Les grands personnages religieux continuent de vivre même après leur mort, peut-être surtout après leur mort. Leurs vies s’entourent alors d’anecdotes, de légendes, qui font boule de neige et en nourrissent des nouvelles, des propos leur sont attribués, on se réclame volontiers d’eux pour authentifier ses propres propos. Plus le temps passe, et plus on en sait des choses sur eux… Les hagiographies les plus récentes semblent quelquefois être les mieux informées. Comme si ceux qui avaient directement connu Milarepa ne le connaissaient pas vraiment[1]. Prenons par exemple Gampopa quand il parle de son maître dans les textes dont on est quasiment certain qu'ils sont de sa main ou de son entourage direct. On y devine un Milarepa plutôt sobre, qui ramène son disciple à l’essentiel. La hagiographie de Milarepa que l’on trouve dans l’œuvre complète de Gampopa, qu’elle soit de sa main ou non, est plutôt sobre. L’essentiel n’est pas là semble dire cette hagiographie, qui ne cherche pas à produire de l’effet.[2] Milarepa y est présenté comme un disciple de Marpa et de rngog. Le spectre est déjà un peu plus large.
Un maître X peut avoir plusieurs disciples, qui peuvent, surtout au 11-12ème siècle, avoir eu chacun leur propre itinéraire et des maîtres différents. Ils ont leur propres bagages spécifiques. Quand ses disciples commencent à avoir leurs propres disciples, leurs enseignements ne se limiteront pas forcément à ceux reçus de maître X. Milarepa aurait eu des maîtres sorciers, Bön, Dzogchen (de type sems sde) avant de rencontrer Lama rngog et Marpa. Gampopa avait principalement suivi une formation Kadampa et aurait également reçu des instructions Dzogchen (de type sems sde). Rechungpa avait eu des maîtres sorciers, et pendant son apprentissage avec Milarepa il aurait fait plusieurs voyages au Népal où il aurait étudié auprès de Tipupa, un ancien élève de Nāropa et selon certaines sources le fils de Gayadahara. Tipupa serait la source du Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (T. lus med mkha' 'gro skor dgu S. ḍāka-niṣkāya-dharma), et de manière générale de la voie des expédients (T. thabs lam) que Nāropa aurait reçu de Tilopa.
Ma thèse est que les différents hagiographes dans le sillage de Rechungpa ont pour objectif de rattacher à Milarepa et à Marpa des instructions que l’on veut faire remonter à Tilopa,. Gampopa avait reçu de Milarepa une pratique de caṇḍalī (T. gtum mo) associée à Vajrayoginī ainsi que la Mahāmudrā, tandis que Rechungpa aurait reçu la « transmission orale » (T. snyan brgyud) complète où se transmet, selon 8ème Karmapa Mi kyod rdo rje (1507-1554), le véritable siddhi de la lignée.
Pour consolider ce point de vue, les hagiographes « rechungpistes » vont construire la légende de Milarepa entouré de ses fils répas[3]. Une des plus anciennes hagiographies rechungpistes, si elle est authentique[4], est celle des « Douze grand fils [répas] » (T. bu chen bcu gnyis). Inutile de dire que le moine Gampopa ne fait pas partie des douze[5]. Il est classé dans le groupe des disciples proches. La composition de cette hagiographie est d’ailleurs attribuée à un des douze répas, ngan rdzong ston pa, ou Bodhirāja Byang chub rgyal po. L’auteur est dit être à l’origine d’une transmission orale (T. ngan rdzong snyan brgyud) captée plus tard par Tsangnyeun, l'auteur de la plus célèbre Vie de Milarepa, pour compiler sa transmission orale de la ḍākinī de Cakrasaṁvara (T. bde mchog snyan brgyud). Ngan rdzong joue un rôle essentiel dans tout ce qui concerne Tseringma et la pratique de karmamudrā de Milarepa. Avec beaucoup de prévoyance, il écrit :
« Ceci a été écrit conformément aux paroles du maître [Milarepa]Il est à noter d’ailleurs que dans cette hagiographie, la déesse Tseringma et son entourage font leur apparence. Rechungpa, ou ce qu’il représente, avait un faible pour les femmes, ou plutôt les mudrā. Mais avec les instructions qu’il avait reçues, ce point faible pourrait devenir un point fort. Voire indispensable pour ceux qui pensent que « sans karmamudrā pas de mahāmudrā ». Quand l’efficacité de la mahāmudrā de Gampopa était contestée et que la transmission du « siddhi » à partir de Tilopa/Naropa était pris en doute, il devenait nécessaire de prouver que Gampopa, mais aussi Milarepa, avaient bien reçu ce « siddhi » dans le cadre d’une consécration complète. C’est la solution de la transmission orale de Rechungpa qui sauvera cette entreprise. Ainsi, la déesse Tseringma sera la mudrā de Milarepa, qui lui aurait permis d’avoir eu accès à la mahāmudrā par le biais de la karmamudrā. Les hagiographes inventeront l’histoire des Trois hommes de Kham, trois disciples de Gampopa, qui révendiquaient leur appartenance à la lignée de Nāropa, celle qui était dotée du véritable siddhi, et qui passaient par les consécrations, le samaya, les ganackras et la karmamudrā. Cette histoire a pour fonction que Gampopa fut un yogi caché, qu’il appartenait au fond à cette lignée de Nāropa, mais qu’en tant qu’abbé, il était obligé de par son appartenance à la lignée Kadampa de ne pas pratiquer ouvertement les (véritables) instructions de Nāropa. Il enseigna alors une mahāmudrā de substition à des foules qui en demandaient toujours plus, not the real stuff…
Car je craignais que certaines de moindre intelligence
Parmi les futures générations de détenteurs
De ce joyau cintamaṇi de la lignée
De la Transmission orale de Cakrasaṁvara ne l’oublient. »[6]
Voici l’agenda spécifique des Rechungpistes. Mais Gampopistes et Rechungpistes avaient également un agenda en commun. Milarepa était aussi le symbole de l’effort, et donc du chemin graduel. Milarepa est surtout une réponse au quiétisme à tendance subitiste du Dzogchen primitif qui voulait se détacher du Mahāyoga. Le Discours du roi pancréateur (T. kun byed rgyal po’i mdo), une compilation de traités sems sde, est emblématique de cette approche où nous sommes déjà éveillés. Cette approche fait d’ailleurs écho (ou vice versa) aux Distiques de Saraha, interprétées par Advayavajra. Le roi pancréateur révèle le chemin sans effort (T. rtsol med), sans engagemements (samaya) et sans les dix attributs[7] des yogatantras supérieurs…
« Il n'y a rien à accomplir par l’effort (T. rtsol sgrub) à travers les dix aspects de la nature (svabhāva) »[8]Les hagiographes Gampopistes et Rechungpistes prendront la peine de montrer comment Milarepa a d’abord essayé de suivre les méthodes du Dzogchen "primitif", pendant un an, auprès de ‘Bre ston Lha dga’, mais sans succès. « Si vous apprenez avec moi la méthode de Dzogchen le matin, vous serez Bouddha le matin même, si vous l’apprenez le soir, vous serez Bouddha le soir. » Dans l’hagiographie Gampopiste, on voit même le lama avouer que pour lui non plus ça ne marche pas. Il fallait donc une méthode (T. thabs lam), et de l’effort... Le premier sens du mot « yoga » est justement effort. Et (hatha)yoga est ce dont il s’agit ici. Non sans humour, provocation et malice, Tsangnyeun raconte comment Milarepa en guise d'adieu et de dernière instruction à Gampopa lui montrera son derrière calleux. Pour d'autres versions, voir p.e. L'Ondée de sagesse (T. bka' brgyud mgur mthso). Au lieu d'être un bouddha depuis toujours, sans effort, Milarepa propose de devenir un bouddha au cours de la même vie et dans le même corps, avec effort.
Le Milarepa que nous connaissons tous est posé par les deux tendances d’hagiographie (Gampopiste et Rechungpiste) comme celui qui alliait l’approche plutôt quiétiste (Mahāmudrā/Dzogchen ?) à l’effort (yoga). L’approche quiétiste seule (mahāmudrā des soutras, Roi pancréateur, sems sde…), c’est désormais fini, et dans toutes les écoles... Le nouveau modèle de héro est le yogi ascète qui fréquente les montagnes (T. ri (khrod) pa) ... et le tantrika qui fréquente les villages. Gampopa continuera l’approche contemplative, qui est au fond une approche de renonçant, monastique ou non. L’apport spécifique de Rechungpa, ce sont les gadgets (siddhi) qui procurent entre autres au yogi les richesses et le pouvoir dont il a besoin pour agir efficacement dans le monde et en principe pour le monde. C’était utile pour les détenteurs de lignées, parfois représentants de l’empereur, toujours gestionnaires de centres monastiques et administratifs. Il est clair que ce n’était pas le choix de Milarepa, qui pouvait se débrouiller très bien sans tout cela et qui s’est très probablement débrouillé sans tout cela…
Il fallait donc prouver que ce nouvel apport était bien cautionné par Milarepa. Et c’est ce qu’ont essayé de faire les hagiographes Rechungpistes avec beaucoup d’ardeur et avec beaucoup de succès. Leur version est quasiment devenu la seule version officielle, y compris de nos jours, et c’est à la lumière de cette version que toutes les hagiographies de Milarepa sont lues. Du moins, c'est l'impression qu'on a quelquefois. En procédant ainsi, les hagiographies dans le sillage de Gampopa et de Zhang sont alors considérées « mal informées » ou incomplètes… Il me semble que les études autour de Milarepa devaient par prudence se méfier un peu plus des sources de ceux qui en appellent à Rechungpa ou à Tilopa.
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Thanka moderne de Milarepa (1989), entouré de quelques disciples "répas" (scroller tout à fait en bas de la page)
[1] Peter Alan Roberts se dit surpris que Lama Zhang « en savait si peu de Milarepa », malgré le fait qu’il avait eu accès à d’autres transmissions. Comme si tout ce que l’on ait pu écrire sur Milarepa dans les siècles après sa mort était véridique. « What is surprising is that Lama Shang, a prolific biographer with access to other lineages had obtained so little information to add to what is to be found in Gampopa’s text. Lama Shang’s portrayal gives a clear indication of how Milarepa was remembered within the Dakpo Kagyu in the late twelfth century. »
[2] La même chose est vraie pour la hagiographie attribuée à Lama Zhang (gYu-bra-pa brTson-′grus Grags-pa 1123–93), traduit par Peter Alan Roberts dans The biographies of Rechungpa (p. 69).
[3] Ras pa, des ermites vivant dans les montagnes (T. ri khrod pa ou ri pa)
[4] C’est-à-dire si elle a réellement été écrite par ngam rdzong ras pa ou un disciple direct de Milarepa et n’est pas un apocryphe.
[5] 1. Ras chung pa, 2. se ban ras pa, 3. ngam rdzong ras pa (l’auteur), 4. ‘bri sgom ras pa, 5. zhi ba ‘od, 6. Sangs rgyas skyabs (le jeune berger), 7. rdo rje dbang phyug, 8. gshen sgom ras pa, 9. Drong sog, 10. mKhar chung, 11. snyen sgom, 12. Khyi gra. Quelquefois, on voit le terme « ras chung pa rnams », les Réchungpas au pluriel. Il est possible qu’il désigne ce groupe.
[6] « snyan rgyud bde mchog 'khor lo yi '/rgyud pa yi bzhin nor bu 'di/ma 'ongs gdung rgyud 'dzin pa rnams/blo dman rjed pas 'jigs pa'i phyir /bla ma'i gsung bzhin yi ger bkod/ »
[7] Rang bzhin bcu : (1) la doctrine (darśana), (2) les engagements (samaya), (3) les consécrations (abhiṣeka), (4) les cercles divins (maṇḍala), (5) les niveaux spirituels (bhūmi), (6) les voies spirituelles (mārga), (7) l'activité éveillée (kārya), (8) l'intuition (S. jñāna), (9) le fruit (phala), (10) le fond des choses (dharmatā). Source : Commentaire du gnas lugs mdzod de Longchenpa
[8] rang bzhin rnam bcus rtsol zhing sgrub tu med// Longchenpa, gnas lugs mdzod
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