Devenir tout et le Coeur de tout... (photo : Be something wonderful) |
J’avais écrit un blog (L'incrémentation comme indicateur chronologique, 18 janvier 2011) pour présenter l’idée d’une potentielle inflation des nombres dans les différentes catégories dans les doctrines bouddhistes, notamment ésotériques. Il n’est pas exclu que cette “inflation” ait également pu jouer un rôle dans l’origine des “Six yogas”. La plus célèbre série de “Six yogas” est celle de Nāropa, mais il y aussi les “Six yogas” de Lavapa (alias Kambhala, Titre des instructions : lwa ba pa'i zhal gdams skor chos tshan drug), de Niguma[1], de Sukhasiddhi etc.
Les “Six yogas de Nāropa”, tels que nous le connaissons, concernent (je reprends tout simplement les traductions françaises habituelles) 1. la chaleur intérieure (tib. gtum mo) 2. le corps illusoire (tib. sgyu lus) 3. la claire lumière (tib. ‘od gsal) 4. l'état de rêve (tib. rmi lam) 5. l'état intermédiaire (tib. bar do), et 6. le transfert de la conscience au moment de la mort (tib. ‘pho ba).
L’idée de base générale des “Six yogas” est de transformer l’expérience illusoire de l’état de veille, de l’état du rêve et de l’état du sommeil, en rejoignant le “quatrième état”, qui les transcende. On peut donc concevoir une méthode spécifique (“yoga”) pour remédier à “l’illusion” spécifique de chaque état, ainsi qu’une méthode (non-méthode) pour rejoindre le quatrième état, que j’ai comparé à " une basse continue " de la pensée éveillée (blog La méditation continue dans L'amas de joyaux 31 mars 2013). Dans cette optique, les deux derniers yogas (bardo[2], et transfert de la conscience), plus tardifs, viennent un peu comme un cheveu sur la soupe.
Selon la tradition, Nāropa (1016-1100) aurait reçu les “Six yogas” de son maître Tailopa (988-1069). Ils sont énumérés dans un texte intitulé Instruction des six dharma (skt. saddharmopadeśa tib. chos drug gi man ngag Toh. 2330), attribué à Tailopa. Dans ce texte, il est précisé que Tailopa aurait reçu respectivement les yogas du 1. Corps illusoire et de 2. la Claire lumière de Nāgārjuna, celui de 3. la “Chaleur interne” (skt. caṇḍalī tib. gtum mo) de Caryapa, celui du 4. Rêve de Lvavapa et ceux de 5. l'État intermédiaire (tib. bar ma do’i srid pa skt. antarābhava et du 6. Transfert de conscience (tib. ‘pho ba skt. citta-saṃkranti) de Sukasiddhi.
Dans la deuxième partie de sa Vie de Nāropa, Von Guenther fait part de ses réflexions au sujet des Six yogas de Nāropa. En parlant de l'entrée dans le corps d'un autre ("Resurrection" tib. grong ‘jug skt. grāmapraveśa[3]), il mentionne comment les maîtres de la lignée Kagyupa avaient regroupé les deux pratiques du transfert de la conscience à la mort (tib. 'pho ba) et de l'entrée d'un corps en un seul " Transfert de conscience ". Pour combler le manque ainsi causé par rapport au nombre 6 des Six yogas de Naropa, ils auraient ajouté la pratique de l'état intermédiaire post-mortem (tib. bar do)[4]. Ce regroupement était selon Von Guenther causé par une certaine gêne : en incorporant les instructions de l'entrée dans le corps d’autrui dans la pratique du transfert de la conscience vers un champs de Bouddha, on se débarrassait d'une pratique qui, hors contexte, pourra être considérée comme de la magie noire. Von Guenther remarque encore que Nāropa lui-même semble avoir été impliqué dans la magie noire et que certaines pratiques auraient été expurgées ultérieurement (à partir de Gampopa). Ce thème resurgit dans un chapitre des Chants de Milarepa (voir mon blog Réchungpa, l'enfant terrible de Milarepa 19 juin 2016). Selon les hagiographies Rechungpistes[5], Nāropa aurait reçu de Tailopa quatre des Six yogas : le corps illusoire, le rêve, la claire lumière et la (śakti) Féroce (skt. caṇḍalī tib. gtum mo)[6]. “Nāropa” y aurait donc ajouté deux yoga supplémentaires (bar do et ‘pho ba).
Au départ, sans doute dans le Māṇḍūkya Upaniṣad, le sens de la syllabe AUM (oṃkāra) est dit traverser les trois “états de la conscience”, et le silence qui suit est dit être comme l'état turīya de libération. Il y a une similarité avec l’idée bouddhiste des trois temps et d’un “quatrième” élément qui est “le quatrième qui est l’égalité des quatre temps” (tib. dus bzhi mnyam pa nyid) ou "le temps de l'égalité" (tib. mnyam pa nyid kyi dus). Ce quatrième élément transcende les trois temps dans leur égalité.
"Quand on discerne le quatrième tempsLa tradition shivaïte y ajoute un cinquième élément (turyātīta), l’état au-delà du quatrième état, ou bien le “cinquième état de conscience totale”. D’un point de vue bouddhiste (voie du milieu), l’idée d’une conscience totale (qui seule existerait), est clairement éternaliste et investi dans l’extrême de la permanence en posant une conscience totale, comme réalité ultime. D’ailleurs, même l’idée d’ “états de (la) conscience” est déjà ambivalente, et on voit bien que dans certaines approches du bouddhisme ésotérique, il n’y a plus guère de différence avec la tradition shivaïte. On pourrait dire que le quatrième état transcende les trois “états” de conscience, et que le cinquième état est à la fois transcendant et immanent aux trois états et à toute expérience. Entre Śiva et Vajradhara (présent dans les 14 niveaux[12]), il n’y a pas beaucoup de différence. Et Vajrapāṇi, le récipiendaire du MNS, est indissociable de Vajradhara (tib. rdo rje ‘dzin pa[13]).
Même le nom du temps n'existe plus." (rGyud kyi rgyal po chen po rdo rje bkod pa kun 'das rig pa'i mdo Toh 831)
Le projet de la Voie du Milieu qui ne s’investit en aucun extrême (skt. apratiṣṭhāna-madhyamaka, tib. dbu ma rab tu mi gnas pa), est le dépassement des trois temps, dans l’égalité des trois temps, et il en va de même pour les quatorze niveaux (bhūmi), mais là nous entrons dans un domaine cosmo-mythologique.
Le projet tantrique consiste donc aussi à transcender les trois “états de conscience”, tout en restant présent (immanent) en chacun. Il y a de toute façon une Continuité entre la cause/base, le chemin et le fruit. Le titre du Mahāyānottaratantra Śāstra/Ratnagotravibhāga, un des cinq Traités de Maitreya, a parfois été traduit par "The Sublime Continuum" ou "The Changeless Nature", etc. Cela ressemble à une “Conscience” qui comprend les états de conscience, et qui est à la fois transcendante et immanente. Cette Conscience (positive) est considérée “divine”, représentée par un dieu (Śiva) ou un Bouddha primordial (ādibuddha). L’approche et la réalisation de cette divinité (“Conscience totale”) sont enseignées dans le cadre d’un tantra, et les yogas associés à ce tantra, doivent conduire à l’atteinte de la “Conscience totale” (le quatrième, l’au-delà du quatrième). Ils en sont les moyens ou les techniques (upāyamarga).
Les quatre, cinq ou six yogas (dont le nombre et le contenu peuvent varier) sont donc les techniques tantriques correspondantes à cet objectif. Aux quatre premiers (voir ci-dessus) s’ajoutent deux yogas plus éternalistes, qui peuvent varier : le yoga des états dits intermédiaires, et initialement le transfert de la conscience sur un autre corps, qui a été ultérieurement remplacé par le transfert de la conscience au moment de la mort.
Il faut préciser que l’intégration des états intermédiaires (trois) visés par le yoga sont : 1. l’état intermédiaire entre la naissance et la mort (tib. skye shi bar do), 2. l’état intermédiaire du rêve (tib. rmi lam bar do) et 3. l’état intermédiaire du devenir (tib. srid pa’i bar do). Le premier (1) est le corps en chair et en os, résultat de la maturation karmique, le deuxième (2) est le corps subtil qui est un mélange du souffle vital (skt. prāṇa) et de pensée (skt. citta) et le troisième (3) est le corps mental (skt. manomaya) du gandharva (l’être désincarné allant vers une nouvelle naissance). Trois états qui correspondent, selon la tradition bouddhiste, à une réalité physique, verbale et mentale et aux trois niveaux du triple monde, sensible, forme et sans forme. Les états intermédiaires des Six yogas ne sont pas le système des six états intermédiaires, tels que les avait introduit Karma Lingpa ( (1326–1386), qui est nettement plus éternaliste.
Le yoga restant du transfert de la conscience conçoit celle-ci clairement de façon dualiste comme une entité transférable. Il y a le corps et il y a l’esprit, qui, en vue de son “transfert” peut être imaginé sous forme d’un corps dit “subtil” sous différentes formes. Cette “conscience” peut se détacher du corps, pour être transférée dans un autre corps (tib. grong ‘jug) temporairement ou définitivement, dans le Coeur d’Amitābha, dans une Khecarī, etc., au moment de la mort. Tous ces yogas se pratiquent donc dans le cadre de consécrations tantriques, de la pratique d’une divinité de yogatantra supérieur, et sous la direction d’un guru indissociable de la divinité et de la transmission.
Si l'on considère l'évolution du bouddhisme indien dans son ensemble, ce qui semble avoir “commencé” (il y a évidemment aussi une évolution préalable) par une méthode de réintégration de la division des trois temps en “l’égalité des trois temps”, a dans certains systèmes évolué (par emprunt, influence, etc.) en une méthode susceptible de dépasser et intégrer les trois états de la conscience dans “le quatrième état”, qui à son tour est intégré dans un “cinquième état”, intégrant le quatrième état, et permettant ainsi une conscience à la fois transcendante et immanente. Cette “Conscience totale”, étant à tout point “théocompatible”, a pu être mariée assez aisément avec des cultes divers, ici tantriques en occurrence.
Je me pose parfois la question si les “six yogas”, dans la mesure où ils visent le dépassement et l’intégration des trois “états de conscience”, auraient pu être possibles sans passer par des initiations tantriques, mais l’objectif même des yogas marque déjà le passage à un dualisme éternaliste, qui peut être à minima ou à maxima.
Quand Droukpa Kunleg (1455-1529) posa la question suivante à un de ses premiers maîtres, Lama bSod nams mChog ldan[14] “Comment pratiquer les Six yogas au niveau de la conscience non-duelle (tib. rig pa) ?[15]”
Celui-ci répondit : “Lorsque la conscience non-duelle est laissée dans son état naturel, et que l’énergie karmique cesse d’elle-même, c’est Caṇḍālī (la pratique énergétique). Quand l’énergie karmique a cessé, et que le corps apparaît comme un reflet dans un miroir, c’est le Corps illusoire. Si l’on n’attribue pas de réalité à ce qui apparaît, c’est le Rêve. Les reflets (tib. gsal bya) étant sans fin (aniruddha) et vifs, c’est la Claire lumière. Errance (saṃsāra) et Extinction (nirvāṇa) ne pouvant être déterminés, c’est l’état intermédiaire (tib. bar do). Tout objet-sujet transféré dans l’absence de saisie [dualiste], c’est le Transfert.”[16]
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[1] Dans le Annales bleus, Nigouma, matriarche de la lignée Shangpa, déclara par ailleurs que “ ces doctrines [=les six yogas de Nigouma] sont seulement connues par moi-même et Lavapa. “.
Note de l’article Seeking Niguma de Sarah Harding : “The Blue Annals (Deb ster ngon po) by Gö Lots›wa Zhonnu Pal (1392-1481): “chos drug gi gdams pa ‘di rnams shes pa nga dang lwa ba pa ma gtogs med “ (vol. 2:856). In the translation, Roerich inserts Kambalapāda as another name for Lavāpa, though this identity is not certain in this case. The statement in Khyungpo Naljor’s life story is in Shangpa texts, vol.1:92 (f.17b4).”
[2] “Les instructions sur l’état intermédiaire de [la] série de six [de Lavapa] concernent trois états intermédiaires : la méditation (tib. bsgom pa’i bar do), le devenir (tib. srid pa’i bar do) et l’état intermédiaire “ qui est naturellement présent “ (tib. rang bzhin gnas pa’i bar do), quand la pensée individuelle est spontanément reconnue comme le Corps réel (skt. dharmakāya)” Les six yogas de Lavapa
[3] Phung po'i grong la rnam shes 'jug pa. « Grong » signifie village (grāma), un groupement de maisons. Dans cette expression, les cinq constituants psychophysiques (skandha) sont comparés à un village, dans lequel entre « le principe vital ». Mais de quelle nature est ce principe vital ?
[4] P. 201. Cette information provient d'un texte sur la lignée orale : la table de matières des vers-vajra de la lignée orale (snyan rgyud rdo rje'i tshig rkang gi sa bcad ma rig mun sel zhib mo bkod pa Vol. KHA p. 6b)
[5] The Life of the Mahāsiddha Tilopa, Fabrizio Torricelli and Acharya Sangye T. Naga, p.34-35
[6] The Life of the Mahāsiddha Tilopa, p.34-35
[7] L’Amṛtakaṇikā-āryanāmasaṃgīti-ṭippaṇī de Sūryaśrījñāna (tib. 'grub thob nyi ma dpal ye shes) (Wayman), qui serait en fait Raviśrījñāna, un commentateur du Kālacakra Tantra, et auteur de l’Amṛtakanikā. (source : Study Guide to the Namasamgiti, edited and tabulated by Phillip Lecso. Quelques oeuvres de cet auteur :
l'Amṛtakaṇikā-ṭippaṇī de Raviśrījñāna.
Le Guṇabharaṇīnāmaṣaḍaṅgayogaṭippaṇī de Raviśrījñāna
[8] Traduit en français par Patrick Carré sous le titre Le tantra du choral des noms de manjushri : Commenté par Vimalamitra.
Cette instruction fut donné par le Bouddha à Vajrapāṇi et son entourage. Celui-là même qui avait triomphé sur Śiva. Dans la tradition bouddhiste ésotérique, triompher sur Śiva, etc., c’est “dompter” ses adeptes et sa doctrine, souvent en l’intégrant et l’adoptant.
[9] "In the M-N-S, VI, 18, the phrase "Buddha with five-body nature," is commented: "with five-body nature of waking, dream, deep sleep, the fourth, and beyond the fourth." The term "pervading lord" of the verse is explained: "because pervading the states of child, etc., with the nature of bliss." Chanting the Names of Manjushri, The Manjusri-Nama-Samgiti, Sanskrit and Tibetan Texts, Alex Wayman
[10] “ l’Essence au-delà du Quatrième état, dans laquelle ne règne que la Splendeur, l'évidence même, la Conscience absolue ‘ plus haute encore que ce qui n'a pas d'autre que soi ' (niruttaratara).” Lilian Silburn, Hymnes Aux Kali La Roue Des Energies Divines
[11] Wayman, p. 6
Voir aussi mon blog L'incrémentation comme indicateur chronologique 18 janvier 2011
« 1. la transformation de la conscience de base en l'intuition du grand miroir (S. mahādarśa-jñāna) 2. la transformation du mental (S. manas en tant que notion du soi) en l'intuition égalisatrice (S. samatā-jñāna) 3. la transformation de la perception mentale (S. manovijñāna) en l'intuition attentive (S. pratyavekṣanā-jñāna) et 4. la transformation des cinq perceptions sensorielles en l'intuition agissante (S. kṛtyānuṣṭhāna-jñāna)[5]. C'est le nombre enseigné dans les Cinq traités de Maitreya et c'est celui qu'utilise Gampopa[6] (12ème siècle). Une autre version "Yogācāra" semblerait exister[7] avec une série de cinq intuitions, la série ci-dessus plus l'intuition du Réel (S. tathatā-jñāna) ou intuition du dharmadhātu. Cette nouvelle intuition sert d'appui à une doctrine dans laquelle la conscience primordiale (T. rig pa) est en essence le dharmakāya, défini comme la pure vision de l'intuition[8]. »
[12] Pour une correspondance cosmo-mythologique. Extrait du Commentaire de Chomden Raltri (1227-1305) : Du chemin de l’accumulation au onzième niveau, toute lumineux, il y a treize niveaux. Comme dans le mantrayāna secret, il y des bouddhas même au-délà, on l’appelle “le quatorzième niveau”. On retrouve cela dans des textes tels que Les Instructions orales de Mañjuśrī. Dreaming the Great Brahmin, Kurtis R Scheffer p.165
Guenther dit qu’on arrive à ce chiffre en faisant en additionnant les six niveaux du monde des désirs, les quatre niveaux du monde des formes et les quatre niveaux des mondes sans formes. Chez les Jains, ce monde s’appelle le siddhaloka et c’est une sphère de désincarnés, appelés siddhas.
[13] Voir DKG n° 89 ji ltar phyi rol de bzhin nas// bcu bzhi ba'i sa la rgyun du gnas// lus med lus la sbas pa ste// gang gis de shes de yis grol bar 'gyur// 89.1 Comme à l’extérieur, ainsi à l’intérieur. 89.2 [L'essence cachée naturelle] est continuellement présente comme "le quatorzième niveau” 89.3 le sans-corps "habite" le corps 89.4 Celui qui sait cela, se libèrera par cette connaissance".
[14] Disciple de rGyal dbang rJe Kun dga' dpal 'byor, 2ème Droukchen (1428-1476).
[15] Chos drug ‘di rig thog tu nyams su ji ltar bzhed gsungs/ de la ngas ‘di zhus/ rang rig pa so mar bzhag pa dang*/ las rlung rang ‘gags su ‘gro bar ‘dug pas gtum mo/ las rlung ‘gags pas lus me long nang gi gzugs brnyan ltar snang bas sgyu lus/ snang bzhin du ma grub pas rmi lam/ gsal bya mi ‘gags par hrig ge ‘dug pas ‘od gsal/ ‘khor ‘das gang du yang ma grub pas bar do/ gzung ‘dzin thams cad ‘dzin med du ‘phos pas ‘pho ba yin par ‘dug zhus/
ngo bo khyab gdal du gcig pa la/ so sor ma ‘dres pa zhig byung na/ rten ‘drel yang de ka yin gsungs/
[16] Voir aussi la traduction de R.A. Stein, Vie et chants de ‘Brug-pa Kun-legs le yogin, p. 58-59
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