dimanche 27 décembre 2020

En l'âme et conscience d'un bouddhiste


© Morning Brew/Unsplash

« [Sāti le fils du pêcheur:] “Si je comprends bien le dhamma enseigné par le Bouddha, c’est la même conscience [P. viññāna] qui se promène et vogue à travers les différentes renaissances, pas une autre.”
[Le Bouddha:] “Qu’est-ce que cette conscience, Sāti?”
[Sāti:] “C’est ce qui parle, ressent et fait l'expérience ici et là des fruits des bonnes et mauvaises actions.”
[Le Bouddha:] “Tu as mal compris ; à qui m’as-tu jamais entendu enseigner le dhamma en ces termes? Tu n’as pas compris ; dans beaucoup de mes discours n’ai-je pas affirmé que la conscience apparaisse à cause de certaines conditions, parce que sans condition il n’y a pas d’origine de la conscience ?...
“Moines, la conscience est reconnue par les conditions particulières à partir desquelles elle apparaît. Quand la conscience apparaît en dépendance des yeux et à des formes matérielles, elle est reconnue comme la conscience des yeux, etc… de la même façon que le feu est reconnu par la condition particulière de laquelle il dépend pour brûler – quand un feu est fait de bûche, il est reconnu comme feu de bûche.
” [Majjhima Nikaya 38, i 258-9] »
Le mot “conscience” ci-dessus, correspond au terme “viññāna” en pāli et à “rnam shes” en tibétain. Le mot ancien “bla” (ou brla orthographe ancienne) en tibétain semble avoir un champ sémiotique assez large, qui appartient plutôt au domaine chamanique pré-bouddhiste. Certains de ceux qui ont étudié le principe “bla” de plus près (p.e. Barbara Gerke) semblent ne pas accepter la traduction “âme” ou “soul” comme traduction. En s’éloignant en revanche de ces définitions, et en considérant notamment les pratiques relatives au “bla” après la mort, il devient difficile de ne pas y voir des pratiques qui visent ce que l’on appelle communément “l’âme du mort”. Il est difficile de parler de “force vitale” dans ce cas.

Plus tard dans la tradition tibétaine, le mot “bla” faisait partie d’un triade, dont le “bla” constitue le support du souffle (dbugs) et de la force vitale (srog).[1] Puis également, de façon plus “psychique”, le “bla” sert de “support” au mental (manas) et à la pensée (citta), ce qui semble le rapprocher de la conscience fondamentale (ālayavijñāna). Donc, une triade plutôt “substantielle” doublée d’une triade plutôt “psychique”. Est-ce le même “bla” qui sert de support aux deux ?

Les pratiques “bla” peuvent être considérées comme chamaniques, thérapeutiques, psychosomatiques, etc. du vivant du bénéficiaire, mais après la mort, par la force des choses, le “bla” s’approche nettement de ce que l’on appelle communément “l’âme du mort”, ou de la “conscience” selon Sāti le fils du pêcheur. Surtout quand on considère les pratiques tibétaines telles que “guider la conscience” ('dren pa) du mort dans le Bardo. Pratiques tibétaines, plutôt que bouddhistes, vue la réaction du Bouddha ci-dessus. Il serait inévitable d’éviter ce rapprochement lors de réunions œcuméniques, ou simplement dans l’esprit de ceux (y compris les fidèles) qui ne sont pas des experts en la matière. Il a beau exister un grand nombre de mots pour la neige (selon une légende urbaine) chez les Inuits, cela reste de la neige.

Je ne suis pas expert en l’époque de l’empire tibétain pré-bouddhiste et l’introduction du bouddhisme au Tibet, et ne saurais pas comment identifier des arbres historiques dans les forêts de légendes. Je laisse cela à d’autres. Des documents retrouvés à Dunhuang[2] parlent néanmoins de prêtres royaux (tib. sku gshen), parmi lesquels un certain gShen-rab Myi-bo, qui guidaient l’âme du roi défunt (sku bla) vers les montagnes (célestes), le Mont Khenbalung etc.

Le bouddhisme a ses propres contradictions afin de pouvoir disposer d’un non-soi (quelque soit sa définition), d’une “conscience” qui “apparaisse à cause de certaines conditions”, et qui, à défaut de ces conditions, n’apparaisse pas, qui n’est donc pas une “essence”, ou un support (a-pratisaraṇa), et qui n’existe pas en dehors des cinq agrégats, etc., et, “en même temps”, d’une sorte de support porte-karma pour transférer le karma accumulé. Le bouddhisme aime la liberté, mais en même temps il semble avoir besoin d’une garantie éthique, pour que cela ne devienne pas n’importe quoi.

Les notions de Bardo, une existence intermédiaire entre la mort et la naissance suivante, et de pratiques pour guider “l’âme” dans le Bardo, vers un paradis, ou vers une nouvelle existence, n’existaient pas dans le bouddhisme, avant qu'il n'apparaisse dans le bouddhisme tibétain. Il est possible de faire des prières pour les morts, de faire des offrandes, y compris pour alléger leurs souffrances, il est possible de transférer le mérite, mais il n’y est pas possible de guider une “âme” perdue dans le Bardo selon les critères bouddhistes ("les quatre sceaux").

Et pourtant, ces pratiques existent dans le bouddhisme tibétain, et selon la tradition, elles seraient apparues en premier dans l’école des Anciens (Nyingma), qui s’est elle-même nommée ainsi. C’est un mage bouddhiste du nom de Padmasambhava, qui serait venu en aide à un paṇḍit indien, Śāntarakṣita, pour introduire le bouddhisme au Tibet, quand ce dernier aurait rencontré beaucoup de résistance de la part des prêtres indigènes (“Bönpo”). Avec ses nombreux pouvoirs (siddhi), Padmasambhava aurait réussi à convertir le roi, ses courtisans et finalement le peuple tibétain, même si la résistance des “Bönpo” perdurait. Padmasambhava aurait transmis toutes les instructions de l’école des Anciens, nécessaires immédiatement à ses contemporains, et avait fait en sorte que des instructions plus pointues et adaptées, apparaîtraient aux époques opportunes, où elles seraient ré-découvertes par des “Terteun”.

Il se trouve que les enseignements attribués à Padmasambhava comportent de nombreux éléments étrangers à une doctrine bouddhiste plus “classique”, et notamment ceux qui concernent le guidage de la conscience dans le Bardo. Se pourrait-il qu’il y ait un lien entre des éléments de la religion indigène tibétaine et la forme tibétaine du bouddhisme  ? Se pourrait-il que la “conscience” s’est davantage étoffée, et penche désormais nettement vers l’être ? Il y a bien la doctrine étayant les pratiques du Bardo, qui fait de son mieux pour maintenir le “en même temps”, mais il y a surtout les pratiques (la praxis), qui semblent moins s’encombrer d’aspects doctrinaires ; “moyen habile” (upāya) oblige.

Certaines écoles du bouddhisme tibétain se targuent d’être des lignées qui se consacrent essentiellement à “la pratique”. “La pratique”, ce sont essentiellement “les pratiques” d’une lignée spécifique. Dans les monastères tibétains, la plupart des moines se livrent à ces “pratiques”, avec une connaissance de la doctrine bouddhiste assez limitée, ce qui ne veut dire pas que cela soit indispensable pour bien vivre sa vie, mais c'est un autre débat. La même chose peut être dite pour les nouveaux convertis occidentaux. L’essentiel est de pratiquer, les rassure-t-on, et “pratiquer” revient alors à faire “les pratiques”, et de “bien se préparer” à la mort, comme le dit le philosophe. Donc des “pratiques”, qui préparent à la mort, et qui nous aideront même après la mort, dans le Bardo, à trouver de bonnes conditions, pour continuer à pratiquer la vie suivante, c’est ce qu’il doit y avoir de mieux !

Il faut dire que le succès du bouddhisme, et notamment du bouddhisme tibétain, et plus particulièrement du “Livre des morts tibétain” est en grande partie dû à la préoccupation éternelle de l’homme, même post-Lumières, de sa survie spirituelle.

Clin d'oeil : nous étions pourtant prévenus dès le Xème siècle ... Missive du roi du Pu hrangs contre les tantristes (en anglais)

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[1]It is thus considered the most important of the three physiological principles, which also include 'respiratory breath' (dbugs) and 'vital force' (srog). 'Vital force' is as essential as the bla, but 'respiratory breath' is perishable and therefore temporary in comparison with the bla. As life principle the bla pervades all parts of the body, but it depends upon 'respiratory breath' and cannot function without it. The bla is also regarded as one of the three intellectual principles together with 'thought' (yid ) and 'mind' (sems ).”
Dan Martin : Btsan-lha. 192-vol. Bon Kanjur CXX 299: brla yid sems gsum las med / brla yid sems la dbyig pa dang kha dog ma nges / yod pa yang ma yin med pa yang ma yin / dper na sems rta 'dra / yid mi 'dra / brla de gnyis kyis gsos 'dra / yid mi dang sems rta kha lo bsgyur / brla de zas 'dra ste med na 'chi dang 'tsho dang 'gro / sngon gyis bsod nams kyis rtsa dbugs yang dog gis sems che chung 'dra / snying dang srog rtsa'i nang na gnas nas... TR XV no. 2-3, p. 14b.

[2] John Vincent Bellezza, gShen-rab Myi-bo, His life and times according to Tibet’s earliest literary sources.
“PT 1194 provides a smrang explaining how vulture wings came to be used in funerals to guide and protect the deceased (ibid.: 506–510).”  
“Brla (C.T. = bla). sKu’i-brla (sku’i-bla) occurs in ITJ 734r and brla-ma (bla-ma) in PT 1285. For the
 spelling brla, also see para iii of a soul invocation text in the Mu-cho’i khrom-’dur (Bellezza  2008: 619).”

1 commentaire:

  1. Le bouddhisme tibétain est une usine à gaz... Sakyamuni, si cet homme a jamais existé, ce qui n'est toujours pas prouvé historiquement, doit se retourner dans sa tombe (ou dans ses cendres...) en voyant le spectacle et surtout le résultat...

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