L’influence de la théosophie en Chine semble très modeste, et les efforts d’établir et de diffuser les idées théosophiques n’étaient pas des initiatives chinoises. La première loge fut la “Saturn Lodge” à Shanghai créée en 1920, avec Mr. H. P. Shastri (le célèbre découvreur de manuscrits) comme président et Mr. G. F. L. Harrison comme secrétaire[1]. D’autres loges furent ouvertes, et en 1925, Edith Gray de la section Américaine visita la loge de Shanghai pour donner des conférences sur le Karma et la Réincarnation, ce qui résulta en la formation d’une “légion” appelée “Karma and Reincarnation”. Des livres théosophiques furent traduits en chinois[2]. Pendant la deuxième guerre mondiale les loges cessent leurs activités, et après 1949 cessèrent de fonctionner définitivement.
Walter Evans-Wentz et Lama Kazi Dawa Samdup |
En revanche, les livres de Walter Evans-Wentz (1878–1965) et Lama Kazi Dawa Samdup, rapidement traduits en chinois, avaient plus de succès. La traduction du Livre des morts tibétains était publiée en 1927. Selon Donald S. Lopez (2011[3]), les interprétations et l’organisation de ce texte tibétain par Evans-Wentz sont contreversales et reflètent notamment ses idées théosophiques. Gray Tuttle observe que la croissance rapide dans l’intérêt du bouddhisme tibétain à la première moitié du XXème siècle en Chine républicaine fournit un contrepoint utile à celle dans la deuxième moitié du XXème siècle en occident.
L’accès disponible au bouddhisme ésotérique (tibétain via la terminologie théosophique des traductions chinoises des livres d’Evans-Wentz, et des traductions chinoises du Shingon japonais) pendant le début du renouveau chinois[4], colorait la perception du bouddhisme tibétain[5]. Les textes traduits par Evans-Wentz n’étaient pas des textes scolastiques classiques, mais des textes ésotériques de l’école Nyingmapa (The Tibetan book of the dead or, The after-death experiences on the Bardo plane (1927), et The Tibetan book of the great liberation 1954) et de l’école Kagyupa : Tibet’s great yogī, Milarepa (1951), et Tibetan yoga and secret doctrines (1935)[6]. Leur traduction en chinois peut expliquer partiellement l’intérêt particulier que les chinois portaient aux enseignements ésotériques des deux écoles : Bardo, Dzogchen, pratiques yoguiques secrètes, et que les maîtres tibétains (Norlha, Gangkar, ...) leur donnaient sans presqu’aucune préparation[7]. Tout le monde avait l’air pressé.
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Ceux qui lisent le chinois peuvent savoir désormais ce qu’enseignait le lama nyingmapa Norlha grâce à la publication (1995) d’un livre avec quelques-uns de ses enseignements intitulé Secret Scriptures of Tibetan Esoteric Dharma Practices (Zangmi xiufa midian) par Lü Xiegang[8]. Gangkar continua initialement (à partir de 1936) les enseignements donné par le lama nyingmapa Norlha à ses disciples, principalement du Dzogchen[9]. Les enseignements Karma Kagyu qu’il donnait à ses propres étaient également ésotériques[10] : initiations de Cakrasaṃvara et de Vajrayoginī, Six Yogas de Nāropa et Mahāmudrā. Dans ces séries d’instructions, on ne voit pas les pratiques préliminaires (tib. sngon ‘gro), ni la pratique de śamatha, vipaśyanā, l’entraînement spirituel (tib. blo sbyong), etc. On passe directement aux choses sérieuses, c’est-à-dire aux pratiques dont parlent les publications du duo Walter Evans-Wentz et Lama Kazi Dawa Samdup, et qui ont dû contribuer à l’attrait du bouddhisme ésotérique du Tibet, où étaient censés demeurer les maîtres mystiques de la théosophie.
On voit bien que le “réincarnationisme” était un facteur important dans cet engouement pour les pratiques secrètes autour de la mort du corps physique et la continuation des aventures d’un corps spirituel, quelque soit sa définition. Ce “corps spirituel”, oserions-nous dire “astral”, est le focus des pratiques du Bardo, et des “pratiques secrètes” des Six yogas de Nāropa. Une de ses pratiques est “le transfert [de la conscience]” (tib. ‘pho ba). Très populaire parmi les disciples chinois, car Gangkar Rinpoché l'enseignait beaucoup. C’était également une pratique très populaire quand le bouddhisme tibétain était enseigné en occident. Elle présentait de nombreux avantages, cela m’avait été expliqué ainsi par les lamas tibétains. Elle est facile à faire, la visualisation est simple, elle est assez amusante, la syllabe “Hig” est éjaculée promptement à haute voix, suivie de la syllabe “Ah” à voix profonde et d’un son allongé, correspondant à la montée et la descente du “principe conscient” (tib. bla) dans le canal médian du corps subtil du yogi. Elle produit rapidement et facilement des résultats : démangeaison sur le haut de la tête, formation d’un bouton ou d’un petit cratère, dans lequel le lama peut planter un brin d’herbe kuśa en signe de réussite de la pratique. Cela confirme par ailleurs l’idée qu’un “principe conscient” est enfermé dans le corps, et qu’il peut en être éjecté pour aller voir ailleurs, bref la thèse “réincarnationniste”. C’est une pratique qui confirme implicitement une croyance spiritualiste essentielle, à la fois bouddhiste, théosophique, …
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Pour l’anecdote, le séjour du groupe des 80 disciples chinois étudiant au monastère de Gangkar en 1952-1953, fut organisé en collaboration avec le bureau local du Parti communiste chinois à Dartsedo. Un des professeurs de tibétain était le jeune Namkhai Norbu (南开诺布法王)… Un des étudiants ayant séjourné au monastère (en 1946), était le jeune Garma C.C. Chang, dont l'intérêt pour Milarepa s'est traduit dans sa traduction des Cent mille chants de Milarepa. Intérêt suscité par la traduction chinoise de la Vie de Milarepa d’Evans-Wentz ? Un autre étudiant était Kelzang Gyurmé, dont j’avais étudié la grammaire avec Tenpa Negi-la. Ce qui s’est passé au début du XXème siècle en Chine a sans doute nourri les missions en Europe et aux Etats-Unis dans la deuxième moitié du XXème siècle. Walter Evans-Wentz et Lama Kazi Dawa Samdup ont pu servir de lien.
Les anti-Lumières, l’occultisme et la théosophie avaient préparé le terrain, l’idée centrale étant que “l’esprit” est immortel, et peut changer d’enveloppe. Une Science existe qui explique comment, et qui enseigne comment en tirer le meilleur bénéfice. Peut-être qu’un beau jour la science mondaine ordinaire se hissera à la hauteur de cette Science et confirmera ses thèses... C’est le rêve de tout spiritualiste. La voie du milieu qui est censé caractériser ce qu'est le bouddhisme est cependant ni spiritualiste, ni matérialiste. Au mieux, il dépasse les deux extrêmes en les incluant.
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[1] Source : The Theosophical Society in China et Theosophy World
[2] "Soutra tibétain de la mort" (西藏 度亡经, Evans-Wentz 瓦尔特·伊文斯·温兹)
[3] Donald S. Lopez, Jr. The Tibetan Book of the Dead: A Biography, Princeton University Press, 2011.
[4] Gray Tuttle reflète ici l’opinion du traducteur chinois Zhang Xinruo. Translating Buddhism from Tibetan to Chinese in Early-Twentieth-Century China (1931-1951), Gray Tuttle, dans Studies in Indian and Tibetan Buddhism, Matthew Kapstein - Buddhism between Tibet and China, Wisdom Publications, 2009
[5] “Evans-Wentz’s theosophic terms, like those of the Chinese Buddhists accessing Tibetan esoterica through the medium of Japanese esoteric Buddhism, embedded within this context a distinct and not necessarily compatible discourse. cases, the terms in the “target” language were chosen from a pre-existing lexicon (theosophy and Japanese esoteric Buddhism, respectively) that did not approximate the concepts of the “source” language. One gets the impression that in both cases, the terms in the “target” language were chosen from a pre-existing lexicon (theosophy and Japanese esoteric Buddhism, respectively) that did not approximate the concepts of the “source” language.”
[6] “The Chinese translation was accomplished by a Chinese student of Tibetan esoterica, Zhang Miaoding (張妙定), just a year after the texts were first made available in English.”
[7] “In late 1946 Gangkar gave teachings on the highly esoteric Great Perfection system of contemplation (rdzogs chen) to Wang Jiaqi, who thereupon asked for authorization to transmit the dzogchen instructions himself. In response, Gangkar formally appointed him as a successor to norlha, and confirmed this by presenting Wang Jiaqi with a tall, pointed paṇḍita hat adorned with three golden threads symbolizing mastery over the Tripiṭaka.” Meinert, p. 224
“Only very few among Gangkar’s Chinese disciples seem to have really understood and practiced the essential instructions of dzogchen, yet Gangkar continued to transmit them.” Meinert, p.228
[8] Lü Tiegang 呂鐵鋼 (ed.), Zangmi xiufa midian 藏密修法秘典 [Secret Scriptures of Tibetan Esoteric Dharma Practices], 5 vols. (Beijing: Huaxia chubanshe, 1995): vol. 3, p. 767.
[9] “To Norlha’s former disciples he gave mostly nyingma teachings, whereas to his own students he later preferred to teach in the Kagyü tradition. The scope of the nyingma material he covered included such texts as Longchenpa’s (1308–1364) Trilogy of Natural Ease (Ngal gso skor gsum) and Seven Treasures (Mdzod bdun), the Heart Essence of the Ḍākinīs together with Longchenpa’s commentary entitled Quintessence of the Ḍākinīs (Mkha’ ’gro snying thig ma bu), Jikmé Lingpa’s (1729–1798) Guide to Dzogchen Practice (Rdzogs chen khrid yig ye shes bla ma), and the special dzogchen instructions of trekchö (“cutting thorough,” khregs chod) and tögel (“passing over,” thod brgal).”
[10] “Among the Kagyü teachings, particularly in the Kamtsang tradition of the Karmapas, he offered instructions on the development and perfection stages of the yidams Cakrasaṃvara (bde mchog) and Vajrayoginī (rdo rje rnal ’byor ma), on the Six Yogas of Nāropa (Nāro chos drug), Mahāmudrā ( phyag chen), and on the One That When Known Liberates All (Gcig shes kun grol), a collection of empowerments by the ninth Karmapa Wangchuk Dorjé (1556– 1603).”
[2] "Soutra tibétain de la mort" (西藏 度亡经, Evans-Wentz 瓦尔特·伊文斯·温兹)
[3] Donald S. Lopez, Jr. The Tibetan Book of the Dead: A Biography, Princeton University Press, 2011.
[4] Gray Tuttle reflète ici l’opinion du traducteur chinois Zhang Xinruo. Translating Buddhism from Tibetan to Chinese in Early-Twentieth-Century China (1931-1951), Gray Tuttle, dans Studies in Indian and Tibetan Buddhism, Matthew Kapstein - Buddhism between Tibet and China, Wisdom Publications, 2009
[5] “Evans-Wentz’s theosophic terms, like those of the Chinese Buddhists accessing Tibetan esoterica through the medium of Japanese esoteric Buddhism, embedded within this context a distinct and not necessarily compatible discourse. cases, the terms in the “target” language were chosen from a pre-existing lexicon (theosophy and Japanese esoteric Buddhism, respectively) that did not approximate the concepts of the “source” language. One gets the impression that in both cases, the terms in the “target” language were chosen from a pre-existing lexicon (theosophy and Japanese esoteric Buddhism, respectively) that did not approximate the concepts of the “source” language.”
[6] “The Chinese translation was accomplished by a Chinese student of Tibetan esoterica, Zhang Miaoding (張妙定), just a year after the texts were first made available in English.”
[7] “In late 1946 Gangkar gave teachings on the highly esoteric Great Perfection system of contemplation (rdzogs chen) to Wang Jiaqi, who thereupon asked for authorization to transmit the dzogchen instructions himself. In response, Gangkar formally appointed him as a successor to norlha, and confirmed this by presenting Wang Jiaqi with a tall, pointed paṇḍita hat adorned with three golden threads symbolizing mastery over the Tripiṭaka.” Meinert, p. 224
“Only very few among Gangkar’s Chinese disciples seem to have really understood and practiced the essential instructions of dzogchen, yet Gangkar continued to transmit them.” Meinert, p.228
[8] Lü Tiegang 呂鐵鋼 (ed.), Zangmi xiufa midian 藏密修法秘典 [Secret Scriptures of Tibetan Esoteric Dharma Practices], 5 vols. (Beijing: Huaxia chubanshe, 1995): vol. 3, p. 767.
[9] “To Norlha’s former disciples he gave mostly nyingma teachings, whereas to his own students he later preferred to teach in the Kagyü tradition. The scope of the nyingma material he covered included such texts as Longchenpa’s (1308–1364) Trilogy of Natural Ease (Ngal gso skor gsum) and Seven Treasures (Mdzod bdun), the Heart Essence of the Ḍākinīs together with Longchenpa’s commentary entitled Quintessence of the Ḍākinīs (Mkha’ ’gro snying thig ma bu), Jikmé Lingpa’s (1729–1798) Guide to Dzogchen Practice (Rdzogs chen khrid yig ye shes bla ma), and the special dzogchen instructions of trekchö (“cutting thorough,” khregs chod) and tögel (“passing over,” thod brgal).”
[10] “Among the Kagyü teachings, particularly in the Kamtsang tradition of the Karmapas, he offered instructions on the development and perfection stages of the yidams Cakrasaṃvara (bde mchog) and Vajrayoginī (rdo rje rnal ’byor ma), on the Six Yogas of Nāropa (Nāro chos drug), Mahāmudrā ( phyag chen), and on the One That When Known Liberates All (Gcig shes kun grol), a collection of empowerments by the ninth Karmapa Wangchuk Dorjé (1556– 1603).”
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