samedi 16 mai 2020

La vie de famille selon Saraha, Kāṇha et le Mahābhārata


Couple de pigeons

Un des versets du Dohākośagīti, qui a eu le plus d’influence, est sans doute le verset 19 sur le Naturel ultime (skt. paramasahaja). A son propos, le verset (Saraha) affirme :
19.1 Il [n’est atteint] ni par la méditation ni par le renoncement
19.2 [Et] si le maître de maison, ensemble (skt. sahitaka) avec ses femmes (skt. bhāryā)
19.3 Utilisant les objets sensoriels n'est pas libre
19.4 [Le Tailleur de flèches dit :] "[Moi], je sais comment être libre”.[1]
Cette traduction suit l’interprétation d’Advaya-Avadhūtipa (D2268, P3120). Le plus souvent, ce verset est interprété comme une recommandation de la vie de laïc (yogi, vajrācārya, etc.)[2] en profitant des plaisirs sensoriels. Le premier vers sert dans ce cas à montrer que ni la méditation, ni le renoncement ne peuvent libérer, et que la libération, tout en profitant des plaisirs sensoriels, est possible pour celui qui sait comment faire. « Ce qui asservit les naïfs libère les sages (DKG n° 42)[3] ». Vimalakīrti (Vimalakīrtinirdeśasūtra) disait quelque chose de similaire, l’élément libérateur étant la sapience (skt. prajñā)[4].

Je pense que l’on va trop loin en interprétant ce vers comme une simple recommandation d’activités cārya de la part de Saraha, aux dépens d’autres voies. Dans le Dohākośagīti, et encore plus clairement dans le Commentaire, les critiques des moyens cārya ne manquent pas. C’est véritablement une non-méthode qui est présentée ici, ou du moins une méthode non-séparée de sapience. La méthode cārya est considérée comme une méthode, qui en elle-même ne libère pas.

Dans l’extrait ci-dessus (DKG n° 19), la version tibétaine traduit « femmes » au pluriel (tib. chung ma dag). Si cela se trouve, ce passage a servi de justification iconographique pour les représentations, où Saraha ou Śavaripa est très souvent représenté en compagnie de deux femmes. Non seulement, ce verset est alors utilisé comme une recommandation de la méthode cārya, mais il est également pris pour une sorte de témoignage de Saraha parlant de sa propre vie et « état civil ».

L’original indique est nettement plus simple. Pour commencer, le passage « Moi Saraha, je dis » manque tout simplement. C’est un ajout du tibétain. Quand un mahāsiddha ou autre figure autoritaire bouddhiste parle à la première dans un texte qu’on lui attribue, il faut être prudent. Ensuite, la version indique vernaculaire n’est pas du sanskrit et demande parfois à être interprétée. Ici le vernaculaire « garahi » pourrait être à la fois gṛha (maisonnée, domicile), gṛhiṇī (maîtresse de maison) ou gṛhapati (maître de maison). « Bhas(s)ante = vasanti = résider, être là. Bhajjem = bhārya = femme (tib. chung ma). Sahiaü = sahiaa = sahitika = ensemble. Je ne sais pas si la forme vernaculaire (bhajjem) fait référence à une seule femme ou plusieurs.

Si le fait de vivre une vie de famille en profitant (skt. ramant) constamment (skt. dṛḍha - bhiḍi) des objets sensoriels (skt. viṣaya - bisaa) ne libère pas (ṇa muñcati), je sais (skt. parijñāna - pariāṇa) comment (skt. kim) se libérer (muñcati = uccaï = muccaï selon Jackson[5]).

A mon avis, Saraha oppose ici une vie religieuse (méditation et renoncement) à une vie en famille, comme il le fait régulièrement dans le Dohākośagīti, en opposant la vie en forêt et la vie de famille (p.e. DKG 103.1[6]). Si on n’arrive à se libérer ni par la vie religieuse, ni par la vie en famille, [Saraha] sait comment se libérer. Ce n’est donc pas une question de méthode (vie religieuse, vie en famille, voire méthode cārya…), mais d’autre chose. La sapience pour Vimalakīrti, l’accès au recueillement naturel continu (Naturel ultime) pour Advaya-Avadhūtipa.

« Profiter (skt. ramant) des objets sensoriels (skt. viṣaya) » est d’ailleurs tout simplement mener une vie normale, selon le bon sens épicurien, non hédoniste. Des plaisirs simples.

Quand on compare ces distiques avec des distiques autour du même thème (père de famille, mère de famille, plaisirs sensoriels au foyer) dans le Dohakoṣa (toh: 2301) de Kāṇha, ces derniers font très clairement référence à des pratiques cāṛya. Il ne s’agit plus de profiter ensemble de la vie au foyer, mais d’une pratique śākti intériorisée, tout en la présentant en faisant allusion à l'activité sexuelle d'un couple.
« Que ferait-on de tantras et de mantras ?
Prends[7] la maîtresse de maison (gṛhiṇī) innée (skt. nija)[8] et jouis d’elle
Tant que la maîtresse de maison n’est pas rentrée à la maison innée
On ne peut que consommer des objets sensoriels
. »[9]

« A quoi bon la récitation, les homa et les maṇḍala
Et autres plaisanteries quotidiennes ?
Tant qu’on n’est pas constamment intime avec la Vierge (kumārī)
Comment réaliserait-on l’éveil avec ce corps-ci ?
»[10]
L’approche du dohakoṣa attribué à Kāṇha s’inscrit très clairement dans la voie pneumatique et Energétique de Virūpa. Inutile de pratiquer la méditation, le renoncement, les mantras, les tantras, ainsi que toutes les autres pratiques quotidiennes. Tant que l’on n’est pas constamment intime avec la « maîtresse de maison », on ne fait que consommer des « objets sensoriels ». Ce n’est pas avec ce corps physique que l’on atteint l’éveil. L’éveil ne peut s’atteindre que dans le corps pneumatique/subtil. Ce sont des pratiques qui sont critiquées dans le Commentaire 1 d’Advaya-Avadhūtipa

Il s’agit d’ailleurs d’un dohakoṣa attribué à Kāṇha, et traduit à lui tout seul par « le yogi mendiant itinérant » Vairocanavajra.[11] Je reviendrai sur lui et son lien avec sKor Nirūpa, dans un autre blog.

Pour finir, j’aimerais attirer votre attention à un beau passage du Mahābhārata. Il fait partie d’un passage qui raconte l’histoire d’un couple de pigeons[12]. Il s’agit du douzième livre du Śānti parva, chapitre 144, qui explique que la véritable « chez soi » est la « maîtresse de maison ». Là où se trouve la maîtresse de maison, se trouve le chez soi.
« (L’oiseau dit:)
3. Il y a eu une grande tempête, et ma bien-aimée n’est pas rentrée. Pourquoi n’est-elle pas revenue?
4. Est-ce quelle va bien, ma bien-aimée, dans cette forêt ? Sans elle, ma maison est vide !
5. Si mon aimée aux yeux cerclés de rouge, au plumage bariolé, à la voix douce ne revient pas maintenant, je n’ai que faire de vivre !
6. Attachée à ses devoirs d’épouse, bonne, elle m’est plus chère que la vie. Elle sait quand je suis fatigué ou affamé, elle sait se dévouer !
7. Elle est obéissante, utile, affectueuse, fidèle. Heureux l’homme ici-bas qui possède une telle épouse !
8. On dit aussi que rien ne protège mieux l’homme que son épouse. Elle est, sur cette terre, la vraie associée de l’homme qui n’a pas de compagnons.
9. Pour l’homme frappé par la maladie, ou tombé dans la misère, ou souffrant, il n’y a pas de meilleur remède que son épouse.
10. Il n’y a pas de meilleur allié que l’épouse, il n’y a pas de meilleur moyen de salut que l’épouse, il n’y a pas ici-bas de compagnon qui permette mieux d’accomplir son devoir que l'épouse.
(Bhīṣma dit:)
11. Son épouse, en fait, avait été capturée par l’oiseleur. Elle entendit la voix de l’oiseau infortuné qui se lamentait.
12. (Elle pensa: )
On ne peut donner le nom d’épouse à celle dont l’époux n’est pas heureux! Agni en est le témoin: l’époux est le sanctuaire de la femme
. »[13]
J’ai un petit doute sur la traduction du dernier vers, à cause d’une traduction anglaise disponible sur le web, et qui dit que la femme est le sanctuaire de l’homme, et ajoute d’autres éléments. A moins qu'une interprétation śākti plus tardive ait change la donne.
« There is no friend like unto the wife. There is no refuge better than the wife. There is no better ally in the world than the wife in acts undertaken for the acquisition of religious merit. He that has not in his house a wife that is chaste and of agreeable speech, should go to the woods. For such a man there is no difference between home and wilderness.'“
On retrouve ici le thème de la vie à la maison et la vie (religieuse) dans la forêt.

Le pigeon se sacrifie pour nourrir l'oiseleur
La femelle suit son mari dans la mort...

***

[1] DKG n° 19 bsam gtan med cing rab tu byung ba'ang med//
khyim na gnas shing chung ma dag dang lhan cig tu//
gang zhig yul gyi dga' bas bcings pas mi grol na/
mda' bsnun ngas ni de nyid shes pa yin//

Apb. (21 chez Shah.) jhāṇa-hīṇa pabajje rahiaü || gharahi bassante bhajje sahiaü || jaï bhiḍi bisaa ramanta na muccaï || [Saraha bhaṇaï] pariāṇa ki uccaï ||(version Aḍillā)

māṇahīṇa pabbajje rahiaü || gharahi basante bhajje sahiaü || jaï bhiḍi biṣaa ramanta na muccaï || pariāṇa ki uccaï ||

[2] « Without meditation, beyond all renouncing,living at home with your wife— if enjoying things intently doesn’t free you, Saraha says, how can consciousness be free? » traduction anglaise de Roger R. Jackson

[3] blun po gang gis bcing 'gyur ba//
mkhas pa de yis myur du grol//

[4] Extrait cité dans le Thar rgyan :
«« Qu’est-ce qui enchaînent les bodhisattvas et qu'est-ce qui les libère ? La connaissance séparée des moyens les enchaîne ; la connaissance alliée aux moyens les libère. Les moyens séparés de la connaissance les enchaînent ; les moyens alliés à la connaissance les libèrent. » Padmakara, p. 246
dri ma med par grags pas bstan pa'i mdo las_ kyang*/ byang chub sems dpa' rnams kyi 'ching ba ni gang*/ thar pa ni gang zhe na/ thabs kyis ma zin pa'i shes rab ni 'ching ba'o//
thabs kyis zin pa'i shes rab ni thar pa'o//
shes rab kyis ma zin pa'i thabs ni 'ching ba'o//
shes rab kyis zin pa'i thabs ni thar pa'o/

[5] jhāṇahıṇa pavvajjeṃ rahiau
gharahi vasanti bhajjeṃ sahiau
jai bhiḍi visaa ramanta ṇa muccai
[saraha bhaṇai] pariā[ṇ]a ki muccai

[6] 103.1 On ne va pas dans la forêt et on ne rentre pas chez soi
nags su ma 'gro khyim du ma 'jug par//

[7] Ou pratiques

[8] Nija est souvent synonyme de sahaja.

[9] 28. rgyud dang sngags rnams kyis ni ci zhig bya//
gnyug ma'i khyim bdag mo ni blangs nas rol par bya//
gnyug ma'i khyim du khyim bdag mo ni ma chud pa'i//
bar du de srid 'dod yon lnga la spyod//

Ekka na kijjaï manta ṇa tanta||
ṇia gharaṇi laï keli karanta ||
ṇiaghara ghariṇī jāba ṇa majjaï||
tāba ki pañcabarṇa biharijjaï ||


[10] 29. bzlas pa sbyin sreg dkyil 'khor las 'di yis//
rtag tu ku re rtsed mos ci zhig bya//
gzhon nu ma dang rtag tu mdza' ba de med na//
lus 'di yis ni byang chub ji ltar 'grub//

eṣa japahome maṇḍalakamme||
anudina acchasi kāhiu dhamme||
to biṇu taruṇi nirantara nehe||
bohi ki lābhaï ena bi dehe||

[11] Colophon: rnal 'byor gyi dbang phyug chen po slob dpon nag po rdo rjes mdzad pa'i do ha mdzod ces bya ba rdzogs so/ /lho phyogs ko sa lar sku 'khrungs pa'i rnal 'byor gyi dbang phyug shrI bai ro tsa na badz+ra'i zhal snga nas rang 'gyur du mdzad pa'o/ P3150, D2301

[12] « Histoire du Pigeon et de l’Oiseleur » (12,141-145)

[13] Le Mahābhārata: Les révélations, Gilles Schaufelberger, Guy Roger Vincent, p. 253-254

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