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lundi 21 février 2022

La Mare de sang, l'enfer des femmes

Bonze sauvant les âmes de femmes de la Mare de sang avec l'aide de Guanyin

Selon la doctrine bouddhiste mahāyāna, yogācāra, et plus précisément selon le Commentaire de l’abhiddharmakośa (Abhidharmakośabhāsya) attribué à Vasubandhu (IV-Vème s.), il y a seize enfers (skt. naraka, tib. mnyal ba, ch. diyu) situés dans les couches caverneuses en-dessous du continent Jambudvīpa, le monde dans lequel nous vivons. Avīci (tib. mnar med), où les tortures sont ininterrompues, se situe dans la couche la plus profonde. Ces enfers sont la misérable destinée des âmes désincarnées de ceux qui ont dérobé d’autres êtres de la vie (meurtre, sacrifice, accouchement qui tourne mal, etc.), quand ces actes arrivent à maturation.

Il y a huit enfers chauds, huit enfers froids, et quatre "enfers avoisinants" (skt. utsada tib. nye ‘khor), un dans chaque direction cardinale. Selon l’école sarvāstivādin-vaibhāṣika il y a huit enfers, chacun donnant accès à des enfers secondaires (utsada), ce qui fait au total 128 enfers secondaires par enfer primaire. Le système yogācāra a donc réduit le nombre des enfers (et par ailleurs augmenté le nombre des destinées (gati), six en tout). Le système des enfers chinois (diyu), qui s’inspire de celui de Vasubandhu, compte au total dix-huit enfers.

l’enfer avoisinant dit des “cadavres en putréfaction"

Je vais me concentrer dans ce billet sur l’enfer avoisinant (utsada) dit “cadavres en putréfaction" (tib. ro myags) ou “cadavres” (kuṇapa) en sanskrit, et de son évolution ultérieure. Dans le système chinois, cet enfer semble correspondre à l’enfer “Lac de sang fétide”, ou “Mare de sang” (血池獄). Dans son Précieux ornement de la libération, Gampopa, suit également l’Abhidharmakośabhāsya de Vasubandhu. Voici la traduction française (Padmakara) du passage concernant le “Lac de sang fétide” :
A côté se trouve le deuxième enfer avoisinant, un marais de boue immonde composée de cadavres en liquéfaction. Le liquide grouille de vers blancs à tête noire, dont le rostre acéré vous entaille jusqu'à l'os”. p. 95
En Chine, le “Lac de sang fétide” a eu une évolution particulière.
Le quatrième enfer, celui de « WuGuan Wang » (五官王), est celui où l’on punit les riches avares qui ne font pas l’aumône, ainsi que les gens qui, connaissant les recettes pour guérir les maladies, ne les font pas connaître; Les fraudeurs, faux monnayeurs, fabricants de faux poids et mesures, ceux qui déplacent les bornes des champs, les blasphémateurs, ceux qui volent dans les pagodes, etc. Les damnés sont emportés par un torrent, ou ils sont agenouillés sur des bambous aiguisés, ou ils doivent rester assis sur des pointes. Certains sont vêtus d’habits de fer, d’autres sont écrasés sous des poutres ou des rochers, d’autres sont ensevelis vivants, et à d’autres on fait manger de la chaux vive ou des drogues bouillantes. Là se trouve aussi le Lac de Sang Fétide, où sont plongées les femmes mortes en couches pour ne jamais en sortir; La croyance populaire est plus dure que les théories bouddhiques et taoïques qui essaient en vain de lutter contre elle, et on essaie parfois de la justifier en expliquant que, pour mourir en couches, il faut qu’une femme ait commis des crimes très graves, sinon dans cette vie, au moins dans une vie antérieure.”
Extrait de « Mythologie de la Chine moderne » par Henri MASPERO
La croyance populaire a bon dos. Il n’est certes pas impossible que cette croyance précède l’avènement du bouddhisme en Chine, mais dans ce cas, il ne peut pas s’agir de crimes commis dans une vie antérieure, puisque c’était le bouddhisme qui avait amené la croyance en la réincarnation avec elle. On verra que le bouddhisme a gardé, développé et exploité cette croyance populaire.

D’où vient tout ce savoir bouddhiste sur les enfers ? Les sources écrites à ce sujet sont plutôt tardives. Il y a un texte theravada, intitulé “Histoires des mânes" (Petavatthu), classé dans les textes mineurs (Khuddaka Nikaya), où l’on voit Mahā Moggallāna (Mahāmaudgalyāyana, Mulian en chinois) visiter le monde des mânes (peta). On y apprend aussi comment Sāriputta sauva sa mère des enfers, en faisant des offrandes aux moines, inventant du même coup le transfert de mérite, très apprécié par les bouddhistes chinois, pour qui la piété filiale est essentielle. Dans le sixième chapitre du Sūtra du Lotus, le Bouddha prédit que Mahāmaudgalyāyana deviendra un bouddha sous le nom de Tamālapatracandanagandha.

Mulian et sa mère en peta

Un autre texte, intitulé le Sūtra Yulanpen ou Ullambana (Yúlánpén-jīng, 盂蘭盆經), aurait été traduit du sanskrit en chinois par Dharmarakṣa (III-IVème s.). Ce texte explique entre autres comment Mahāmaudgalyāyana acquiert ses pouvoirs supranaturels (abhijñā), qui lui permettent d’explorer les mondes des enfers et des esprits, et d’augmenter ainsi le savoir bouddhiste dans ces domaines. Il utilisa ses pouvoirs pour retrouver, et sauver ses parents, par piété filiale. C’est le même texte qui serait à l’origine du Festival des esprits (Festival Zhongyuan, ou Yulanpen, la 15ème nuit du septième mois). Ce festival a lieu pendant le Pravāraṇā, à la pleine lune après la période de vassa, la retraite de la saison des pluies. Mahāmaudgalyāyana retrouva la mâne de sa mère, affamée, mais il ne pouvait la nourrir par son don de riz. Le Bouddha lui suggéra de faire des offrandes au Saṅgha, ce qui permit d’abréger les souffrances de la mère, ainsi qu'une meilleure destinée.

C’est ainsi que Mulian (Mahāmaudgalyāyana) est devenu le patron de la piété filiale en Chine. L’idée a fait son chemin, et toute une littérature (les rouleaux précieux Baojuan 宝卷) s’est développée autour de Mulian, notamment à partir du VIII-IXème siècle[1]. Ainsi, la très célèbre Histoire de Mulian qui sauve sa mère (version illustrée en ligne), une élaboration du Sūtra Yulanpen, qui fut découvert dans un manuscrit de Dunhuang. Il est évident que l'anecdote indienne de Mahāmaudgalyāyana sauvant sa mère tomba à pic pour légitimer un bouddhisme qui eut des débuts difficiles dans une Chine confucéenne, mais la piété filiale était aussi répandue dans la culture indienne.

La tradition récitatrice des “rouleaux précieux”, véritable tradition de spin-off, s’est maintenue jusqu’à nos jours. On y trouve des histoires de réincarnation (Rouleau précieux des trois renaissances [de Mulian]), des descentes en enfer, toujours en compagnie de Mulian, et des sauvetages de mères des enfers. Les textes[2] sont récités pendant les rituels funéraires appelés “récitations des rouleaux des enfers” (Diyu juan 地獄卷), à l’occasion des funérailles de mères de famille. Chacune des récitations des 19 sections du Précieux rouleau de Mulian sauvant sa mère des enfers (Mulian jiu mu diyu baojuan 目蓮救母地獄寶卷) s’accompagne de rituels, et concernent un enfer particulier.

Le Précieux rouleau de la Mare du sang, qui fait l’objet de l’article de Rostislav Berezkin, porte la marque d’influences taoïstes, notamment un rituel intitulé “Rompre la Mare de sang”, qui suit au jour des récitations rituelles. Ce rituel taoïste représente la Mare de sang par un bol de liquide rouge. Du riz intervient également dans le rituel. Mahāmaudgalyāyana voulait donner du riz à sa mère, ce qui lui fut impossible... A la fin du rituel, le dessin de la Mare sur le sol est détruit, et les descendants de la mère décédée ingèrent du liquide rouge.

Il s’agirait d’une tradition bouddhiste-taoïste, qui s’était développée depuis le XII-XIIIème siècle, où la Mare de sang joue un rôle important. Selon les croyances populaires chinoises, après leur mort, les femmes sont captives de la Mare de sang, qui s’est formée dans l'au-delà, à partir du sang féminin perdu pendant les naissances, et les cycles de menstruation. Les rituels expliquent que la retenue des âmes féminines dans la Mare de sang est la conséquence inévitable de l’impureté rituelle des femmes, et que la piété filiale commande aux descendants de sauver leurs mères. Ces croyances se nourrissent également des notions bouddhistes de l’impureté du corps féminin.

Mulian trouve la naissance canine de sa mère

La première mention de la Mare de sang dans un contexte rituel de sauvetage daterait de la deuxième moitié du IVème siècle, et se trouve dans le Précieux rouleau de Mulian sauvant sa mère à s’évader de l’enfer et à renaître au paradis (Mulian jiu mu chuli diyu sheng tian baojuan 目連救母出離地獄生天寶卷). On y apprend comment Mulian trouve "le bol de sang d’Ullambana", qui l’aida à sauver sa mère de l’enfer, d'une naissance successive en peta, puis de sa renaissance finale en tant que chien.
Le Bienheureux dit [à Mulian]: si [tu veux] que ta mère se libère de son corps de chien, tu devrais faire le rituel, le jour du festival Zhongyuan, le quinzième jour du septième mois, et tenir dans la main ce même jour la “Rencontre victorieuse du bol de sang d’Ullambana”. C’est seulement à ce moment-là que ta mère pourra quitter le corps de chien et renaître dans une voie supérieure[3].
La mère de Mulian accède enfin au monde des deva

Pour ceux qui ont l’esprit mal placé, cela pourrait faire penser à une prise d'otage post-mortem des mères, avec une demande de rançon aux enfants survivants.

Mulian et sa pauvre mère


L'enfer pour femmes infertiles (Ubume Jigoku)
A l'aide d'une mèche fine et trop souple, elles doivent creuser la racine de bambou dure... (de l'homme)

L'enfer à trois, pour hommes polygames et pour femmes séductrices (Futame jigoku)

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[1] The Precious Scroll of the Blood Pond in the “Telling Scriptures” Tradition in Changshu, Jiangsu, China, Rostislav Berezkin, National Institute for Advanced Humanistic Studies, Fudan University, Handan Road 220, Shanghai 200433, China; berezkine56@yandex.ru

[2]Other narrative precious scrolls performed on these occasions in Changshu are the Precious Scroll of Dizang (Dizang baojuan 地 藏 寶 卷), Precious Scroll of the Earth God (Tudi baojuan 土地寶卷), Precious Scroll of the Ten Kings (Shi wang baojuan 十王寶卷), and Precious Scroll of the Penitence Rites of the Liang King (Liang wang fa chan baojuan 梁王法懺寶卷; a variant of the Precious Scroll of the Liang King, very popular in the Wu-speaking areas of Jiangnan since the nineteenth century). While the first two are devoted to the origins of deities functioning in the underworld (considered to be deified historical figures, as is typical for Chinese popular religion); the last two (along with the Precious Scroll of Mulian) tell the stories of afterlife retribution and salvation.” Rostislav Berezkin

[3] Yoshikawa, Yoshikazu 2003. ‘Kyû bo kyô’ to ‘Kyî bo hô kan’ no Mokuren mono ni kansuru setsuchô geinô teki shiron, 41: p. 131).


dimanche 12 septembre 2021

Deplorable misogyny

Sogyal Lakar. The quote is from Jetsun Khandro Rinpoche

KuenselOnline
is an online anglophone version of the national Bhutanese newspaper Kuensel. One of its former journalists, Kencho Wangdi (Bonz), published a review and defense of Dzongsar Jamyang Khyentsé Norbu,
DJKN’s Poison is Medecine” under the title The Vajrayanas Cure” (11/11/2021).

In spite of DJKN’s 23 page public letter (“Guru and Student in the Vajrayāna”) the situation around Vajrayāna’s “Guru and Student” relationship was clearly not properly clarified, and no subsequent attempts by DJKN seemed to have brought some sense to Western Vajrayāna students. On the contrary, it somehow led to more confusion and disagreement, until a point where

 Western intellectuals had begun chipping at the cornices of the Vajrayana’s edifice and now they were swinging at the foundation stones with a pickaxe.” -Bonz

 DJKNs latest book is yet another attempt “to clear the dark clouds of “misunderstandings and misapprehensions” in the aftermath of the Vajrayana guru-related scandals. According to Kencho Wangdi (Bonz), one of the main points that DJKN tries to bring home is  “(“I can’t stress this strongly enough!”) to employ their judgment and critical thinking to tell the good gurus from the bad, authentic from the fake, the qualified from the unqualified.”

Guru-student relationship should never be entered into lightly, but it often is. And when things go wrong, the root of the problem—the misunderstanding, error or mistake that was made—can usually be traced back to the moment the student stepped onto the Vajrayana path and first entered into a relationship with a guru.” -DJKN 

According to DJKN and the Kuensel review the misunderstandings, and the problems that may follow from it, are almost entirely on the side of Western students, who seem to keep picking the wrong Teachers. Apparently every Eastern Vajrayāna student knows there are good and bad Teachers, and that it is extremely important to pick a right Teacher, i.e. one who doesn’t abuse his power. If a Teacher does abuse their power, then the student made the wrong choice, because of their lack of “judgment and critical thinking”. This is a classical Vajrayāna disclaimer.

Pick your Guru...
Sogyal Lakar et DJKN au UK en septembre 2016.

Yet, some part of the “dark clouds of misunderstandings and misapprehensions” seem to be due to “the excesses of the Tibetan culture that [...] were invented by humans for a different time and circumstances, but that today have obscured the Vajrayana and led to the lama cult, that led to other problems”. How does a Western student then distinguish between what is an excess of Tibetan culture and Vajrayāna, and between authentic guruvāda and a “lama cult”? More to the point, why do they seem so difficult to distinguish one from another? Do good and bad teachers perhaps mix with each other? Can they be seen in the same circles? Can they be good friends? How does one know a good teacher from a bad one? 
Do doctors and charlatans mix? 

Part of the problem is that not all of today’s Tibetan teachers have received a thorough Dharma education and a surprising number don’t know how to teach. For them, repeating the quintessential Buddhist teachings on shunyata (emptiness), dependent arising, and so on, over and over again, is difficult and tedious, so instead, they teach Tibetan cultural habits dressed up as Buddhadharma (such as how to fold a white scarf or make a torma).” -DJKN

Note that those Tibetan “bad” teachers, “obsessed with who gets the highest throne and by how many inches”, “the privileges a lama’s family members expect”, “the disturbing tulku materialism”, “ the deplorable misogyny”, “the lame and inadequate Dharma bootcamp that today’s Tibetan lamas go through”, are still referred to as “teachers”. In the forests of high thrones, it must be hard for a Western student, to pick the proper one, on which his authentic Guru is seated. As for female students, what is to be considered as “deplorable misogyny” and what as skillful means on the student’s path of Obedience to the Guru?

Vajrayana is not Tibetan culture and Tibetan culture is not Vajrayana”, writes Bonz. Should Vajrayana Buddhism be updated to fit the modern world ? “Absolutely not” says DJKN. Confusion about what is Tibetan culture and what is Vajrayāna, and about who is a good teacher and a bad teacher is of course bad, but no further intervention seems necessary to clear the confusion about what is Tibetan culture and what is Vajrayāna. Those specific “dark clouds of misunderstandings and misapprehensionsdon’t stand in the way of DJKN’s (and others’) project. It’s up to the individual to make the right choices and to take full responsibility for any misunderstanding or unfortunate wrong choice (wrong lama, “lama cult” instead of a proper guru-student relationship, etc).

In order to prevent Vajrayāna from being “updated to fit the modern world”, DJKN and friends are ready to battle like “Talibans of Tibetan Buddhism[1] against “Western intellectuals “cherry-picking” Buddhism”.

[DJKN] is, however, open to the idea of employing “innovative, skillful and easier to understand ways of presenting the Dharma to contemporary students”—which he admits is lacking in the Vajrayana arsenal.” -Bonz

To adapt Vajrayāna’s packaging, introduce more commodification of Buddhadharma, develop Iphone apps, organise management seminars for managers/tulkus ? 

DJKN (and his colleagues) did not defend his colleagues involved in the sex abuse, writes Bonz. Has he seen the Homage page to Sogyal Lakarsparinirvana ? This page has by now considerably shrunk since it first appeared in 2017, because many lamas later withdrew their homages under the pressure of their Western students. On top of these homages, several teachers attacked the whistle-blowers, threatened them with karmic suffering to come, and thus pushed doubting students back to good old guruvadic/lama cultish “reason”.

Photo envoyée par DJKN au site Trungpamaniaque "Chronicles"

DJKN doesn’t make it a secret
he is a great admirer of Chögyam Trungpa, “the General”, for whom “actually the whole teaching is simply emptiness and meekness[2].” Obedience (faith in action) is the essential quality for a student in the Guru-student relationship. Part of the problem with Westerners, apart from their lack of picking the right teachers, is their lack of obedience, or meekness as Trungpa calls it.

Obedience is always a challenge for students. Your guru might, for example, ask you to do the entire Ngöndro three times over -- and of course you should. Or he might tell you to take your knickers off. Interestingly, a surprising number of people have no difficulty taking off their knickers, but really struggle to finish the Ngöndro.” DJKN, “Poison is Medicine” 

I wonder what the source of that interesting and surprising information is. Does it come from “good” or “bad” teachers who, within the guru-student relationship, asked their students to take off their knickers? For non-native English readers, I would also like to point out that the word “knickers” refers to “a piece of underwear worn by women and girls covering the area between the waist and the tops of the legs” (Cambridge dictionary). Lack of judgement and critical thinking, resistance to “obedience”, and on the other hand “ease of taking one’s knickers off”, mainly women and girls… Would that qualify as deplorable misogyny”?

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[1]They proclaimed, for good measure, that what the Vajrayana Buddhism needed perhaps was an “update”.
To Khyentse Rinpoche, this was unacceptable. A fierce guardian of the Buddha’s teachings and of the Vajrayana (he often calls himself the Taliban of Tibetan Buddhism), he takes extraordinary exception to Western intellectuals “cherry-picking” Buddhism and makes no bones about it. As far as he was concerned, the Western intellectuals had begun chipping at the cornices of the Vajrayana’s edifice and now they were swinging at the foundation stones with a pickaxe.” Bonz.

[2] " [Chogyam Trungpa] said, well, the problem with Merwin — this was several years ago — he said, Merwin’s problem was vanity. He said, I wanted to deal with him by opening myself up to him completely, by putting aside all barriers. “It was a gamble.” he said. So I said, was it a mistake? He said, “Nope.” So then I thought, if it was a gamble that didn’t work, why wasn’t it a mistake? Well, now all the students have to think about it —so it serves as an example, and a terror. But then I said, “What if the outside world hears about this, won’t there be a big scandal?” And Trungpa said, “Well, don’t be amazed to find that actually the whole teaching is simply emptiness and meekness.

When the Party’s Over, interview avec Allen Ginsberg dans Boulder Monthly, mars 1979.

mercredi 12 novembre 2014

Le foyer ou la boîte de Pandore



Le bouddhisme est à l’origine une religion de renonçants (pavrajita), pas de pères de famille (gṛhin), l’objectif ultime étant de renoncer à sa vie de laïc, afin de réaliser les objectifs spirituels prônés par le bouddhisme. Comment vivre en bon père de famille tout en gardant l’objectif bouddhiste à l’esprit, sans devenir schizophrène ? Une solution, qui est toujours celle proposée par le bouddhisme nikaya consiste à soutenir les renonçants, aspirer à de meilleures conditions dans les vies à venir, et à agir dans ce sens, tout en construisant du crédit. Agir dans ce sens, cela veut dire aussi pratiquer les cinq (pañcaśīla), dix (daśa kuśala) ou les onze préceptes que l’on trouve dans le Discours demandé par Ugra (S. Ugraparipṛcchā-sūtra T. Drag shul can gyis zhus pa’i mdo).

Ce Discours serait une sorte de sūtra proto-mahāyānique, qui daterait de l’époque avant que le divorce entre arhats et bodhisattvas ne soit consommé. L’idéal du laïc pratiquant, le bodhisattva, semble être de s’approcher le plus possible de celui du renonçant arhat. L’objectif de ce sūtra est d’inciter le bodhisattva à avoir du dégoût pour la vie qu’il mène, de se méfier de ceux avec qui il vie, de pratiquer les perfections, et de persuader les autres à pratiquer les perfections. Faute de quoi, si ses concitoyens devaient prendre naissance dans de mauvaises destinées, les tathāgatas lui en tiendraient rigueur.[1]

La vie de famille y est présentée comme le foyer de tous les maux.[2] C’est d’ailleurs pourquoi le « foyer » est appelé ainsi[3]. Plus particulièrement, l’épouse est la source de tous les maux et le sūtra propose une boîte à outils permettant au bodhisattva laïc de développer une image négative de sa femme : une ogresse, un serpent noir, un crocodile etc. A chaque fois à travers une série de trois pensées misogynes : elle est impure, puante, désagréable, elle est un futur être infernal, animal, habitant du monde de Yama, elle est un fardeau, une obligation, une charge, elle est un grand loup, un monstre marin, un chat immense etc. etc.[4]

L’image la plus positive est sans doute celle-ci :
"Elle est la compagne qui partageait bonheur et plaisir, mais elle ne sera pas la compagne qui partage ma vie suivante, elle est la compagne qui partageait nourriture et boisson[5], mais elle ne sera pas la compagne dans la rétribution des actes, elle est la compagne qui partageait mes plaisirs, mais elle ne sera pas la compagne qui partagera mes souffrances."[6]
Il y a par ailleurs une autre série de méditations permettant de se détacher de son fils (descendance). La vie en société n’était simplement pas une option pour l’idéal de l’éminent bodhisattva, qui a tout l’air d’un arhat raté et frustré, et dont le salut se situe en dehors du foyer, avec les autres renonçants. Le mariage n’est pas un sacrément dans le bouddhisme, mais un fardeau dont il faut se débarrasser au plus vite. En attendant, l’éminent bodhisattva peut pratiquer le don [7] et servir les brāhmaṇas et les śramaṇas, même si ceux-ci se comportent mal. Il le doit par respect de la robe du Bouddha, tout moine défaillant méritant sa grande compassion.[8]

Bref, la vie en famille et en société avait mauvaise presse, mais au moins l’éminent bodhisattva ne pouvait pas se faire d’illusion sur la nature de son environnement, contrairement à ceux qui pouvaient se croire à l’abri de passions mauvaises et de mauvais compagnons. Il était à la fois un pilier de sa famille, de la société dans laquelle il vivait et de la sangha qui lui apprenait à se mépriser lui-même et les siens.

L'Enseignement de Vimalakīrti, ou "Exposé de la loi concernant la libération inconcevable" (S. acintyavimokṣadharmaparyāya) et d’autres écrits du Mahāyāna mettront un peu de baume sur les humiliations subies par les bodhisattvas laïcs, en ridiculisant les héros des renonçants (pavrajita).

***

[1] « O Eminent Householder, in the same way, if there is a bodhisattva living in a village, town, city, kingdom, or capital, if he fails to admonish even a single being and does not cause him to be mindful, if he is bom into any evil rebirth whatsoever, that bodhisattva will be blamed by the Tathagatas. » The Bodhisattva Path: Based on the Ugrapariprccha a Mahayana Sutra (Buddhist Tradition), Jan Nattier

[2] « Moreover, O Eminent Householder, the householder bodhisattva should be knowledgeable about the faults192 of living at home. He should train himself to think as follows: '"Home" is something that destroys the roots-of-goodness, crushes their sprouts, and causes their stems to fall. Therefore it is called "home." "Living at home" is the place of all the corruptions. It is the place of mental fabrication due to the roots of evil. It is the place of foolish ordinary people, the undisciplined, and the unguarded. It is the place of those who do what is not virtuous. It is the place where evil people gather. Therefore it is called "living." "Living at home" is declared to be the place of all painful things. It is the place where the roots of goodness that one has previously cultivated are impaired. Therefore it is called "living at home." » Jan Nattier

[3] « One will be criticized by those who are wise, by the Buddhas, and by the Buddha's disciples. Living there, one will be reborn in the lower rebirths. Living there, one will become devoid of a refuge due to desire. One will become devoid of a refuge due to hatred, fear, and delusion. Therefore it is called "home." Here one does not guard the śīla. » Jan Nattier

[4] Jan Nattier

[5] Peut-être l’origine du mot tibétain bza' zla (époux, épouse, litt. compagnon de table).

[6] « The thoughts that 'she is my companion in happiness and enjoyment, but not my companion in the next world'; that 'she is my companion in eating and drinking, but not my companion in experiencing the ripening of actions’; and that 'she is my companion in pleasure, but not my companion in suffering.’ Eminent Householder, the householder bodhisattva who lives at home should bring forth those three thoughts toward his own wife. » Jan Nattier

[7] « Moreover, O Eminent Householder, by giving at home, the householder bodhisattva should accomplish a great deal of giving, discipline, self-restraint, and gentleness of character. He should reflect as follows: 'What I give away is mine; what I keep at home is not mine. What I give away has substance; what I keep at home has no substance. What I give away will bring pleasure at another [i.e., future] time; what I keep at home will [only] bring pleasure right now. What I give away does not need to be protected; what I keep at home must be protected. [My] desire for what I give away will [eventually] be exhausted; [my] desire for what I keep at home increases. What I give away I do not think of as "mine"; what I keep at home I think of as "mine." What I give away is no longer an object of grasping; what I keep at home is an object of grasping. What I give away is not a source of fear; what I keep at home causes fear. What I give away supports the path to bodhi; what I keep at home supports the party of Mara. » P. 240-241

[8] « Moreover, O Eminent Householder, the householder bodhisattva who lives at home should undertake the eight-fold abstinence. He should wait upon, serve, and honor those brahmanas and sramanas who keep the precepts, possess good qualities, and possess virtuous attributes. And while waiting upon them, serving them, and honoring them faithfully, he should recognize his own offenses. And if he sees a monk who has fallen away from the conduct of a sramana, he should not disrespect him even in the slightest. Rather, he should think to himself: The reddish-brown robe of the Blessed One, the Tathagata, the Arhat, the Samyaksambuddha—who is without stain and who is free from any stain of the defilements—is permeated by morality; it is permeated by meditative absorption, wisdom, liberation, and the vision of the cognition of liberation. This being the case, it is the banner-of- sages of the Noble Ones.’ And having brought forth respect toward them, he should bring forth great compassion toward that monk. » P. 261-262

jeudi 12 décembre 2013

La femme est l'avenir de l'homme



Dans les systèmes dualistes, il y a pour faire court une distinction entre ce qui est pur et ce qui est impur, ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, entre l’invisible et le visible, entre l’esprit et la matière, entre l’actif et le passif. Les religions, toujours dualistes dans leurs méthodes, proposent alors des moyens de purification. La purification, comme son nom l’indique, a pour but de se débarasser graduellement de ce qui est impur, inauthentique, faux, visible, matériel et inerte, et d’accéder ainsi à ce qui est pur, authentique, vrai, invisible, spirituel et actif.

On pourrait ajouter de nombreux autres qualificatifs contraires aux deux listes, p.e. permanent et impermanent, immortel et mortel… Mais, pour faire court, on gardera l’opposition pur-impur dans ce qui suivra. Spatialement, le pur se trouve en haut, comme le ciel, et l’impur en bas. Temporellement, le pur est au commencement, et l’impur arrive par la suite. Le pur est par lui-même, tandis que l’impur est une création. Le pur agit, l’impur patit. Tout ce qui est principe actif est dérivé du pur. La théologie étant depuis toujours une affaire d’hommes, et l’homme créant Dieu à son image, c’est plutôt l’homme qui symbolise le principe actif (pur) qui forme et la femme le principe passif qui est informé et qui engendre (impur). Tant que ce symbolisme et la théologie associée perdure, il y aura des gens pour les prendre au premier degré. Et une théologie n’a pas besoin de poser un Dieu bien défini (bienqu’indéfinissable), si elle admet un principe actif et pur.

On dit que le bouddhisme est une religion athée ou non-théiste, parce qu’elle n’a pas le même type de Dieu que les grandes religions monothéistes. Mais comme le prévoyait Nietzsche[1], le bouddhisme porte beaucoup de marques religieuses. Le Bouddha cosmique est à tous égards semblable à un Homme cosmique (lokapuruṣa), comme le principe actif de l’univers. Symboliquement, ce Bouddha, cet Homme cosmique, ne peut pas être représenté par une femme. Et puisque nous pensons (et décidons) de façon métaphorique selon Lakoff, le choix des images peut avoir des conséquences considérables. Tout le long de l’histoire des religions, nous voyons que les symboles sont banalisés et traités comme les référés vers lesquels ils sont censé pointer. Il en va ainsi pour le symbole Dieu-Nature sous toutes ses formes. Et c’est pour des raisons très « théologiques » que le Bouddha dira :
279 (12)-2S3 (16) (279) « Il est impossible et inconcevable, bhikkhus, qu’une femme puisse être un arahant qui serait un Bouddha parfaitement éveillé...(280)...qu’une femme puisse être le roi cakravartin...(281)...qu’une femme puisse occuper la position de Sakka... (282)... qu’une femme puisse occuper la position de Mara... (283)... qu’une femme puisse occuper la position de Brahma ; cela est impossible. Mais il est possible qu’un homme puisse occuper la position de Brahma ; cela est possible. »[2]
Cela est impossible, car la « Vérité » veut que cela le soit. La Vérité des révélations se situe dans un passé inaccessible. C’est une Vérité qui s’effritera au cours des siècles et des kalpas, avec la dégénération des temps, des gens, des moeurs etc. Il en va de même pour la Vérité (Dhamma) bouddhiste, surtout du fait d’avoir donné aux femmes la possibilité de rentrer dans les ordres, d’avoir rendu possible ce qui était en fait « impossible ».
« Ananda, si les femmes n’avaient pas obtenu (le droit) d’entrer dans la vie sans demeure selon ce Dhamma et cette discipline, la vie sainte aurait duré longtemps, le véritable Dhamma aurait duré mille ans. Mais maintenant que les femmes ont ce droit, la vie sainte ne durera pas longtemps, le véritable Dhamma ne durera que cinq cents ans. » Source
Voir le billet de David Dubois sur la position de la femme au Noble pays (āryadeśa).

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[1] « Après la mort de Bouddha, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre! » (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir - Luttes nouvelles)

[2] Anguttara Nikaya I 28, Sutta 276, Chapitre XV « Impossible » 279 (12)-2S3 (16) (279) "It is impossible and inconceivable, bhikkhus, that a woman could be an arahant who is a perfectly enlightened Buddha...(280)...that a woman could be a wheel-turning monarch...(281)...that a woman could occupy the position of Sakka... (282)... that a woman could occupy the position of Mara... (283)... that a woman could occupy the position of Brahma; there is no such possibility. But it is possible that a man could occupy the position of Brahma; there is such a possibility." Source

lundi 19 mars 2012

Viens Baddha




Le Therīgāthā est une section de versets (P. gāthā) composés par des renonçantes (P. therī, litt. Bhikkhunī anciennes) appartenant à la communauté bouddhiste primitive, classée dans le Khuddaka Nikaya. 73 poèmes, rangés selon leurs longueurs en 13 chapitres. On y respire un air de liberté. Ainsi par exemple, la mère de Sumangala, qui débarrassée de son mari fabricant d’ombrelles (et obsédé sexuel ?), s’écrie :
Libre, libre
totalement libre
  de mon pilon,
  de mon mari sans vergogne
avec son atelier d’ombrelles,
  et de mon vieux mortier moisi
qui sent le serpent aquatique.
L’aversion et la convoitise
tranchées d’un seul coup
je me suis installée au pied d’un arbre
où j’ai médité tranquillement
quelle tranquillité !

[Traduction libre d’après Thanissaro Bhikkhu, Therigatha II.3 -- Sumangala's Mother]. 
J’ai remplacé la traduction « pot » par mortier, pour aller avec le pilon. Il me semble que les oustensiles « pilon et mortier » ne sont pas choisis au hasard... On peut supposer que puisqu'elle s'appelle "la mère de Sumangala", que son fils Sumangala faisait aussi partie de la communauté du Bouddha. On peut imaginer que Sumangala, en voyant la souffrance de sa mère, lui avait proposer de rejoindre le Bouddha parce qu'il savait qu'elle y serait bien. Ces poèmes montrent un Bouddha beaucoup moins misogyne que celui de la tradition qui a suivi.

Puis, l’histoire émouvante de l'ancienne ascète Jaïne Bhaddā kuṇḍalakesā.
Je voyageais revêtu d’un seul morceau de tissu
La tête rasée, couverte de poussière
Trouvant faute où il n’y en avait pas
Et n’en voyant pas où il y en avait[1]
A la fin de la journée
Je suis allée au Pic des vautours (P. gijjhakūṭa)
Où j’ai vu le Bouddha dépassionné (P. virajaṃ buddhaṃ)
Vénéré par sa communauté de mendiants
J’ai joint les mains devant lui
Je me suis humblement mise à genoux
« Viens Baddha », me dit-il (P. Ehi bhaddeti)
M’accueillant ainsi dans son ordre
Pendant cinquante ans, j’ai voyagé libre de dettes,
A Aṅgā, au Magadhā, à Vajjī
A Kāsī puis à Kosalā
Vivant de ce que ces pays m’offraient
Puis, il y avait ce bienfaiteur – quel grand sage (P. sappañño) -
Qui fit don d’une robe à Baddha
Désormais libre de tous les liens
[2]
Thig 5.9 PTS: Thig 107-111 [Traduction libre d’après Hellmuth Hecker & Sister Khema]
Emouvante, car après tout ce qu’on a écrit[3] sur le refus initial, les hésitations, l'insistance d'Ānanda, les demandes de sa tante et mère adoptive Mahāpajapati, puis l’acceptation à contre-cœur du Bouddha, qui aurait même précisé que cela augurait mal pour la pérennité de la communauté, voilà que dans ce texte ancien[4] il dit tout simplement et sans aucune autre forme de rituel « Viens Baddha ».

***
Illustration : Mahavira donne un enseignement aux moines et nonnes de sa communauté. Manuscrit de Kalpa Sutra (Livre Jain de rituels). Metropolian Museum of Art.

[1] Les jaïns ont des règles beaucoup plus strictes que celles du Vinaya bouddhiste. Le Bouddha préconise un chemin du milieu, donc non ascétique.  
[2] Yo bhaddāya cīvaraṃ adāsi vippamuttāya sabbaganthehīti
[3] Voir par exemple le chapitre 10 du Cullavagga du Vinaya
[4] Voir le billet de Jayarava à ce sujet. Le professeur Richard Gombrich avait donné une série de conférences en 2006, pendant lesquelles il dit que l'idée de l'hésitation du Bouddha d'admettre des femmes dans sa communauté était sans doute une falsification ultérieure. 


Pour la version Pāli des versets.

Traduction de Thanissaro Bhikkhu


So freed! So freed!
So thoroughly freed am I --
from my pestle,
my shameless husband
& his sun-shade making,
my moldy old pot
with its water-snake smell.
Aversion & passion
I cut with a chop.
Having come to the foot of a tree,
I meditate, absorbed in the bliss:
"What bliss!"


c: The Former Jain Ascetic
translated from the Pali by
Hellmuth Hecker & Sister Khema
© 1998–2012

I traveled before in a single cloth,
With shaven head, covered in dust,
Thinking of faults in the faultless,
While in the faulty seeing no faults.
When done was the day's abiding,
I went to Mount Vulture Peak
And saw the stainless Buddha
By the Order of Bhikkhus revered.
Then before Him my hands in añjali
Humbly, I bowed down on my knees.
"Come, Bhadda," He said to me:
And thus was I ordained.
Debt-free, I traveled for fifty years
In Anga, Magadha and Vajji,
In Kasi and Kosala, too,
Living on the alms of the land.
That lay-supporter — wise man indeed —
May many merits accrue to him!
Who gave a robe to Bhadda for
Free of all ties is she.