mardi 1 décembre 2020

La bureaucratie théocratique




Le monde spirituel est le reflet du monde terrestre et veut en même temps lui servir de modèle. Le monde spirituel est un monde idéologique avec une infrastructure et une superstructure. Adopter une pratique spirituelle est adopter une idéologie, et pour permettre une pratique dans le sens véritable du mot, il faut que l’infrastructure et la superstructure soient en adéquation.

Amitābha, entouré de sa cour, National Gallery of Victoria, Melbourne

Le monde spirituel du bouddhisme ésotérique requiert une infrastructure qui reflète son idéologie, avec idéalement une incarnation ici-bas de sa structure hiérarchique là-haut, voire dans les enfers. Il ne faut alors pas s’étonner que la hiérarchie céleste ressemble à la hiérarchie terrestre et à la hiérarchie infernale, et que l’on retrouve sa bureaucratie à tous les étages de l’univers idéal. 

Les yámen tiennent audience

Les hommes ont besoin d’élites, que ce soit sur la terre, dans les cieux et dans les enfers. Ils doivent être gouvernés fermement, avec justice et - si cela ne met pas en danger ces systèmes féodaux - avec compassion, pitié et clémence. Les amateurs d’archétypes, d’autorité et de Tradition en auront pour leur argent.

Détail de bodhisattva Kṣitigarbha et les dix rois des enfers

Les représentations de Kṣitigarbha montrent en un clin d’oeil de quoi il en retourne. Vous allez passer un sale moment, si vous n’êtes pas en règle. On a tous les noms… Pour être mieux gérés, les Enfers sont répartis en fiefs gouvernés par un roi et toute la bureaucratie assortie. Les rois sont aux ordres du suzerain. C’était initialement Yama (un dieu ancien), mais le bouddhisme est passé par là, et un Bouddha, bodhisattva ou autre archétype de pouvoir absolu est désormais assis sur le trône. Sans ses décrets et sans ses sceaux, les Enfers arrêteraient de tourner.

Chercher un Dalaï-Lama sous la dynastie Qing

Sous la dynastie Qing, le grand suzerain était l’empereur Kangxi (1654-1722). Pour bien gérer son empire, il s’est servi des théocrates déjà en place, ou de théocrates instaurés et nommés par lui-même, pour en faire ses bureaucrates, à coups de titres, de décrets et de sceaux. 

Petit échantillon de pédigrées de tulku
(cliquer ici pour en voir plus)

Assis sur son trône dans la Cité interdite, huit terres étrangères étaient gouvernées par les huit théocrates de ces terres respectives. L’empereur n’avait pas grand-chose à craindre des peuples des terres bouddhistes théocratiques, qui connaissaient bien leur place, tant qu'il contrôlait leurs Dieux vivants. 

Kangxi, ou Cam-Hy

En revanche, il y a toujours des grands vizirs désirant être calife à la place du calife. Et quand ils réussissent à être calife à la place du calife, ils gouvernent comme un calife, avec le même système bureaucratique et une idéologie à peine différente, en ne reconnaissant comme leur supérieur céleste, celui dont ils sont censés dériver leur autorité. La bureaucratie théocratique est un fil rouge qui va de l'enfer au paradis, en passant par le monde des humains.  

Chiang Kai-shek et lCang skya Qutuqtu

Le Dieu vivant Bogdo Khan sur une carte postale de 1907

Le Panchen Lama et le Dalaï-Lama chez Mao

Les gouverneurs théocrates reçoivent de leur suzerain des titres, des palais, des trônes, des coiffes, et des sceaux, qu’ils transmettront à leur successeurs, leurs fils biologiques et/ou spirituels ou leurs propres réincarnations. A la fin de l’empire chinois (1912), les bureaucrates théocrates théocrates continueront comme des théocrates indépendants, mais la République de Chine tentera de maintenir son influence[1]. Les tulkus et autres avatars continueront à naître ici-bas, tant que l’infrastructure qui les porte restera en place, même si leur autorité a dramatiquement changé. Des candidatures spontanées et des restaurations d’anciennes lignées réelles ou imaginaires restent évidemment aussi toujours possibles.

Dans le passé, les relations religio-politiques avec les grands khans mongols, et les empereurs chinois et mandchous ont résulté en des réseaux administratifs politiques et spirituels partout au Tibet, avec des “Dzongs” fonctionnant à la fois comme centre administratif et religieux. Parfois difficile, voire impossible de distinguer l’un de l’autre (voir mon blog Un peu d'histoire sur les rapports entre détenteurs et empereurs du 17 septembre 2011. Toute cette bureaucratie théocratique s’appuyait sur une hiérarchie complexe, accompagnée de titres (souvent d’origine mongol ou chinois), de documents, de sceaux, de multiples attributs de pouvoir, d’un cérémoniel, d’une étiquette …

Le bouddhisme tibétain s’est transmis dans cette structure religio-politique, et son idéologie en est imprégnée. Elle est toujours présente sous forme allégée en l’attitude envers ses tulkus et dans l’étiquette avec laquelle il faut les aborder, quel que soit par ailleurs leur niveau de coolitude individuelle. Regardez comment les tulkus sont encore traités en Asie, à Taïwan etc. Ils n’ont peut-être plus leurs liens féodaux, leurs fiefs, leur autorité etc. d‘antan, mais le fond de l'idéologie théocratique a-t-elle changé ? Le quatorzième Dalaï-Lama sera-t-il le dernier ? Un renouveau est toujours possible sous une forme ou une autre, et certains y pensent sans doute en se rasant. La démocratie et les valeurs universalistes des Lumières résisteront-elles ?   

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[1]Chinese emperors were aware of the fact, if they managed to "protect", i.e. to control, Tibetan Buddhism, it would strengthen their influence in Mongolia and Tibet. One of the possible approaches to gain control over the Tibetan Buddhism was restricting or reducing the monastic communities. Another approach was supporting some of the religious authorities in exchange for their loyalty. This was the case of  Changkya Khutukhtu (Tib.: Lcang skya ho thog thu) based in Beijing. The Qing policy was followed by the Guomintang and Mao Zedong was aware of it, too. Therefore, it is no wonder that Dalai Lama and Panchen Lama were members of the Standing Committee of the National People's Congress in 1954.” Rebirth Control in Tibetan Buddhism: Anything New?" Petr Jandacek  

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