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vendredi 23 octobre 2020

Le mythe fondateur du vajrayāna


Bhairava et Kālarātrī foulés sous les pieds de Cakrasaṃvara (détail HA1090)

L'origine de Cakrasaṃvara, racontée par Jamgoeun Kongtrul (1813 - 1899)[1].
“Il est dit que les manifestations successives (tib. rgyun) de Cakrasaṃvara sont révélées par tous les bouddhas depuis le non-commencement[2]. Il est dit que le Bouddha a enseigné, ce qui a été révélé depuis le non-commencement. Cela fut révélé pendant l’âge “à deux qualités[3] (skt. dvapara yuga) du présent éon (skt. kalpa), à Jambudvīpa, au lieu où Rudra Bhairava fut dompté, par le biais du Corps d’émanation du Heruka résultant, à un entourage composé de bouddha et de bodhisattvas, de Guerriers (skt. vīra) et Guerrières (skt. vīrinī) des cinq clans (skt. kula), du Compilateur ésotérique (skt. guhyaka tib. gsang bdag) [Vajrapāṇi], ainsi que de la suite de Rudra Bhairava. Tous ceux furent initiés et reçurent les explications du tantra à plusieurs reprises.

Pendant le dernier âge dit “de conflits” (skt. kaliyuga), Rudreśvara Mahābhairava apparut sous les apparences correspondantes [à ses quatre activités] de pacification, d’enrichissement, de fascination et de l’activité violente, et en compagnie de ses femmes [respectives], sur les flancs du Nord et de l’Est du Mont Meru, ainsi qu’en son centre, dans le monde des “deva contrôlant les créations d’autrui” (tib. gzhan 'phrul dbang byed skt. para-nirmita-vaśa-vartino), au Magadhā et ailleurs, notamment les 24 haut-lieux (skt. pīṭha) et les 8 charniers, ayant sous son commandement les deva, gandharva, yakṣa, rakṣa, nāga, et les non-humains, chaque groupe sous-divisé en quatre, ce qui fait 24, ainsi que les quatre kinnara (tib. mi ‘am ci) et les quatre “sorcières” piśācī (tib. phra men (ma)), qui font 8[4]. Ainsi [Rudra Mahābhairava] contrôla tous les lieux de Jambudvīpa, et pervertit les rites (tib. las log pa la[5]), en s’y rendant en personne, ou en y installant d’autres à sa place.

Le Guide Vajradhara s’est parfaitement éveillé à travers le quintuple éveil manifeste [abhisaṃbodhi], et tout en demeurant continuellement dans l’étendue réelle (skt dharmadhātu), enseigne à Akaniṣṭha le Dharma de la Lumière naturelle (skt. sahajaprabha) à d’innombrables bouddhas et bodhisattvas. Comprenant qu’il était temps de dompter Rudreśvara et sa suite, il s’est manifesté en le Corps fonctionnel du Heruka résultant, est allé au sommet du Mont Meru, et avec les Jina des cinq Clans a émané un palais céleste avec des dieux, des Guerriers, des Guerrières, etc. Puis, le Guide [Vajradhara] demeurant en l’absorption du Corps symbolique, vit les êtres à convertir, et créa divers cercles de maṇḍala d’un milliard de mondes à quatre continents. Dans notre monde Jambudvīpa à quatre continents, il manifesta Cakrasaṃvara à quatre visages et à douze bras, qui dompta Bhairava et Kālarātrī (tib. dus mtshan) en les foulant sous ses pieds. Les cercles de [dieux et génies] émanés [par Vajradhara] prenaient les 24 haut-lieux et les 8 charniers, en y domptant tous les méchants (skt. raudratā). Le Bienheureux s’installa au centre du maṇḍala dans le palais céleste au sommet du Mont Meru avec autant de bouddhas et de bodhisattvas qu’il y a des poussières sur le Mont Meru, avec Rudra Bhairava et ses suites, ainsi que tous les demi-dieux fortunés, et à la demande de Vajrayoginī il expliqua le tantra-racine (skt. mūlatantra), et à la demande de Vajrapani les tantras explicatifs (tib. bshad rgyud skt. vyākhyātantra). Il y eut en plus diverses autres façons de l’expliquer.”
Les tantras sont apparus longtemps après le parinirvāṇa de Bouddha Śākyamuni, qui durant sa vie avait enseigné aux “auditeurs” (skt. śrāvaka). Le canon pāli n’est cependant pas la collection des “notules” de cet enseignement, et a été mis par écrit et compilé plus tard. Pour authentifier les enseignements du Bouddha qui appartiennent au mahāyāna et au vajrayāna, leurs fidèles ont développé la théorie que le Bouddha avait un Corps symbolique, qui lui permettait d’enseigner sans limitation spatio-temporelle. Il aurait également eu la capacité d’enseigner simultanément à différents lieux. Sous son aspect ésotérique, le Bouddha, en tant que Vajradhara, enseigne continuellement. Et puis, certains disent même que le Dharma résonne en permanence dans tout l’univers, pour ceux qui savent l’entendre.

Shiva abat le démon Andhaka (c. 1590),
traduction du Harivamsa d'Akbar


Selon la tradition bouddhiste ésotérique, les tantras, et dans ce cas particulier le Tantra de Cakrasaṃvara, ont toujours existé. Jamgoeun Kongtrul explique que tout comme les autres bouddha, notre Bouddha aussi a enseigné ce tantra. Dans son Corps fonctionnel de “Heruka résultant” (tib. 'bras bu'i he ru ka), qui est un terme technique du vajrayāna, et qui semble vouloir suggérer ici que le Bouddha avait pratiqué le Tantra, et que cette manifestation spontanée ultérieure en tant que Heruka, en fut le résultat. Sinon, la pratique du Tantra implique la génération du Heruka causal par son sādhana. Jamgoeun Kongtrul explique ensuite comment notre Bouddha ait pu avoir accès à ce Tantra. Le mythe fondateur du vajrayāna s’appuie sur la mythologie qui entoure Rudra Bhairava, et la nécessité de l’apparition du vajrayāna est présentée ici comme une réponse à "la perversion" du Dharma par l’influence de Rudra Bhairava.

Vajradhara sous son aspect de Heruka ne va pas présenter une autre doctrine, mais corriger (re-pervertir) celle de Rudra Bhairava, en la réinterprétant dans un sens bouddhiste ésotérique, en parfait conseiller en communication (spin doctor). Il dompte Rudra Bhairava et tous ses troupiers, en les mettant à son service. Les formes et les méthodes sont préservées en grande partie, c'est surtout le sens qui change… Enfin, tel était l’intention du vajrayāna, est-ce que le sens a réellement changé ?

Les matériaux tantriques de Cakrasaṃvara seraient apparus au VIIIème siècle (selon David B. Gray), mais la subjugation de Mahādeva par Vajrapāṇi est déjà racontée dans le Sarvatathāgata-tattvasaṃgraha Sūtra (Gray[6]). C’est Vajradhara qui est à la manoeuvre dans la subjugation de Rudra Bhairava par le biais du Heruka Cakrasamvara. Les heruka étaient initialement connus comme une classe de génies subordonnés, mentionné dans le Subāhuparipṛcchā Tantra[7]. Saṃvara avait aussi une longue histoire derrière lui[8]. Une forme de heruka "promu" apparaît dans le Samayoga ou Sarvabuddhasamayoga-ḍākinījālasamvara (fin VIIème ou début VIIIème selon Gray), qui a plusieurs commentaires, où le Heruka promu est identifié à Vajradhara. Le Heruka apparaît suite à une période de chaos dans le monde[9]. Je pense que ce texte et ses commentaires ont pu servir de source au mythe fondateur raconté par Jamgoeun Kongtrul ci-dessus. Dans le commentaire de Indranāla, celui-ci raconte que Vajradhara aurait initialement pris cette forme pour dompter Indra. C’est plus tard, que dans ce mythe, Indra fut remplacé par les divinités śaiva de l’époque (p. 40). Gray (p. 38) fait aussi quelques observations intéressantes au sujet de la possible origine pré-aryenne d’un Saṃvara à tête de buffalo... (prototype de Mahishâsura ?)

La version du mythe (de Jamgoen Kongtrul) raconte de façon assez désinvolte que Vajradhara prend la forme d’un dieu-démon śaiva, pour subjuguer les dieux śaiva avec compassion, qu’il prend ensuite sous sa tutelle. Les pratiques (et donc aussi leur idéologie) sont préservées, tout en les transformant. Cela permet aux bouddhistes ésotériques d’avoir accès aux siddhis, que sont censé apporter les pratiques śaiva. Cette approche est appelée “habile” (upāyakauśalya), et permet l’incorporation de toutes sortes de pratiques, pas uniquement śaiva. Il est dit souvent que le vajrayāna est apparu pour guider les êtres de l’âge des conflits, par des pratiques à leur niveau, et adaptées à leur manière de vivre, leurs valeurs etc. Le vajrayāna implique ainsi que le message n’est donc pas dans la forme ("the medium is the message", McLuhan), à cause de l’habileté dans les moyens. Les formes (heruka, etc.) sont des formes vides disponibles à Vajradhara, pour guider les êtres. En revanche, sans l’habileté en les moyens, on ne pratique que des formes vides.

On note cependant que l’adaptabilité et la créativité des débuts du vajrayāna ne sont plus à la manœuvre, et ont été remplacées par la conformité (“compliance”) à la Tradition. Vajradhara semble moins créatif, et il a du mal à se glisser dans de nouvelles formes contemporaines. Ses fidèles récitent-ils les mantras “à toutes fins utiles” avec habileté, ou au premier degré ?

***

[1] Shes bya kun khyab (1985, M 17049(3)25, vol. stod cha, p. 369-370. Ce n’est certainement pas la source de ce mythe, mais c’est la version racontée au XIXème siècle, et qui est toujours celui ayant cours dans les milieux bouddhistes tibétains.

[2] Donc éternellement, puisqu’atemporel. Traduire par “les temps sans commencement” introduit une notion de temps.

[3] Durant un éon, le monde, Jambudvīpa, passe par quatre époques. Le quartier de la perfection, lorsque les quatre qualités, Dharma, richesses, désirs et bonheurs sont au complet. Le quartier aux trois qualités, où l’une de ses qualités fait défaut et les 3 autres sont présentes, le quartier aux deux qualités, etc.

[4] La logique des nombres semble suggérer que les 24 premiers génies fréquentent les 24 haut-lieux, et 8 derniers les 8 charniers.

[5] Pas certain de la traduction, mais la particule “shing” après le verbe “bsdus” suggère que la particule “las” ne marque pas une différentiation.

[6] David B. Gray, The Cakrasamvara Tantra : A Study and Annotated Translation, American Institute of Buddhist Studies (2007).

[7] "At night gods, titans (asura), goblins (piśācī, sha za), and herukas (khrag 'thung ba,) wander unresisted in the world, harming beings and wandering on." Davidson 2002, 213.

[8] Voir 2.2 The Origin of Heruka, p.35 dans David B. Gray, The Cakrasamvara Tantra : A Study and Annotated Translation, American Institute of Buddhist Studies (2007.

[9] Note de Gray : “According to the commentator Surativajra (400a), the story takes place in the kṛtayuga during the time of Kasyapa Buddha, while Indranala (296a) sees it as occurring six eons ago during the lifetime of the Buddha Vīracandra.” 

Texte Wylie :


[[/bde mchog thog ma med nas rgyal bas gsungs/ /gnyis ldan dus su 'bras bu'i he ru kas/ /dzam bu'i gling du 'khor la bskyar nas bshad/ /rtsod dus drag po chung ma 'khor bcas khyis/ /gnas yul dus khrod rnams la dbang byed tshe/ /sprul pas btul nas dkyil 'khor bkod de gsungs/ /]]

'khor lo bde mchog gi rgyun rnams ni thog ma med pa'i dus nas sangs rgyas thams cad kyis bstan par bshad pa dang/ thog ma med par ston pa 'di sangs rgyas nas bstan par bzhed pa dang/ gnyis ldan gyi dus drag po'i 'jigs byed btul ba'i gnas dzambu'i gling 'dir ston pa sprul pa'i sku 'bras bu'i he ru kas 'khor sangs rgyas byang sems rigs lnga'i dpa' bo dang dpa' mo/
sdud pa po gsang bdag /drag po' jigs byed 'khor dang bcas pa rnams la dbang bskur zhing rgyud bskyar nas bstan par bshad pa dang/ rtsod ldan gyi dus drag po 'jig byed dbang phyug chen po zhi rgyas (om 105 ba) dbang drag gi sku bzhi chung ma dang bcas pas ri rab kyi byang shar dang dbus dang gzhan 'phrul dbang byed dang ma ga dhaa rnams su gnas te yul nyer bzhi dang dur khrod brgyad rnams de'i rjes 'jug gi lha dang dri za dang gnod spyin dang srin po dang klu dang mi ma yin rnams bzhi bzhir dbye bas

Sheja Dzo Chapter 3.2 volume1 (page 370)

nyer bzhi dang/ mi 'am ci bzhi dang phra men bzhi ste brgyad kyis bzung nas dzambu'i gling thams cad dbang du bsdus shing las log pa la rang yang zhugs nas gzhan yang 'god par byed pa'i dus/ ston pa rdo rje 'chang byang chub pa lngas mgnon par rdzogs par sangs rgyas te chos kyi dbyings kyi ngang nas 'og min du sangs rgyas byang sems dpag tu med pa la 'od gsal lhan cig skyes pa'i chos bstan/ drag po dbang phyug 'khor bcas 'dul ba'i dus la bab par mkhyen te sprul sku'i 'bras bu'i he ru kar bzhengs nas ri rab kyi rtse mor byon pa la rigs lnga'i rgyal bas gzhal yas khang dang dpa' bo dpa' mo la sogs pa'i lha rnams sprul te phul bas ston pa nyid lons sku'i ting nge 'dzin la bzhugs nas gdul bya la gzigs te gling bzhi bye ba phrag brgyar dkyil 'khor gyi 'khor lo sna tshogs pa spros/ dzambu'i gling 'dir bde mchog zhal bzhi phyag bcu gnyis par sprul nas 'jigs byed dang dus mtshan zhabs 'og tu mnana zhing btul/ sprul pa'i 'khor rnams kyis kyang yul nyer bzhi dang dur khrod brgyad bzung ba'i ma rungs pa rnams btul/ ri rab kyi rtse mor bcom ldan 'das gzhal yas khang du 'khod de 'khor dkyil 'khor la 'khod pa dang sangs rgyas byang sems re rab kyi rdul dang mnyam pa dang/ drag po'i 'jigs byed 'khor bcas dang/ skal pa dang ldan pa'i lha mi dang bcas pa la rdo rje rnal 'byor mas zhus te rtsa rgyud dang/ phyag rdor gyis zhus te bshad rgyud rnams gsungs par bzhed pa dang/ gzhan yang bshad tshul sna tshogs pa snang ngo/


dimanche 19 juin 2016

Réchungpa, l'enfant terrible de Milarepa


Le fils prodigue, Rembrandt


Le Milarepa que nous connaissons surtout est celui né de l’imagination de Tsangnyeun heruka (gtsang smyon he ru ka sangs rgyas rgyal mtshan 1452 - 1507), et publié dans la vie et les chants de Milarepa (tib. rnam mgur). Le volume des chants est quelquefois considéré comme le commentaire de l’hagiographie.[1] La version des Chants de Tsangnyeun heruka a un objectif très clair : promouvoir la voie des expédients (sct. upāyamārga) yoguique, que l’on considère descendre de Réchungpa, le disciple de cœur (tib. thugs sras)[2] et d’autres grands disciples yogi de Milarepales douze grand fils [répas], tib. bu chen bcu gnyis) et montrer comment Milarepa fut le détenteur de ces méthodes. Autrement dit, il veut authentifier des méthodes apparues plus tardivement à Milarépa, par la composition de l’hagiographie et des Chants et la compilation des diverses transmissions aurales (tib. snyan brgyud) qui descendraient de Réchungpa.

Tsangnyeun heruka a véritablement voulu incarner Milarepa tel qu’il le voyait. Il s’identifie à lui et on n’échappe pas à l’impression qu’il a sans doute mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Réchungpa[3]. La vie de Réchungpa traverse les Chants de Milarepa comme un fil rouge et l’on trouve des références de toutes les diverses transmissions aurales (tib. snyan brgyud) dans les Chants.

C’est dans la 10ème histoire (ras cgung pa dang mjal ba’i skor[4]) que Réchungpa apparaît pour la première fois. On y apprend que Milarépa lui apprit la chaleur mystique (tib. gtum mo) et que Réchungpa avait contracté la lèpre par un mauvais sort et qu’il devait aller en Inde, pour être guéri par un certain gourou Balacandra. Après son retour, il rejoint Milarepa.

Réchungpa fait son retour dans la 23ème histoire (na ro bon chung btul ba’i skor[5]) où il atteint l’éveil. Lors d’un gaṇacakra avec ses disciples, des ḍākinī viennent leur offrir des dons célestes. Dans la 25ème histoire (Ras chung ma dang mjal ba’i skor[6]), Réchungma, une ḍākinī réincarnée en une jeune femme de bonne famille et ses quatre amies entrent en scène. Réchungma enlève la pierre de jade qu'elle porte dans sa ceinture et l'offre à Réchungpa. Elle devient son disciple et médite avec lui et les autres yogis. Milarepa pensa que Réchungma en tant que « ḍākinī qualifiée » ferait une bonne partenaire pour un yogi (tib. mstan ldan gyi rnal ‘byor ma spyod pa’i grogs su ‘od pa). Elle lui donna toutes les instructions, et ordonna à Réchungpa de s’occuper d’elle. Elle servit de partenaire à la pratique de Réchungpa (tib. re zhig gi bar du ras chung pa’i thugs dam gyi grogs mdzad p. 429).

Les Chants intègrent également une série d'histoires (tshe ring mched lngas drod nyul ba dang zhus lan gyi rim pa p. 451) où figurent la déesse Tseringma et ses quatre sœurs, qui viendraient de Ngendzongpa et de son maître Bodhirāja. Selon ces sources, Tséringma et ses sœurs auraient servi de partenaire sexuelle (sct. karmamudrā) à Milarepa. En fait, le chapitre de Tseringma et les pratiques qui y sont expliquées correspondent à la série de six états intermédiaires (bar do drug gi khrid yig) de Karma Lingpa (1326–1386). Tséringma et ses sœurs font référence à Guru Padmasambhava (tib. slob dpon pad+ma ‘byung gnas p. 503), qui de retour du Tibet, les aurait données les instructions ésotériques. Et en plus, en Inde, elles auraient, dans le charnier Obscure et bruyant (tib. dur khrod mun pa sgra sgrog) étaient initiées par le maître Digvarman (slob dpon phyogs gyi go cha) et Kṛṣṇācāryavratapāda (brtul zhugs spyod pa nag po zhabs) dans le grand maṇḍala. C’est la raison pourquoi elles seraient des récipients qualifiés pour Milarepa. Milarepa leur donne les instructions des six bardos, très proches de celles de Karma Lingpa. A la fin de celles-ci Tséringma promet de désormais toujours suivre Milarepa et d’être sa mudrā[7]. L’instruction et la pratique de la karmamudrā suivent (pp. 517-521).

Ce passage dans les Chants sert à fournir la preuve de la pratique de karmamudrā par Milarepa (1052-1135) dans le cadre des instructions des six bardos. Le même type d’instructions que le terteun Karma Lingpa (1326–1386) avait redécouvert plus de 200 ans plus tard. Il faudrait comparer les textes de ces instructions. Les instructions de karmamudrā de Milarepa auraient ensuite été transmises à un certain Bodhirāja puis à Ngendzongpa, pour finalement être intégrées dans la collection des transmissions aurales de Tsangnyeun heruka (1452-1507). On pourrait imaginer que les instructions des six bardos de Karmalingpa aient pu être récupérées puis intégrées comme une transmission aurale, qu’il fallait authentifier par d’autres moyens (hagiographiques). C’est une possibilité. J'y reviendrai sans doute.

Poursuivons le fil rouge de Réchungpa dans les Chants de Milarepa. Suite à l’épisode du conflit avec les moines scolastiques, Réchungpa avait honte du manque d’érudition de son maître et souhaitait aller en Inde (ras chung ti pu’i skor p. 556) pour sa formation scolastique. C’est dans ce chapitre que nous apprenons que Milarepa n’avait reçu que quatre des neuf instructions du Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu) que Tailopa/Tillipa aurait reçu directement de Vajravarāhī. Marpa aurait dit à Milarepa que les cinq autres instructions seraient encore disponibles en Inde et qu’un disciple de Milarepa les obtiendrait d’un disciple de Nāropa. Réchungpa part en Inde avec un groupe de quinze moines sous la direction d’un lama (dzogchenpa) du nom de Kyiteun (tib. kyi ston). Au Népal, Réchungpa rencontre Bharima, une disciple (et peut-être la femme) de Tipupa, à son tour un disciple de Nāropa[8], qui transmet les instructions à Réchungpa, que celui-ci pratiquera avec sa femme Bharima. C’est dans l’hagiographie de Réchungpa que nous apprenons que Tipupa vit au Népal. Dans les Chants, c’est en Inde que Réchungpa le rencontre.

Pendant le même voyage, « de retour de l’Inde », Réchungpa fait la rencontre de la yoginī Machig la Reine des siddhas (tib. ma gcig grub pa’i rgyal mo), qui lui transmets les Instructions de la vie infinie.

L’histoire de la corne du yack (gyag ru’i skor, p. 578) raconte le retour de Réchungpa et les retrouvailles avec Milarepa. Réchungpa montre avec fierté tout ce qu’il avait trouvé en Inde/Népal, mais Milarepa n’est pas impressionné. Milarepa dit qu’il était très satisfait des six yogas et de la mahāmudrā et que ce voyage en Inde était en fait inutile.[9] Dans l’histoire suivante (rkyang mgur gyi skor, p. 597), en absence de Réchungpa, brûle la plupart des textes que celui-ci avait ramenés. En rentrant, Réchungpa sentant une odeur de brûlé se fâcha contre Milarepa quand il vit ce qu’il avait fait. Pour regagner la confiance de Réchungpa, Milarepa montre un miracle après l’autre mais sans impressionner Réchungpa qui lui dit en boudant « Tes miracles sont comme des jeux d’enfants, tu en fais tellement que ça en devient ennuyeux, rends-moi mes textes ! » Finalement quand Milarepa s’envole de plus en plus haut et que Réchungpa a peur de le perdre, il se repentit. Milarepa ne garde que les cinq instructions du Cycle et dit que les autres textes ne sont que des mantras hérétiques (tib. mu stegs kyi ngan sngags p. 609). Ils ne disparaîtront cependant pas tout à fait

La fin des Chants consiste en une série d’histoires diverses (kha ‘thor sna tshogs kyi skor p. 678 etc.), qui ont peut-être été ajoutées ultérieurement. Le Milarepa qui y est présenté devient quelquefois un peu caricatural, c’est souvent le thaumaturge plutôt que l’ami spirituel que l’hagiographe montre. L'hagiographe, en bon communiquant, semble y planter des « éléments de langage ».

L’histoire sur l’initiation et la consécration (dbang bskur dang rab gnas kyi skor p.701) nous montre comment Milarepa confère l’initiation-vase (tib. rin chen bum chu’i dbang bskur) d’une lignée aurale (tib. mkha’ ‘gro snyan brgyud kyi gdams ngag). Non seulement, Milarepa fut détenteur de la lignée aurale, il l’avait aussi transmise. Qui furent présents ? Sont mentionnés nommément Réchungpa et Ngendzongpa « etc. ». Gampopa n’y est pas par exemple. Le vase s’élève dans le ciel et confère lui-même l’initiation (bum ba rang gis dbang bskur la/) faisant descendre les sagesses, la compassion des lamas de la lignée kagyu (bka’ brgyud bla ma’i thugs rje yin). Cette histoire courte finit par montrer comment Milarepa consacre (tib. rab gnas) une représentation de Vajravārāhī peinte par Réchungpa, en faisant pleuvoir des fleurs amenées par les ḍākinī venues de la Terre pure du corps réel du Bouddha (tib. rgyal ba chos sku’i zhing khams nas).

L’histoire de la chanson à boire (chang glu’i skor, p. 718) constitue un autre élément traditionnel des lignées réchungpistes. Ici, c’est Milarepa qui pousse ses compagnons à boire et qui leur montre la meilleure façon.
« Je suis un yogi qui boit
Premièrement, parce que le corps réel (sct. dharmakāya) s’y manifeste clairement et authentiquement
Deuxièmement, parce que c’est le Bouddha dans son corps imaginal (sct. saṃbhogakāya)
Troisièmement, parce que le corps apparitionnel (sct. nirmāṇakāya) se manifeste en tout
Ce boisson fermenté qui coule constamment
Les prédisposés le boivent comme du nectar (sct. amṛta)
Et d’éventuels non prédisposés sans hésitation
. »[10]
L’histoire suivante (ram ldings gnam phug ma’i skor, p. 724) met en scène Réchungpa et Drigompa (‘bri sgom pa) en train de discuter longuement sur les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Un autre thème qui revient souvent dans les hagiographies kagyupas (p.e. dans La Vie de Marpa, p. 83 éd. Claire Lumière). Pour les Réchungpistes, la part de Nāropa, ce sont les six yogas et la part de Maitrīpa la mahāmudrā.[11] Cette discussion récurrente reflète sans doute des débats au sein des écoles kagyupas. Milarepa fait un chant dans lequel il tente des réunir les deux points de vue. Réchungpa est invité par des bienfaiteurs et s’absente pendant trop de jours. Quand il revient Milarepa s’est enfermé chez lui. Réchungpa est encore trop enclin aux huit soucis du monde selon Milarepa.

Dans l’histoire suivante (ras chung dbus bzhud kyi skor p. 731), Réchungpa veut rendre visite à ses propres disciples dans la province de Ü (tib. dbus). Milarepa pense qu’il n’est pas encore prêt. Réchungpa résiste et Milarepa finit par accepter. Avant de laisser partir Réchungpa, Milarepa lui donne les derniers conseils. Il le prévient notamment contre une « chienne » (« bitch ») à Ü qui lui attrapera le pied[12]. Il lui recommande de ne pas oublier son lama et sa pratique quand cela lui arrivera. Après son départ, Milarepa est triste : « Il y a beaucoup de répa, mais un comme Réchungpa est difficile à trouver. »[13] Dans la province Ü, Réchungpa alla au monastère kadampa de Dyayul (tib. bya yul bka’ gdams kyi grwa sar) où il fut nommé Khenpo Mindrol ? (tib. mkhan po smin grol la bkod pa ?). Il s’y attacha à une aristocrate (tib. lha lcam) du nom de Dame Dembou (lha lcam ldem bu) ; la « chienne », contre laquelle Milarepa avait prévenu Réchungpa et dont Milarepa viendra le libérer. C’est le sujet de la suite de l’histoire du voyage à Ü (dbus bzhud phyi ma’i skor, p. 779).

Pierre de jade olmèque pour culte d'offrande

Milarepa se transforme en un mendiant et se rend à la maison du couple. Réchungpa, ne le reconnaît pas mais lui offre une grosse pierre de jade (tib. g.yu). C’est le don de la pierre de jade qui causera une dispute dans le couple qui se sépare. En rentrant chez Milarepa et ses yogis, Réchungpa voit la pierre de jade au milieu d’un maṇḍala préparé pour une initiation. Il se rend compte que Milarepa l’avait libéré de sa relation avec l’aristocrate :la « chienne ». A la fin de l’initiation, le répa Zhi ba ‘od se lève et dit : « Pourquoi quelqu’un comme Réchungpa, qui maîtrise parfaitement le corps subtil aurait encore besoin de la protection de Milarepa quand il prend une femme pour le yoga sexuel ? » Milarepa répond : « Pour cette pratique, il faut connaître le moment opportun et les bonnes conditions. »[14] Cette épisode rappelle par ailleurs le sauvetage de Goraknāth de son gourou Matsyendranāth retenu captif par des femmes. Il faudra revenir sur le symbolisme de la pierre de jade dans les Chants.

Dans la même histoire, Milarepa recommande à Réchungpa de s’établir à Loro (lo ro), près de la forêt Dyarpo (byar po’i nags) à proximité de la montagne Shambo (sham po’i gangs) à la frontière tibétaine (tib. rdo bod kyi mtshams su), où il pourra se rendre utile à tous les êtres. Et notamment à tous les détenteurs des lignées kagyupa qui auront besoin d’être affiliés aux transmissions aurales (snyan brgyud) de Réchungpa… Mais, en tant que disciple de cœur, il est important que Réchungpa soit présent au moment de la mort de Milarepa, contrairement à Gampopa qui sera absent et arrivera en retard. Milarepa lui demande donc de venir le quatorzième jour (tshes bcu bzhi pa) du mois du cheval (rta'i zla ba) de l’année du lièvre (1135, shing mo yos). « C’est très important ! ». Dans le chant qui suit, Milarepa loue Réchungpa pour être le plus véritable (tib. don po) fils de ces quatre fils (bu bzhi’i nang na don po khyod, p. 787). Quand Réchungpa résida au temple forestier de Shar mo, Dame Dembou venait le voir accompagné de son oncle frappé de lèpre. Elle était méconnaissable, sans argent, ayant subie des épreuves physiques et mentales. Le chant qui suit raconte en détail le déroulement de la dispute au sujet de la pierre de jade et de la séparation. Réchungpa lui donne une pépite d’or, pour qu’elle puisse purifier ses péchés, pratiquer les rituels et les mantras et atteindre les siddhis. Réchungpa s’occupa d’eux par compassion. Elle devint une grande yoginī.

Ici se termine le fil rouge de l’histoire de Réchungpa et des transmissions aurales dans les Chants de Milarepa. On voit que tous les ingrédients des lignées yoguiques réchungpistes sont présents (banquets, ḍākinī, bière, femmes difficiles, miracles volontaires…). Dans les Chants, qui montrent différents profils de Milarepa, on trouve le Milarepa naturel (sahaja) doublé d’un Milarepa thaumaturge, expert en expédients (sct. upāya).

***

[1] The Yogin and the Madman, Andrew Quintman

[2] Selon Tsangnyeun heruka

[3] Les 3 voyages en Inde/Népal, la relation avec les femmes,

[4] Version mtsho sngon mi rigs par khang, 1981, P.275

[5] P. 376

[6] P. 415

[7] Yang zhabs spyi bor blangs nas rje btsun la dus ‘di nas bzung ste skye gnas thams cad kho mo phyi bzhin du ‘brang zhing las kyi phyag rgya bgyid par mtshal bas/

[8] Ou bien le fils de Gayadhara le scribe.

[9] Garma C.C. Chang, The Hundred Thousand Songs of Milarepa, p. 431

[10] Da ni rnal ‘byor chang ‘thung ste// dang po chos skur gsal la dag// gnyis pa longs skur rdzogs sangs rgyas// gsum pa sprul skur ci yang snang*// rgyun chad med pa’i sings po la// skal ldan bdud rtsir ‘thung stem chi// skal med ‘thung mkhan byung dogs med//

[11] Dans l’histoire de Shi ba ‘od « Rje btsun zhabs drung du lo lnga bsdad pas yongs su grags pan A ro pa’i chos drug dang*/ mnga’ bdag mai tri pa nas brgyud pa’i phyag rgya chen po rnams nyams khrid du bskyangs te gdams ngag ma lus pa gnangs nas/ « p. 349

[12] Khyod la dbus su khyi mo zhig gis rkang ba nas ‘ju bar ‘dug pas/ de dus bla ma dang nams len ma brjed par gyis gsungs// p. 742

[13] Ras pa mang ste ras chung pa ‘dra bar nyung*/ p. 747

[14] Ras chung la rlung sems la dbang thob pa’i skyes bu gsang yum bzhes pa la/ rje btsun gyis kyang thugs rjes gzigs dgos shing*/ ras chung pa yang gshags pa ‘bul dgos pa’i rgyu mtshan ci lags zhus pas/ dus tshod gnan bkag shes dgos pa yin gsungs nas mgur ‘di gsungs so/ p. 783

samedi 28 mai 2016

La filière newar

Un prêtre vajracharya bouddhiste newar
Asu le newar (tib. bal po a su), alias skye med bde chen, lama skye med, ou bal po skye med était né au Népal, dans la lignée d’un prêtre domestique (tib. mchod gnas) indien qui était au service du clan Bharo. Le clan Bharo faisait partie de l’aristocratie newar (Chatharīya, probablement dérivé de kśatriya, la caste des seigneurs). C’est le grand-père indien d’Asu qui était le prêtre domestique des Bharos. Le père d’Asu, qui n’avait pas reçu d’éducation, travaillait pour les Bharos en tant que serviteur (tib. gyog po). Initialement, Asu travaillait également au service des Bharos, notamment en transportant des biens vers la frontière indienne. Son maître, qui était très content de lui, voulait le récompenser avec une maison, mais Asu dit qu’il préférait entrer dans la religion, comme son grand-père. Il obtint l’autorisation de Bharo et étudia auprès d'un paṇḍita népalais du nom de Dze-hūṃ, alias Śāntibhadra.

Plus tard, il rencontra ācārya Vajrapāṇi, reçut des instructions et devint un « homme vrai » (tib. yang dag pa’i skyes bu). Il voulut se rendre en Chine, s’arrêta à ‘Phan yul[1], maria la dame de ‘Brom (tib. ‘brom ga za) et eut quatre fils et trois filles. Il devait rester au Tibet pour le restant de sa vie. Deux de ses fils deviendraient comme lui des experts en mahāmudrā et la pratique de Vajravārahī.

L’auteur des Annales bleus, Geu lotsāva (1392-1481) donne différents noms au système de mahāmudrā d’Asu le newar : « école basse » (tib. smad lugs), « traductions basses » (tib. smad ‘gyur), « système newar » (tib. bal lugs). Le système de mahāmudrā d’ācārya Vajrapāṇi étant désigné sous le nom « traductions hautes » (tib. stod ‘gyur). L’école haute (tib. stod lugs) étant selon Geu la mahāmudrā qui descendrait du personnage obscur Karopa, un autre newar, et de sa lignée aussi obscure. On y reviendra dans un autre blog.

Quel type de mahāmudrā enseignaient Asu le newar et ses fils ? ce sont les Annales bleus qui nous renseignent. L’ainé s’appelait Goeunpo le siddha (tib. grub thob mgon po). Il pratiqua la mahāmudrā et Vajravārahī, et eut des ḍākinī mondaines (sct. loka-ḍākinī) à son service (tib. bran du ‘khol). Il obtint des pouvoirs (sct. siddhi) grâce aux huit classes de dieux-démons et au dharmapala Nātha (Mahākala). Le deuxième fils, Sangs rgyas sgom pa, réalisa également la mahāmudrā, mais semblait avoir mené une vie plus sobre. Le dernier fils était le maître newar Jigten (tib. slob dpon bal po ‘jig rten). Lui aussi avait accès à une mahāmudrā plus spectaculaire. Il donna des ordres au dharmapala, et eut également des ḍākinī à son service.

Phag mo du bcad ma (de type Chinnamastā)
Asu le newar eut également de nombreux disciples, parmi lesquels Rwa lotsāva et Parpoupa I (tib. mnga ris par bu ba) de Ngari, aussi appelé Ngaripa, l’homme de Ngari. En lisant la vie de ce dernier racontée par Geu, on a l’impression que la boîte à outils du parfait hagiographe est ouverte pour sortir un des nombreux exploits hagiographiques de Geu lotsāva[2]. Malheureusement Geu ne donne pas de dates pour Parpoupa I. Celui-ci serait allé voir ācārya Vajrapāṇi (né en 1017) pour recevoir de lui les instructions secrètes d’un aspect de Vajravārahī à la tête tranchée (tib. dbu bcad ma sct. Chinnamastā). Mais Vajrapāṇi lui aurait laissé le choix entre des pouvoirs (sct. siddhi) et la réalisation ultime (tib. mchog gi dngos grub), et lui aurait donné le « Cycle mahāmudrā des cailloux » (tib. phyag rgya chen po rde’u), une instruction à l’aide de 175 cailloux. Cette instruction serait une sorte commentaire de la trilogie de dohākośa attribué à Saraha. Elle combina à la fois les expédients (sct. upāyamārga) et la sagesse (sct. prajñā)[3]. Cela est vrai pour toutes les instructions, mais ici « expédients » prend le sens particulier de voie des expédients, notamment les pratiques de divinités en union et les pratiques haṭhayoguiques et de yoga sexuel associés.

Ce que fait ici Geu lotsāva est d’authentifier et les Instructions de Vajravārahī à la tête tranchée (tib. dbu bcad ma) et le « Cycle mahāmudrā des cailloux » en faisant apparaître qu’ācārya Vajrapāṇi en fut détenteur.

Après cela, Ngaripa Parpoupa I va voir Goeunpo le siddha, le fils cadet d’Asu. Parpoupa I avait découvert que le siddha enseigna bien les textes de base, mais sans les expédients (tib. thabs bzhag nas), donc sans l’upāyamārga, à la différence de Vajrapāṇi. Il demande à Goeunpo le siddha pourquoi. Le siddha lui répond que les tibétains préfèrent ce genre d’instructions légères (tib. bun ne ba) et détaillées (tib. spros pa)[4]. Le siddha organise alors un banquet tantrique (sct. gaṇacakra) et transmet le cycle à Parpoupa I. Celui-ci découvre qu’il n’y a aucune différence entre le cycle de Vajrapāṇi et celui de Goeunpo le siddha. Pendant 8 ans, Parpoupa I resta auprès de Goeunpo le siddha en tant que prêtre domestique (tib. mchod gnas).[5]

Dans ce passage Geu lotsāva tente d’authentifier ce cycle de mahāmudrā diffusé par Parpoupa I, en montrant qu’il était connu par le fils d’Asu, même s’il ne l’enseigna pas publiquement, et aussi par Vajrapāṇi. Il réussit ainsi du même coup d’authentifier les instructions upāyamārga et la trilogie des dohākośa enseignés par Parpoupa I et ses disciples.

Toujours selon Geu, le principal disciple de Parpoupa I fut Drushuloua (tib. gru shul ba). De nouveau, Geu ne fournit pas de dates et fournit des anecdotes clichées. Drushuloua reçoit les instructions de Parpoupa I et se consacre à des pratiques secrètes (tib. gsang spyod).

Drushuloua aurait transmis les instructions du « Cycle mahāmudrā des cailloux » et la trilogie de dohākośa à l’érudit Parpoupa II Lodreu Sengé (par pu ba[6] blo gros seng ge). Toujours pas de dates... Mais une hagiographie de Parpoupa II par Dan Martin[7] est publiée par le site The Treasury of Lives. Un premier élément plus concret apparaît en la personne de Yelpa Yeshe Tsek (yel pa ye shes brtsegs, 1134-1194), un disciple de Parpoupa II. Yelpa est déçu par le manque d’érudition de Parpoupa II, que Geu[8] appelle cependant érudit (tib. mkhas pa) et l’envoie étudier auprès de Pamodroupa Dorje Gyelpo (phag mo gru pa rdo rje rgyal po, 1110-1170) au siège de Densatil (gdan sa mthil dgon). Plus tard Parpoupa II aurait fondé le monastère de Parpu (par/spar phu dgon). Lingrepa Pema Dorje (gling ras pa pad+ma rdo rje, 1128-1188) fut son disciple.

Parpoupa II (blo gros seng ge) et/ou ses disciples sont l’auteur de plusieurs manuscrits du fonds tibétain Tucci que l’on trouve dans la bibliothèque d’ISIAO à Rome. Parmi ceux-ci des textes relatifs à la trilogie de dohākośa attribuée à Saraha, ainsi qu’une série d’hagiographies des grands maître de la « transmission Par » (tib. par lugs) : Maitrīpa, Vajrapaṇi, Asu le newar, puis les tibétains Ngari Djoden (mnga’ ris jo gdan 11-12ème s., alias Ngaripa / Parpoupa I ?), Drushulwa (gru shul ba) et finalement Par phu pa II.

L’objectif de ces manuscrits, tout comme les anecdotes racontés ci-dessus par Geu dans les Annales bleus, semble être l’intégration d’instructions de type upāyamārga (du yoga, de la bière et des femmes) dans le cycle de mahāmudrā de Saraha/Maitrīpa/Vajrapāṇi, où ces instructions manquaient ou « n’étaient pas enseignées publiquement ».

En résumé, on peut dire que les transmissions trilogistes et upāyamārga Cycle mahāmudrā des cailloux ») sont enseignées de façon ouverte et concrète par les disciples de Parpoupa II blo gros seng ge au monastère de Parpu. La série d’hagiographies est la preuve d’une tentative d’authentification. La transmission des instructions trilogistes et upāyamārga qu’elles relatent est vague, manque d’éléments concrets (y compris dans les Annales bleus) et porte la trace de nombreuses astuces d’hagiographiste.

***

[1] 'Phan yul se situait au nord/nord-ouest sur l’autre rive de la rivière Skyi chu (Skyid chu), en face de Rgya ma. Source : PIATS 2000, International Association for Tibetan Studies. Seminar, Henk Blezer, A. Zadoks

[2] En gros, l’objectif est de faire croire que les maîtres du XIIème siècle n’enseignaient pas la « voie des expédients » (sct. upāyamārga), non pas parce qu’elle n’existait pas encore dans cette forme, mais pour diverses raisons, comme leur attachement aux vœux de moine, le manque de disciples qualifiés, etc. Pour empêcher des lacunes dans la lignée et pour authentifier les instructions de cette voie, il faut montrer que ces maîtres connaissaient leur existence, en étaient détenteurs, mais ne voulaient pas les diffuser.

[3] Thabs dang shes rab zung du sbral nas lam du ‘khre ba/ Deb ther p. 1008

[4] Bod ‘di lta bu bu bun ne ba cig dang*/ spros pa la dga’ bar ‘dug nas bdag gis rde’u skor ma bstan pa yin/

[5] Deb ther sngon po, pp. 1008-1009

[6] Aussi orthographié comme spar phu ba

[7] Les sources de Dan Martin pour cet article sont :  Roerich, George, trans. 1996. The Blue Annals. 2nd ed. Delhi: Motilal Banarsidas, pp. 566-8, et Schaeffer, Kurtis R. 2005. Dreaming the Great Brahmin. Oxford: Oxford University Press.

[8] Deb ther sngon po, p. 1010