisir des jours où le rayonnement de telle planète ou de telle constellation a le plus d’effet pour donner force au “rituel”, et pour qu’il réussisse (siddhi). Al-Kindi entre en détail pour expliquer la puissance des mots et leurs modalités, c’est le chapitre le plus long du livre. prières, supplications, adjurations, malédictions, conjurations, litanies de noms. Toute ressemblance avec l’approche du véhicule des mantras n’est sans doute pas fortuite.

Les quatre derniers chapitres traitent des “figures” (yantra ?), “des symboles tracés avec des règles précises et strictes, comme les pentacles” (note du livre), des “images” (talismans), des “sacrifices” et du début des actions (rituels).
Les sacrifices sont un élément assez fréquent du rituel magique dans l’antiquité, et l’usage en a persisté, surtout dans la magie noire. Ce n’est pas le cas ici, apparemment, et dans une démonstration qui se veut rationnelle, il faut trouver ce qui peut justifier de tels actes. La doctrine de la sympathie fournit une excellente explication. Les sacrifices ont une efficacité particulière, surtout les sacrifices d’animaux, parce que l’animal est un microcosme du monde élémentaire ; ce monde dépendant du monde céleste, l’animal, lui aussi, participe à l’harmonie. Vivant, il agit par son rayonnement propre sur les autres êtres élémentaires ; sa mort violente provoque une mutation contre nature lorsqu’il est immolé rituellement par un homme ; la matière du monde, ainsi bouleversée, est disposée à recevoir un mouvement et une forme inusités selon le cours normal de la nature ; ceci, non seulement en raison de la place éminente de l’animal dans le monde élémentaire, mais parce que l’homme lui-même est le microcosme par excellence, semblable à l’univers. Le sacrifice d’un animal offert par un homme double donc le pouvoir de celui-ci sur la matière ; il est beaucoup plus efficace que les autres offrandes sacrificielles, telles l’encens. A qui s’adressent les sacrifices, et quelle peut être leur valeur? Ceux qui croient à l’action des esprits, et à leur pouvoir sur la matière élémentaire pensent que les sacrifices attirent leur faveur. Opinion invérifiable, dit l’auteur ; cependant, même si cette croyance est fausse, il est possible qu’un sacrifice reçoive quelque vertu, grâce à l’harmonie céleste. On offre des sacrifices divers à Dieu, et les hommes croient que cela le rend bienveillant. Opinion évidemment fausse; néanmoins, si le sacrifice est offert selon les rites, l’effet désiré peut être produit en recevant les rayons de la cause céleste.”
Plusieurs éléments intéressants ici. Pour Al-Kindi, il est impossible de s’adresser directement à Dieu pour essayer de l’influencer. Dans la magie antique on s’adressait aux daimons, les agents de la Nature, ou aux corps célestes représentés de façon anthropomorphe. Les sacrifices d’êtres vivants ont été adaptés dans certains cas. Nous savons que Confucius était favorable au maintien des sacrifices danimaux, mais que ce n’était pas le cas de certains de ses disciples (Tse-kong). Dans le bouddhisme vajrayāna, les sacrifices d’animaux ont été remplacés par des offrandes de tormas (dmar gtor), des gâteaux sacrificiels, peints en rouge. Au vu de la loi de la sympathie universelle, c’est sans doute un pis aller.

Al-Kindi, n’étant pas un polythéiste et respectant l’interdiction de l’idolâtrie, ne pouvait pas s’adresser aux daimons, comme le recommandait le théurgiste néoplatonicien Jamblique (env. 250-330). Pour ce dernier le lien le plus commun entre les hommes et les dieux ou le divin étaient les “daimons”. La magie d’Al-Kindi est une “magie naturelle”. Les dieux mineurs “daimons” (archons, du grec archon (ἄρχων, pl. ἄρχοντες) qui signifie chef ou seigneur) peuvent servir d’intermédiaire entre le sacrifiant et le divin, mais les magiciens peuvent aussi s’adresser directement à eux, en faisant appel à leur supérieurs. Ils rendent service en échange d’encens, des offrandes de nourriture et de sang, d’alcool, et des fumigations.

Al-Kindi montre comment on peut être un musulman et croire en Dieu, tout en pratiquant la magie, à toutes fins utiles, pour essayer d’influencer l’harmonie céleste dans son avantage. A cause de la transcendance du Dieu de l’Islam peut-être, il pouvait se vouer à la Nature, dans ce cas l’harmonie céleste, à la façon d’un philosophe, voire d’un scientifique puisqu’il parle de “la machine du monde” (I.2), et qu’il essaie de décrire le processus de la magie astrale, sans faire intervenir activement des dieux (corps célestes) ou des daimons, en tant qu'entités par leur volonté, comme c’était le cas dans la magie astrale néoplatonicien. Il est ainsi engagé dans une “magie naturelle”, précurseur de la science empirique.
Cette idée s’impose à partir du moment où l’on pense pouvoir donner une explication naturelle, presque scientifique, des phénomènes que l’on croyait jusqu’alors être l’œuvre de démons qui auraient été les seuls connaisseurs des secrets de la nature. La magie naturelle admet que les hommes peuvent, eux aussi, connaître les vertus occultes des choses. L’aide des démons n’est pas nécessaire pour utiliser les virtualités secrètes, cachées dans le sein de la nature.” ( Le voile dIsis, Hadot, p. 122-123)
Les pratiques de magie astrale dans le vajrayāna dans le cadre des tantras, en revanche, sont restées au niveau de la “magie antique” et néoplatonicienne. Ces pratiques sont actuellement faites en France par des adeptes du bouddhisme tibétain. Al-Kindi justifie sa pratique façon “magie naturelle” de la magie astrale par la sympathie universelle, qu’est-ce qui justifie de nos jours la pratique façon “magie antique” atténuée de la magie astrale par les bouddhistes tibétains occidentaux ?

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