mardi 23 octobre 2012

Comme un poisson dans l'eau



Les images et les métaphores sont quelquefois caractéristiques comme une sorte d'ADN, qui permet de tracer la filiation. Ainsi en va-t-il pour l'image du poisson dans l'eau. Nous commençons chez Longchenpa (1308–1364)
« Tout ce qui se présente, apparaît comme un jeu dynamique naturel qui fait partie intégrante de l'Intelligence (T. rig pa), comme des vagues sur de l'eau. Ou comme autre exemple pour se mouvoir avec son propre éclat, les poissons dans un lac ondulant, sautent du lac sans en sortir. Ils entrent dans les ondes, sans les considérer comme distinctes. »[1]
Longchenpa y ajoute une citation du Bindu tout illuminant (T. kun gsal)[2], plutôt dans le sens de Vasubandhu :
« Dans l'océan de l'intuition spontanée
Se meuvent les constructions du mental
Tout comme des poissons dorés dans un lac.»[3]
C'est un exemple parlant et assez caractéristique. Khenpo Tsultrim Gyamtso l'explique ici. C'est selon lui une instruction Ati/Mahāmudrā, connue sous le nom que le traducteur du Khenpo traduit par "focusing upon awareness alone." Peut-être la traduction de "rig pa gcer mthong" ?

On trouve notre poisson, plus vif, dans le Ch'an, par exemple chez Lin-tsi/Linji (mort en 866) :
« Et savez-vous qui c'est, celui qui maintenant même court ainsi à la recherche ? C'est cet être sans racine et sans souche [T. gzhi med rtsa bral], tout vif comme un poisson dans l'eau, et qu'on ne saurait ni rassembler en joignant les mains, ni disperser en écartant les mains. Plus on le cherche, et plus on en est loin. Ne le cherchez pas, il est devant les yeux ! »[4]
Ou encore ici, plus proche de l'intention Ati/Mahāmudrā :
« Vénérables, quand je dis qu'il n'y a pas de Loi à chercher au-dehors, les apprentis ne me comprennent pas et en déduisent qu'il faut la chercher au-dedans d'eux-mêmes. Alors ils s’assoient  appuyés contre un mur, et restent sans bouger, plongés dans la méditation, la langue collée au palais ; et c'est cela qu'ils prennent pour la méthode des patriarches et la Loi du Buddha. Quelle grande erreur ! Tenir pour vraie la pureté immobile, c'est reconnaître pour seigneur et maître l'inscience. A quoi s'applique la parole d'un ancien : 'C'est certes chose redoutable que de rester plongé dans les noires ténèbres comme dans une fosse profonde. ' Mais, si c'est la mobilité que vous reconnaissez pour vraie, tous les végétaux aptes à bouger devraient posséder la Voie. Or la mobilité, c'est l'élément du vent et l'immobilité, l'élément de la terre ; ni l'une ni l'autre n'ont d'être en soi. Si vous voulez le saisir dans la mobilité, il se tiendra dans l'immobilité ; si vous croyez le saisir dans l'immobilité, il sera en mouvement : ‘tel le poisson immergé dans la source et qui saute en battant les vagues'. Vénérables, la mobilité et l'immobilité sont deux objets. Quant au vrai religieux qui ne dépend de rien, il se sert tant de la mobilité que de l'immobilité. »[5]

Demiéville pense que l'image du poisson est venu à Lin-Tsi par sa lecture de Vasubandhu.
« Tel le poisson immergé... : image tirée d'une stance du « Traité de la démonstration de l'acte selon le Grand Véhicule » de Vasubandhu (Taishô, n° 1609, p. 781 b ; trad. Lamotte : Karmasiddhi-prakarana [T. las grub pa'i rab tu byed pa 4062], dans Mélanges chinois et bouddhiques, IV, 1936, p. 215)  :
«L'acte corporel ou vocal, qui se produit au dehors (S. bāhya), porte information (S. vijñāpti T. rnam par rig byed) de ce que pense l'esprit (au propre de l'intention, āṣaya, acte mental qui peut s'extérioriser, s'informer ou non dans des actes corporels [S. kāyakarman] ou vocaux [S. vākkarman], de même que le poisson [S. matsya] immergé dans le gouffre porte information de lui-même (T. rang dwangs ?) en battant les vagues [S. taraṅga]. [6]» Les phénomènes « mobiles » ne sont qu'« information » de l'esprit absolu qui est toute quiétude. Une fois de plus (cf. § 11 b et la note), on constate que Lin-tsi était loin d'ignorer la scolastique de l'école de la théorie de la connaissance (« tout n'est qu'information », vijñāpti-mātra), dont Vasubandhu est un représentant éminent. Du reste, le « Recueil de la Salle des patriarches », dans sa notice sur Lin-tsi (voir ma traduction dans T'oung Pao, LVI, 1970, p. 282), indique expressément que dans sa jeunesse, avant d'être converti au Tch'an, il avait étudié les textes de cette école et, en particulier, sa somme scripturaire, le « Traité des Terres des maîtres de Yoga » (Taishô, n° 1579). Voir aussi § 18 c, et ci-dessous, § 29 c, où cette stance est aussi citée (et où l'on verra que Lin-tsi n'a pas toujours bien compris ce genre de textes). »[7]
Mais chez Vasubandhu, il s’agit d’autre chose. Il s’agit de la manière de laquelle nous sommes informées par le monde extérieur. Du mouvement ondulatoire à la surface de l’eau, nous pouvons déduire la présence d’un poisson, dont le mouvement repousse l’eau vers la surface. Ce mouvement nous informe de la présence du poisson.

Selon moi, ce n’est donc pas la même métaphore, malgré l’utilisation de l’image d’un poisson. Et Vasubandhu n’en est sans doute pas la seule source. Dans l’exemple de Longchenpa et utilisé par Khenpo Tsultrim Gyamtso, le poisson sort de l’eau en sautant, utilise le mouvement des vagues (« surfe ») et entre de nouveau dans l’eau, sans sortir du lac (T. mtsho las mi 'da' ba).

Il y a selon moi trois éléments en jeu. Le premier que nous venons de voir chez Vasubandhu. Puis, l'élément d’apparition soudaine du poisson, qui sort de l’eau, comme une idée qui surgit soudainement. Cette image est utilisée aussi pour certains types de visualisation, où la divinité apparaît, non pas par le processus des 5 abhisambodhi (T. mngon byang), mais soudainement, tout entière, comme un poisson sortant de l’eau. L’eau dans ce cas est la vacuité et/ou ce qui connaît la vacuité, l’intuition (S. jñāna). Le troisième élément, plutôt taoïste, est le fait que poisson, se déplace en épousant les vagues. Il entre et sort des vagues (T. 'phyor 'jug pa), "bat les vagues", et utilise leur mouvement, parfaitement. Parfaitement, parce qu’il ne fait pas de distinction entre l’eau, les vagues et lui-même (T. de la ris su mi lta bar). « Le bon nageur y parvient tout de suite parce qu’il oublie (C. wang) l’eau ».[8] Et c’est le troisième élément « taoïste »).
« Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L'eau tombait d'une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c'était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours.
Mais quelques centaines de pas plus loin, l'homme sortit de l'eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l'interrogea : "Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m'avez l'air d'un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ? — Non, répondit l'homme, je n'en ai pas. Je suis parti du donné, j'ai développé un naturel et j'ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l'eau sans agir pour mon propre compte. - Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ?" demanda Confucius. L'homme répondit : "Je suis né dans ces collines et je m'y suis senti chez moi : voilà le donné. J'ai grandi dans l'eau et je m'y suis peu à peu senti à l'aise : voilà le naturel. J'ignore pourquoi j'agis comme je le fais  : voilà la nécessité." »[9]
L’image du poisson sautant de l’eau en « surfant » sur les vagues, ne provient pas de Vasubandhu. Elle peut cependant donner un cachet d’authenticité bouddhique à l’utilisation de l’image du poisson dans l’eau. Aussi bien pour Lin-Tsi, que pour les traditions Ati et Mahāmudrā. L’élément d’apparition soudaine (Ati et Mahāmudrā) est sans doute d’origine tantrique. Mais le troisième élément est plutôt « taoïste », a fait son chemin par le Ch’an, et par ce biais est peut-être arrivé dans les traditions Ati et Mahāmudrā. C’est comme la musique ou les recettes de cuisine, où chacun ajoute son influence et son grain de sel. L'eau dans laquelle se baignait le nageur de Confucius est évidemment "le flot incessant de la Nature" ou "la descente du feu céleste" pour un cadre plus divin. Les mots tibétains "klong" (tourbillon céleste, entre le ciel et la terre) et "klung" (fleuve, lit d'un fleuve) sont parents.


***

[1] gang shar yang rig pa'i ngang las rang rtsal rol par shar ba chu dang rba rlabs sam/ rang dwangs na 'phyo ba rgya mtsho'i nya mo mtsho las mi 'da' ba lta bu ste/ de la ris su mi lta bar 'phyor 'jug pa ni/ shar grol phyal ba bar med ces bya ste/ Extrait de l'autocommentaire du Trésor du Processus fondamental (T. sde gsum snying po'i don 'grel gnas lugs rin po che'i mdzod) de Longchenpa.
[2] Thig le kun gsal chen po'i rgyud, attribué à Garab Dordjé, tantra non classifié.
[3] rang byung ye shes rgya mtsho na// yid kyi rnam rtog ci 'gyu yang*// mtsho la gser gyi nya mo 'gyu//
[4] Entretiens de Lin-Tsi, Paul Demiéville, Fayard, p. 134
[5] Entretiens de Lin-tsi, Paul Demiéville p. 131
[6] Entretiens de Lin-Tsi, p. 133
[7] La citation de Vasubandhu (las grub pa'i rab tu byed pa 4062) :
phyi rol bskyod pa'i 'gyur ba dag gis ni//
skyes bu'i snying la gnas pa'i bsam pa ston//
mtson gnas pa'i nya ni rab gab kyang//
chu yi rlabs kyis 'gyur ba rnams kyis ston//
[8] Confucius, dans le Tchouang-Tseu, chapitre XIX, Comprendre la vie (Billeter)
[9] Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu, éd. Allia, p.29

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