jeudi 30 octobre 2014

Un mariage de mandalas



Le bouddhiste ésotérique Kukai (774 - 835), fondateur de l’école Shingon au Japon, fut un disciple du maître chinois tantrique Keika-ajari (Huiguo, 743-805), lui-même disciple du maître Tanzhen, à son tour un disciple d’Amoghavajra (705-774). Huiguo reçut également les initiations du « mandala de la Matrice » et du « Mandala du vajra » de l'École Tantrique du maître Xuanchao, disciple du maître indien Shubhakarasimha (637-735). Amoghavajra fut le disciple de Vajrabodhi (669-741).
« A trente-et-un ans il se rendit au sud de l'Inde où il apprit auprès du maître déjà très âgé Nāgajñāna [Nāgābodhi ?[1]], disciple du bodhisattva Nāgārjuna, le Sūtra du pic du vajra (Vajraśekharasūtra), les Méthodes de dharanis de Vairocana et d'autres soutra du mahāyāna, ainsi que des œuvres concernant les cinq savoirs (pañcavidyā), il reçut les onctions (abhiṣeka) des cinq branches tantriques. » (wiki)
Les deux textes principaux de l’école Shingon sont logiquement le Kongôtchô-kyô (S. Vajraśekhara Sūtra) et le Daïnitchi-kyô (S. Mahāvairocana sūtra). Le maṇḍala de la Matrice est dérivé de la traduction chinoise Mahāvairocana-sūtra par Subhakarasimha et le maṇḍala du Vajra de la traduction chinoise par Amoghavajra. Il existe des versions tibétaines de ces deux textes. Du Sūtra du pic du vajra[2] (Vajraśekhara Sūtra[3]), il existe une version canonique intitulée gsang ba rnel 'byor chen po'i rgyud rdo rje rtse mo (Vajraśekharamahāguhyayogatantra), ainsi qu’une version dans le canon des Anciens, intitulé rdo rje rtse mo 'dus pa'i rgyud. Il existe plusieurs versions du Mahāvairocana sūtra ou tantra. Malgré leurs noms ces deux textes appartiennent d’ailleurs à la classe des tantras.

L’existence quasi-simultanée de ces textes dans plusieurs pays, nous donne une bonne idée de l’universalité du bouddhisme ésotérique et de son contenu au 7-9ème siècle. Ce contenu semble se centrer sur l’idée d’un maṇḍala universel (mahāmaṇḍala), contenant les deux maṇḍala dits “de la Matrice” (S. garbha(koṣa)dhātu J. taizōkai) et “du Vajra” (S. vajradhātu J. kongōkai). Dans les temples Shingon, le maṇḍala de la Matrice est représenté sur le mur de l’est et celui du Vajra sur le mur de l’ouest. Le maṇḍala de la Matrice symbolise “la matière et les cinq éléments (terre, eau, feu, air, éther), la matrice, le soleil levant, la compassion, le féminin.”[4] Et le maṇḍala du Vajra “la conscience, sixième élément de l'univers, le vajra, le soleil couchant, l'enseignement du dharma, le masculin.”[5] Nous retrouvons notre couple primordial Esprit-Matière, avec le masculin représentant l’Esprit et le féminin la Matière/Matrice(s), c’est-à-dire les éléments.

Le Sūtra (ou tantra) de Mahāvairocana est un dialogue entre celui-ci et Vajrasattva, où cette méthode est enseignée. « En opposition au Mahā Vairocana Sūtra qui expose les principes de l’enseignement, le Vajraśekhara Sūtra consiste essentiellement en instructions concernant la pratique. Le maṇḍala du Vajra (sk : Vajra Dhātu ; ch: Jingangjie 金刚界; ja : Kongo-kaï), apposé au mur ouest des temples, en est une représentation.”

Le maṇḍala de la Matrice représente la jeunesse du bouddha solaire Mahāvairocana et le maṇḍala du Vajra sa parfaite réalisation.[6] Dans les deux maṇḍala on trouve des groupes de huit bodhisattvas entourant un bouddha. On retrouve l'idée du couple de maṇḍala se faisant face sur les murs opposés d'un monastère, que l'on avait déjà vu en Chine où (au monastère de Yuan, Bhaiṣajyaguru (T. sangs rgyas sman bla) fait face à Amitābha ou Tejaprabhā. Et on y retrouve l'opposition jeune soleil, soleil couché, et l'est et l'ouest.

C’est l’union de ces deux maṇḍala, qui constitue le maṇḍala universel (mahāmaṇḍala) de Mahāvairocana, bouddha cosmique. Le symbolique de ce mariage entre Ciel et Terre, le maṇḍala du Vajra et le maṇḍala de la Matrice, le principe masculin et le principe féminin a dû se concrétiser rituellement dans d’autres tantras[7]. La pratique (mahāyoga) de ce tantra-ci consiste à réintégrer les “trois mystères” (Corps, Parole et Esprit) du mahāmaṇḍala de Mahāvairocana.

Le Guhyasamaja tantra fut traduit en chinois entre 930 et 1000. Dans la lignée de transmission que présente Tsongkhapa (15ème s.)[8] figure de nouveau Nāgārjuna, mais cette fois-ci nous voyons apparaître Saraha comme son maître. Pour les tibétains, Chandrakīrti (7ème s.) était un disciple direct de Nāgārjuna (2ème s.) de qui il aurait reçu le Guhyasamaja. Cela serait confirmé par Bhāvyakīrti dans son commentaire de ce tantra, mais pour toute preuve il est cité un louange adressé à Rāhula[bhadra] (considéré comme un autre nom de Sahara), à Nāgārjuna et à Chandrakīrti (600 – env. 650). Cependant Vajrabodhi (669-741), qui avait fait des études à Nālandā, étudié auprès de Nāgajñāna, disciple de Nāgārjuna le siddha, et qui avait étudié les oeuvres de Chandrakīrti pendant quatre ans ne semble avoir connu ni le Guhyasamaja, ni le commentaire composé par Chandrakīrti.

Les deux maṇḍala du Mahāvairocana ont peut-être évolué en les deux phases du Guhyasmaja, la phase de génération et la phase d’achèvement, la première étant nécessaire pour passer à la deuxième. Et c’est au cours de la deuxième que l’union est réalisée, progressivement (krama)…
“[Āryadeva adds] in the Integrated Practices, which extensively elucidates the intention of the Five Stages [Caryāmelāpakapradīpa]: “Alienated individuals such as us, through our beginning- less habitual investment in the variety of outer things, are involved in the habitual investment in conceptual thinking by the cause of the (reificatory) instincts for intrinsic realities in such [things] as existence and non- existence. one and many, duality and nonduality, neither existence nor non-existence, permanence and impermanence. Thus if they learn the samadhi of the perfection stages, must they practice according to the usual stages? Or may they spiritually realize those instantaneously through the personal precept of the mentor?” The Vajra Master replies, “Practice entering by stages, and not suddenly."[9]
Et Tsongkhapa souligne ensuite qu’Āryadeva affirme ainsi qu’il n’y a pas d’autre accès à l’éveil simultané que par la pratique progressive. S’ajoute à cela que l’accès simultané est suspecté d’être une approche chinoise, interdite depuis le concile de Lhasa. Saraha cum suis tombaient à pic en proposant un accès simultané avec une AOC indienne, mais cela restait un accès simultané quand-même, susceptible de décourager les débutants de passer par l’accumulation de mérite. Dromteunpa en avait bien prevenu Atiśa, quand celui-ci voulait enseigner les distiques de Saraha.

Ce que les auteurs des hagiographies “trilogistes” et sans doute les inventeurs du “principe essentiel” (snying po’i don) semblent proposer est une solution qui pourrait réconcilier tout le monde, où l’on marie les accès graduel et simultané, vāmācāra, dakṣiṇācāra…et où l’on raconte comment cela est arrivé et surtout que telle fut l’intention de Vajradhara dès le départ.

***

[1] La lignée (Shingon) des 8 grands patriarches (Fuho-Hasso 付法八祖) 1. Mahavairocana (Dainichi-Nyorai 大日如来) 2. Vajrasattva (Kongō-Satta 金剛薩埵) 3. Nāgārjuna (Ryūju-Bosatsu 龍樹菩薩) - reçut la transmission du Mahavairocana Tantra de Vajrasattva à l'intérieur du stupa de fer dans le sud de l'inde 4. Nāgābodhi (Ryūchi-Bosatsu 龍智菩薩) 5. Vajrabodhi (Kongōchi-Sanzō 金剛智三蔵) 6. Amoghavajra (Fukūkongō-Sanzō 不空金剛三蔵) 7. Huiko (Keika-Ajari 恵果阿闍梨) 8. Kōbō-Daishi (弘法大師) (wiki Shingon)

[2] A ne pas confondre avec le Sūtra de l’escarpement de diamant. « D’autant que le Vajradhātumaṇḍala qui sert de point de départ pour les maṇḍala utilisés dans le Jin’gang jun jing 金剛峻經 (« Sūtra de l'escarpement de diamant ») a été réalisé d’après le célébre grand sūtra / tantra, Jin’gang ding jing 金剛頂經 / Vajraśekhara, « Sūtra de la pointe de diamant » (Titre abrégé pour Jin’gangding yiqie rulai zhenshi she dasheng xianzheng dajiaowang jing 金剛頂一切如來真實攝大乘現證大教王經 / Sarvatathāgatatattva saṃgraha mahāyānābhisamaya mahākalparāja, T. 865) dont le traducteur en chinois n’est autre que Amoghavajra. Le titre Jin’gang jun jing a été volontairement imaginé pour inciter à le confondre avec le Jin’gang ding jing, ou au moins pour montrer qu’il appartient au même groupe du Vajraśekhara. En somme, on peut qualifier le Jin’gang jun jing de tantra apocryphe fabriqué dans la région de Dunhuang. »

[3] Sarvatathāgatatattva saṃgraha mahāyānābhisamaya mahākalparāja, (T. 865) traduit par Amoghavajra

[4] Source wiki

[5] Source wiki

[6] Source

[7] Une image, une idée se développe graduellement, les développements ultérieurs se greffant sur des éléments plus ancien. Le Mahāvairocana Tantra pourrait être vu comme un développement visionnaire du Gaṇḍavyūha (de l'Avataṃsaka Sūtra). Voir Mcmahan.

[8] Tsoṅ-kha-pa Blo-bzaṅ-grags-pa: Brilliant Illumination of the Lamp of the Five Stages (Rim lnga rab tu gsal ba'i sgron me) Robert Thurman

[9] Thurman, p. 95

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