jeudi 16 décembre 2010

Traduction : chant de Kodrakpa



Cyrus Stearns a publié un beau petit livre avec une collection de chants de Kodrakpa Seunam Gyaltsen (ko brag pa bsod nams rgyal mtshan 1170-1249). Ce maître, natif de la région de Dingri, était dit impossible à classer dans une seule lignée. Stearns le considère comme un lama "rimé" (non sectaire) avant la lettre. Il faut préciser que le 12ème siècle et le début du 13ème siècle furent des temps non-sectaires où l'on ne pensa pas encore en termes de lignées et où il était normal de fréquenter différents maîtres avec des transmissions diverses. Geu lotsāwa, qui vivait dans une époque où la généalogie des lignées était en plein essor, est incapable de dire si Kodrakpa appartenait à la lignée Kagyupa[1].

Le maître Sakyapa Mangteu loudroup gyatso (mang thos klu sgrub rgya mtsho 1523-1596) écrit qu'il pratiqua les instructions du Dakpo Kagyu (transmission de Gampopa), de la tradition Zhama[2]) et du Chemin et le fruit (lam 'bras) de la lignée Sakyapa.[3] L'hagiographie utilisée par Stearns mentionne la rencontre de Lama Nyeu[4] (gnyos chos kyi gzi brjid 1164-1224) qui lui donna l'ordination majeure ainsi que des instructions qui pourraient être relatives à la pratique de Vajravarāhī et la Mahāmudrā. Quand Kodrakpa pratiqua Vajravarāhī il finit par voir sa face. Un peu plus tard, il eut aussi une vision de Saraha qui lui inspira un superbe chant (n° 19 dans la série).

Dans le chant (n° 12), dont je présente ici une traduction française à partir du tibétain, le terme "réalité intime ou du Coeur" (T. snying po'i don S. hṛdayārtha) tombe, qui est emblématique des instructions venant d'Advayavajra. C'est un chant qui a pour but d'inspirer les destinataires à se tourner vers l'intérieur, vers la pratique spirituelle. Il est aussi poignant et radical que les chants des Kadampa.

Nous n'avons pas ou plus l'habitude de cette tonalité qui nous paraît rabat-joie, voire morbide et à fort relents "judéo-chrétiens". Il ne faut pas y lire une apologie de la mortification par des héros ascétiques. C'est une simple invitation à regarder au-delà ou au-deçà des apparences et pour cela il faut que notre appétit incessant de celles-ci soit apaisé au moins un instant. Ensuite, quand la réalité intime (S. hṛdayārtha) se révèle, il faut s'y accoutumer ou se familiariser avec comme dit Kodrakpa dans son chant.

Pour Kodrakpa ces instants pouvaient quelquefois durer 24 ans (Stearns p. 10) et il était capable de survivre qu'avec de l'eau fraîche indiquée par une femme nāga locale, mais ce ne sont que des détails.

Voici le chant (pour une version annotée, cliquez sur le lien indiqué plus bas)

Namo guru

(Ensuite, j'avais écrit ceci pour aider à réduire les velléités de ceux qui réifient les apparences existentielles et s'y attachent.)

Quand on appréhende une essence (S. ātma) dans les groupes d'appropriation (S. skandha)
On a beau adresser des prières aux dieux du monde
Ils ne pourront pas nous garder de l'inquiétude existentielle
Dévouez-vous plutôt aux trois joyaux divins

Si l'on ne considère pas tous les autres comme des parents
On a beau prendre soin de trois fonctionnaires et de quatre amis
Ce ne sera pas en accord avec la pratique spirituelle
Dévouez-vous dans ce cas plutôt à un guide et à des condisciples

Si l'on ne sait pas être heureux quand on est seul
Etre en société nous causera de la distraction
Et les propos confus et les passions perturberont la conscience
Restez plutôt vigilants (S. apramāda) dans un endroit solitaire

Quand on n'a pas su développer le contentement
Les possessions (S. bhoga) et les fréquentations (S. saṃsarga) nous ferons tourner en rond
Même quand on est prospère on n'est pas obligé de toujours consommer
Préservez-vous plutôt de vous attacher aux biens matériels

Quand on ne connaît pas le principe fondamental (S. tathātva) de façon définitive
On a beau se consacrer au bien d'autrui avec une connaissance livresque
Ce ne sera toujours qu'un ignare qui en guide un autre
Familiarisez-vous plutôt avec la réalité intime (S. hṛdayārtha)

Si le progrès spirituel fait défaut
On a beau avoir un comportement et des actions conformes
Ce n'est pas cela qui fera surgir les signes d'une bonne pratique
Agissez plutôt conformément à vous-même

Notre époque est celle des cinq dégénérescences
Les hommes n'agissent pas conformément à leurs règles de vie
Ne vous laissez pas influencer par les rumeurs (T. ya kha), les exagérations et les dépréciations
Intégrez les plutôt dans votre propre pratique spirituelle

Les désirs des gens sont sans fin
Il est impossible de les satisfaire tous
Il vaut mieux ne pas penser aux défauts des autres
Ou mieux encore de se préserver de ses propres ruminations

Même si on est doué dans son travail
Si la mort arrivera demain ou après-demain
On ne pourra pas emporter cette expertise avec soi
C'est maintenant que la mort se prépare (T. 'chi chos)

Les caractéristiques des gratifications sensorielles procurent un plaisir à l'instant
Tandis que l'aboutissement (S. vipāka) inéluctable [de la poursuite continue de plaisirs instantanés successifs] est invisible
Quand la confiance en l'instruction capitale de cette inéluctabilité est faible
Nos pieds sont déjà tournés dans la direction du malheur (S. durgati)

Ceux qui ne s'appuient pas sur un guide dans un endroit solitaire
Parce qu'ils préfèrent leur région et leur yack
Seront plus enclins à se familiariser avec des passions aveuglantes
Et finiront alors par être tout couvert d'empreintes (S. vāsanā) néfastes

Que ceux qui me sont dévoués et qui me respectent
Réfléchissent bien à cela.

(Fin des propos de Rinpoché. Je m'incline devant les pieds du Seigneur.)

***

Une version PDF bilingue (police tibétaine) annotée peut être téléchargée ici.


[1] Roerich p. 727
[2] Plus précisément de la branche féminine (mo rgyud) de cette tradition, dont la fondatrice était Machik shama (ma gcig zha ma 1062-1149), disciple de rma lotsāwa (rma ban chos 'bar S. Dharmajvāla 1044-1089), traducteur de plusieurs textes de la main d'Advayavajra
[3] Stearns, p. 3
[4] Détenteur à la fois des instructions de la branche féminine de la tradition Zha ma et de la lignée Drikhung par son maître Jikten Geunpo ('jig rten mgon po 1143-1217). L'hagiographie est celle composée par shes rab mgon, qui appartient à la lignée Drukpa Kagyu et qui avait étudié avec des disciples de Yangeunpa (rgyal ba yang dgon pa
1213–1258) qui était un des disciples principaux de Kodrakpa. L'hagiographie qui a pour titre Chos rje ko brag pa'i rnam thar fait justement partie de l'oevre complet de Yangeunpa. Stearns p. 23, note 16

Texte tibétain Wylie (basé sur Stearns p. 86 et 88)

na mo gu ru/

yang de'i rjes ma tshe 'di'i snang ba la mngon par zhen cing bcags pa rnams blo sna bstung ba'i phyir 'di bris so/

phung po'i bdag 'dzin ma spongs pas//
lo ka'i lha la gsol btab kyang*//
'khor ba'i du kha mi skyob kyis//
lha dkon mchog gsum la mos gus gyis//

thams cad pha mar ma shes na//
drung gsum dang gnyen gzhi b.skyangs lags kyang*//
chos dang 'thun par mi 'gyur gyis//
bla ma dang mched la gus par gyis//

rang cig pur bde bar ma shes na//
mi tshogs mag po'i g.yeng ba'i rgyu//
'khrul gtam dang nyon mongs sems la gnod//
dben pa'i gnas su bag yod spyod//

chog shes nang nas ma skyes na//
longs spyod dang 'du 'dzi 'khor ba'i rgyu//
phyug kyang rtag du mi spyod kyis//
zang zing gi nor la zhen pa bskyungs//

gnas lugs la nges shes ma skyes na//
tshig shes gyis gzhan don 'bad byas kyang*//
blon pos blun po mi 'grongs kyis//
snying po'i don la gom 'dris gyis//

rgyud tshod mtho ru ma song na//
tshul dang spyod pa bzang bcos kyang*//
bzang rtags kyi yon tan mi 'char gyis//
de bas rang re'i spyod pa gyis//

ding sang snyigs ma lnga bdo'i dus//
mi rnams lta spyod mi mthun pas//
ya kha dang sgro skur mi khyegs kyis//
rang gi chos 'thun lam du khyer//

sems can gyi 'dod pa ma zad pas//
thams cad mgu bar mi nus gyis//
pha rol gyi skyon la ma rtog pas//
de bas rang re sems khral bskyungs//

tshe 'di'i sog tshis mkhas gyur kyang*//
sang nang bar 'chi ba'i dus byung na//
tshis mkhas la bsdus du mi bdog gis//
da lta rang nas 'chi chos mdzod//

'dod yon gyis mtshan nyid 'phral du bde//
myong nges kyi rnam smin lkog tu gyur//
slu med kyi bka' la yid ches gzhan//
ngan song rdog sna dred par mchi'o//

bla ma dang dgon pa ma sten par//
pha yul la gyag chags byed pa tsho//
'khrul pa'i nyon mongs 'dris pa sla//
bag chags ngan pas gos par mchi'o//

bdag la dad cing gus pa rnams//
don de legs par sems la zhog/

rin po che'i gsung*/ rje'i zhabs la 'dud//

1 commentaire:

  1. Wouaaahhh,

    Très beau travail que vous faites sur ce blog. Je vous encourage car il est en plus très agréable de pouvoir s'appuyer sur des textes fondateurs.

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