mercredi 10 novembre 2021

Tantra et sécularisme ?

Extrait de la BD "Man of Peace" p. 165

Les tantras sont des patchworks, ou des “bricolages” selon David Barton Gray, qui emprunte ce terme à Levi-Strauss[1]. Ce sont des compositions avec des éléments très hétéroclites, qui peuvent s’y ajouter au cours des années, voire des siècles. Les tantras sont centrés autour d’une divinité, qui dans le bouddhisme est considérée comme une manifestation du Bouddha cosmique, une sorte de lokapuruṣa façon bouddhiste, dont le cosmos, indissociable de lui-même, est le maṇḍala. Ces tantras ont pour objectif de prendre en main toute la vie (la mort et l’après-mort) des adeptes afin de la transformer, en les faisant entrer dans leur maṇḍala, dans leur univers, et de s’identifier à celui-ci et au Bouddha cosmique.

Ils peuvent tout englober et tout intégrer, pour organiser et améliorer la vie de leurs adeptes. Notamment grâce à l’incorporation des “sciences” de leur époque ou d’époques anciennes, voire de l’Âge d’or. Les tantras sont apparus au Moyen-Âge indien, chinois, tibétain, dans des mondes “enchantés”, c’est-à-dire des mondes régis par des dieux et des démons, agents de la Nature, chacun spécialisé dans un domaine. Pour régler un problème de santé, de finances, de fertilité, de descendance, de possession, etc., il fallait faire faire des rituels dédiés à l’agent correspondant. Toute cette Science est incorporée dans un tantra. Les rois, ayant besoin d’experts en tout, on trouvait souvent des “mantrins” ou des “mandarins[2]” à la cour. La gouvernance (à l’aide d’astrologie, de divination, de cérémoniel, etc.) aussi est une science pouvant être incorporée dans les tantras. Les tantras proposent un modèle de gouvernance, où un représentant de la divinité/Bouddha cosmique trône au centre du maṇḍala.
Ronald Davidson, dans Indian Esoteric Buddhism, traite du bouddhisme ésotérique d’une perspective sociale, économique, politico-militaire et religieuse. Dans le moyen-âge indien de nouveaux modèles, féodaux, de royauté émergente et la partie rituelle confiée à des officiants brahmanes, śivaïstes ou bouddhistes selon les cas. Davidson a pointé les ressemblances entre la consécration du roi et la consécration du disciple tantrique[3]. La carrière du bodhisattva se termine traditionnellement dans le monde de Tusita, où le futur bouddha sera consacré. Dans le bouddhisme ésotérique, qui se dit fulgurant (vajrayāna), ce processus est accéléré et l’état de bouddha est accessible à travers une consécration calquée sur celle du roi.” Blog Tantrisme et mandarins 25 mai 2011

Selon mon interprétation des témoignages, tous ces rituels et ces ritualistes, médiévaux et modernes, hindous ou bouddhistes, partout en Asie, fonctionnent ou fonctionnaient avec un corpus bien défini de composantes liées génétiquement, et toutes, en dernier ressort, de fabrication indienne. Elles comprennent des mantras, des mudrā et les visualisations, c'est-à-dire des incantations en sanskrit (et la façon dont elles sont prononcées), certaines postures des mains prédéfinies et des formes prescrites d'imagerie mentale. Ces visualisations formalisées dictent également le contenu de l'art exubérant qui illustre partout la culture rituelle tantrique.” (Strickmann[4])
Illustration du livre de Johan Elverskog

Selon Johan Elverskog, l’auteur de Buddhism and Islam on the Silk Road, les pays et régions où le tantrisme jouait un rôle important, formaient ce qu’il appelait le “bloc tantrique” et recouvrait grosso modo les zones géographiques “de la Mongolie à Bali, du Cachemire au Japon” (Strickmann, p. 24), entre le Califat et “la méditerranée bouddhiste”.

Les invasions musulmanes en Inde avait conduit des maîtres tantriques à s’exiler[5], en fuyant vers le “bloc tantrique”. Les musulmans s’offusquaient de "l'idolâtrie" du bloc tantrique. Cette hostilité était en partie responsable du développement de l’imaginaire du Kālacakra tantra et de l’utopie de Shambala.
Bien qu'une grande partie du Kālacakra tantra soit clairement anti-musulmane, il contient également des évaluations positives de l'islam. Les bouddhistes louent notamment la doctrine musulmane de l'égalité et son rejet total du système des castes. Les musulmans sont également respectés pour leur férocité et leur héroïsme au combat, ainsi que pour leur monogamie et leur souci d'hygiène.” (trad. aut., Elverskog[6]).
Le Kālacakra Tantra est peut-être le tantra qui représente le mieux la culture et la vision géopolitique religieuse (“Pax Shambala”) du bloc tantrique. Une vision théocratique, où le roi est un dharmarāja, un monarch “illuminé”, un chef à la fois religieux et séculier. La révolution communiste chinoise a mis fin au projet tantrique collectif du bloc. Le projet a été poursuivi en exil. La Chine communiste “matérialiste” fait naturellement partie de la liste des “ennemis du dharma”. La réactualisation du Kālacakra Tantra en exil sert évidemment en premier à motiver le peuple tibétain en exil autour de son leader, mais sa nouvelle interprétation universaliste avait aussi pour but de “transformer le monde entier en Shambala” (Thurman 8:00) autour des thèmes de l’altruisme, la compassion et de la responsabilité universelle (“La bienveillance est ma religion”).

Certes, le Kālacakra Tantra s’est ultérieurement aussi doté d’un appareil de “guerre intérieure" (Vajrayoga, tib. rdo rje rnal ’byor yan lag drug pa), comme c’était le cas d’autres tantras, mais ce n’était pas son objectif initial. On a vu que des maîtres tibétains en exil, et pas les moindres, ont dû prendre des initiations complémentaires pour compléter la transmission dont ils étaient les détenteurs. Quand le Kālacakra Tantra est donné en Occident au grand public, ce n’est pas cet aspect-là qui est accentué, mais la simple connexion avec ce Tantra (projet) (“graines karmiques”) et avec la personne qui donne l’initiation.

Extrait de la BD "Man of Peace" p. 164

Le projet de la paix mondiale et de l’Âge d’or de la “Pax Shambala” du Kālacakra Tantra convergent dans le Prix Nobel de la Paix de 1989. Le Dalaï-lama défend une “éthique séculière universelle”, est-ce que celle-ci sera réellement compatible avec les projets millénaristes du futur Kalki ou Rigden (tib. rigs ldan) de Shambala ? Les initiés occidentaux du Kālacakra Tantra (“initiation de bénédiction”) savent-ils ce qu’implique cette bénédiction et lesgraines karmiques plantés dans leur continuum (skt. saṃtāna tib. rgyud) ?

Ou bien, tout cela est-il à prendre au sens symbolique et à interpréter ?

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[1] "[Le bricoleur se servant de la pensée mythique] est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées; mais, à la différence de l'ingénieur il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet: son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les “moyens du bord”, c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures." Pensée sauvage, 1962, p. 26-33

[2] Le mot mandarin désigne un haut-fonctionnaire chinois, un conseiller du roi, un ministre. Ce mot vient du sanscrit « mantrin » lui-même dérivé du mot « mantra ». Un mandarin était donc à l’origine « un conseiller du roi et possesseur de puissants mantra ».

[3] Indian Esoteric Buddhism, p.122

[4] Mantras et mandarins, le bouddhisme tantrique en Chine, Michel Strickmann, nrf, p. 24

[5] "One important factor in this development was, oddly enough, the Muslim invasion of India. It was this event that set in motion the brain drain of tantric masters that ushered in both the withering of Buddhism in India and the simultaneous growth of the Dharma in Tibet." Buddhism and Islam on the Silk Road, Johan Elverskog

[6] "although much of the Kalacakratantra is clearly anti-Muslim it also contains positive evaluations of Islam. In particular, the Buddhists praise the Muslim doctrine of equality and its complete rejection of the caste system. Muslims are also respected for their ferocity and heroism in battle, as well as their monogamy and their attention to hygiene." Buddhism and Islam on the Silk Road, Johan Elverskog

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