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jeudi 18 février 2021

Les premiers de cordée du rêve réincarnationnel


Le système des 4 castes, plus les dalits hors-castes et intouchables

Le mouvement des Renonçants (śramaṇa) est apparu dans un environnement brahmanique et/ou a co-existé avec celui-ci. Ces Renonçants furent de différents bords. A en croire le canon pāli, ils eurent de nombreux échanges, et passèrent assez facilement d’un bord à l’autre. C’est ainsi qu’au Magadha, le Bouddha aurait attiré les deux amis Ājīvika Sariputta et Kolita (Moggallana), qui avaient rejoint son Saṅgha

Pendant une assez longue période, les “bouddhistes” (nom apparu en Occident au XIXème siècle), furent désignés par le terme “śramaṇa”, sarmanes”, “shammanes, “Samanéens”, "le culte de FE, FO, FOÉ", etc.. Les différents maîtres śramaṇa eurent des différentes théories et pratiques, mais cherchaient tous la libération (mokṣa) du Cycle des existences (saṃsāra). Or, l’idée du tourbillon des existences était partagée dans le périmètre indien, y compris dans les milieux brahmaniques. Cette idée (“transmigration”) faisait partie du système saṁsāra-karma-mokṣa (SKM), où une « âme » est prisonnière, tant qu’elle perpétue les actes (karma) qui la tiennent prisonnière du cycle. Une fois débarrassé de tout combustible (karma), il n’y a plus de naissance. C’est ce que les śramaṇa appellent « libération » (skt. mokṣa) ou « extinction » (skt. nirvāṇa).

Quelle que soit l’origine de l’idée de la transmigration[1], l’Inde brahmanique se l’est bien appropriée, et l’a utilisé pour justifier le système des castes (les varṇa et les jāti).
Le Rig-Véda (X, 90, 12) explique que l'homme primordial (puruṣa ) donne naissance aux quatre varṇa : « Le brahmane fut sa bouche ; le royal (rājanya, équivalent de kṣatriya) a été fait ses bras ; ce qui est ses cuisses, c'est le vaiśya ; de ses pieds le śūdra est né.”[2]
La plus ancienne référence à l’introduction de l’idée de renaissance et de rétribution karmique dans le brahmanisme se trouverait dans trois upaniṣad (Bṛhadāraṇyaka, Chāndogya et Kauṣītaki), et notamment dans l’histoire de l’instruction de Śvetaketu par son père Uddālaka[3]. Le brahmanisme avait progressivement évolué d’un système sacrificiel ritualiste, qui avait pour but de créer et maintenir l’ordre cosmique grâce à l’exactitude rituelle (karma), et plus tard à la connaissance salvifique de l’équation Brahma = ātman[4]. Le Brahma étant le verbe védique, et les brahmanes (né de la bouche de l’homme primordial) représentant l’essence de la caste brahmanique, ces derniers étaient les uniques détenteurs “des opérations religieuses conservatrices de l’ordre cosmique et héritier[s] exclusif[s] de la science védique”[5]. On devint brahmane par hérédité, à la suite d’une initiation, ou par adoption. Ceux qui naissent sept fois de suite dans la caste des brahmanes (tib. skye ba bdun pa), du côté du père, et dans une “matrice pure”, sont des êtres particulièrement avancés[6]. Ceux, naissant ainsi dans une bonne famille brahmane ont donc beaucoup de “mérite”, car cela n’est pas une question de chance[7]. Cela restera vrai, même quand le yoga/la méditation devient un succédané du culte, et sera considéré comme “plus efficace que le rite même”[8]. Le rôle des brahmanes viendrait de leur passé de prêtres védiques Aryens (Ārya, Airiya), ou Indo-Iraniens. Cette “noblesse” autodésignée impliquait également en creux l’idée de ceux qui n’étaient pas “nobles”, et qui furent appelés “Dāsa” ou “Dasyu”, dont le sens védique le plus ancien signifierait “sauvage”, “barbare”, “démon”, “ennemi”, et plus tard “esclave”, servant”, voire “dévot” de Dieu, dans un sens plus positif, du dévot se remettant entièrement à Dieu, ou à une autre cause (p.e. “Buddhadasa”).

Il n’est pas très difficile de déterminer par recoupements que ces “Dāsa” avaient de nombreux points en commun avec les śūdra et les dalits hors-castes ultérieurs. Il y a aussi des différences. Un esclave (dāsa) ne peut pas devenir un bhikkhu[9]. En même temps, lArthaśāstra de Kautilya, précise que l’on ne peut pas faire n’importe quoi[10] avec un esclave, notamment le faire transporter des corps, car cela est réservé aux caṇḍāla (“mangeurs de chien”, śva-paco), les seuls à être impurs au point de pouvoir toucher les corps des morts. En revanche, les nombreux caṇḍāla hors-castes dans le Sangha bouddhiste faisaient des pratiques ascétiques impures (notamment liées aux charniers, p.e. la récupération des linceuls pour en faire des habits : pāṃśukūlika[11]). Ce qui nous intéresse ici, c’est comment les élites bouddhistes, souvent de naissance brahmanes, ont tenté de dissimuler ces pratiques “impures”, ainsi que le grand nombre de caṇḍāla intégré dans, et donc contaminant, le Sangha bouddhiste, afin de ne pas perdre en crédit face aux élites brahmaniques d’autres sectes, qui furent également les élites de la société indienne. Il est probable que cette attitude des élites bouddhistes ait conduit à des rapprochements progressifs entre le bouddhisme et le brahmanisme, puis l’hindouisme, notamment au niveau de la progression “spirituelle”, et de la hiérarchie (castes, etc.) que cette différence de progression instaure parmi les fidèles et les sujets. Ces rapprochements ont conduit à une réhabilitation ou une sorte de retour de lidée debien naître dans le bouddhisme mahāyāna. Le bouddhisme mahāyāna instaure une hiérarchie par rapport au bouddhisme des auditeurs (śrāvakayāna), appelé “petit véhicule” (hinayāna). Les pratiques du “petit véhicule” seraient inférieures à celles du “grand véhicule”. Contrairement aux textes des auditeurs, qui sont rédigé en pāli, les textes du mahāyāna sont souvent rédigés en sanskrit (ou en des langues non-indiennes, traduits etc.). C’est avec l’avènement du Yogācāra, que le bouddhisme brahmano-compatible se dota de moyens puissants, pour tenter de gravir les marches de la société indienne. Le bodhisattva sera un alternatif digne (Ārya) du brahmane.

Le bodhisattva est bien-né.
Il récite, lit et écrit en sanskrit.
Il se distancie des pratiques du hinayāna en les incluant, tout en les réinterprétant.
Dans sa version Yogācāra, il atténue la doctrine du non-soi, en introduisant celle de “l’embryon du Tathāgata”.
Par sa pratique du “Yoga”, de la méditation, et plus tard des tantras, il est détenteur “des opérations religieuses conservatrices de l’ordre cosmique et héritier exclusif d’une Gnose, qui se transmet.

A la fin du premier millénaire, nous retrouvons des dynasties de bodhisattvas, nés dans la caste des brahmanes, à la tête de vihāra bouddhistes tantriques, qui seront en quelque sorte abbé de père en fils. La qualité requise pour gérer un monastère bouddhiste semble être la naissance dans une bonne famille, quasiment propriétaire du monastère. Ce sera le modèle pour bon nombre de vihāra bouddhistes au Népal, au Tibet et dans la religion himalayenne. Les familles de bodhisattvas-tulkus, tels que nous les connaissons, sont comparables à une caste d’officiants sacerdotaux. Que leur reste-t-il des śramaṇa d'origine ?

Quand on regarde les théories et pratiques optionnelles des śramaṇa des débuts, on voit que leurs différentes sectes choisissent différentes options doctrinaires (deva, ātman, karma, substantialité, permamence et impermanence…) . Ils semblent avoir eu en commun de ne pas s’appuyer sur le système des castes et d'être considérés comme des matérialistes, des athéistes, des nihilistes (nāstika). Le Bouddha enseigne que l’on ne naît pas brahmane, mais qu’on le devient en se comportant comme “un vrai brahmane” (Dhammapada). Il ne nie pas la réalité sociale de la naissance en telle ou telle caste, seulement cette naissance n’a aucun lien avec le fait de devenir un “vrai brahmane” ou non. La libération ne passe pas par le culte de Brahma, ni par l’union avec Brahma à la fin de sa vie de pieux brahmane. La pureté qu’il recommande est la purification de l’esprit. Le karma qui détermine la prochaine naissance n’est pas l’acte rituel et l’exactitude rituelle, mais le résultat des bons et mauvais actes intentionnels.

Dans la pratique actuelle, l’idéal du bodhisattva-tulku est comparable au “statut de brahmane” (brahmanité, Brahminhood), qui est lidéal humain en Inde” (Vivekananda[12]). Les maîtres bouddhistes tibétains ne doivent pas être mécontents de la tendance hindutva actuelle, dont le mécanisme “méritocratique” se situerait à un niveau métaphysique, hors du contrôle et de l’entendement du monde. Au même niveau que les idéologies des premiers de cordée, de ruissellement, “la main invisible de Jupiter” (Adam Smith[13]). 
« Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu'il est susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu'ils n'aspirent qu'à leur propre commodité, quoique l'unique fin qu'ils se proposent d'obtenir du labeur des milliers de bras qu'ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu'ils réalisent. Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l'espèce. »
— Adam Smith, 1999 [1759], Théorie des sentiments moraux, Léviathan, PUF, p.257


***


[1] Renonçants, influence du zoroastrisme, mythe malayo-polynésien ou suméro-dravidien, … LInde antique et civilisation Indienne, Albin Michel 1933, pp. 161 etc.

[2] Jean Filliozat dans « Castes », sur Encyclopædia Universalis

[3] Voir Aux origines de la philosophie indienne, Johannes Bronkhorst, Infolio 2008, p. 44

[4]The only escape from this cycle of rebirth is by gnosis of, hidden truth, brahman, which is the esoteric meaning of the sacred texts (the Vedas). That truth is to be realised = understood during life, and this will lead to its being realised = made real at death. He who understands brahman will become brahman. In a less sophisticated form of this doctrine, brahman is personified, and the gnosis at death joins Brahman somewhere above the highest heaven.” How Buddhism began, Richard F Gombrich, p. 32

[5] Aux origines, p. 157

[6] Voir 192. With the Brahmin Doṇa (AN 5.192), traduit en anglais par Bhikkhu Sujato
Doṇa, how is a brahmin equal to Brahmā?

It’s when a brahmin is well born on both the mother’s and the father’s sides, coming from a clean womb back to the seventh paternal generation, incontestable and irreproachable in discussions about ancestry. For forty-eight years he lives the spiritual life, from childhood, studying the hymns. Then he seeks a fee for his teacher, but only by legitimate means, not illegitimate.

In this context, Doṇa, what is legitimate? Not by farming, trade, raising cattle, archery, government service, or one of the professions, but solely by living on alms, not scorning the alms bowl. Having offered the fee to his teacher, he shaves off his hair and beard, dresses in ocher robes, and goes forth from the lay life to homelessness.

Then they meditate spreading a heart full of love to one direction, and to the second, and to the third, and to the fourth. In the same way above, below, across, everywhere, all around, they spread a heart full of love to the whole world—abundant, expansive, limitless, free of enmity and ill will. They meditate spreading a heart full of compassion … rejoicing … equanimity to one direction, and to the second, and to the third, and to the fourth. In the same way above, below, across, everywhere, all around, they spread a heart full of equanimity to the whole world—abundant, expansive, limitless, free of enmity and ill will. Having developed these four Brahmā meditations, when the body breaks up, after death, they’re reborn in a good place, a Brahmā realm.

That’s how a brahmin is equal to Brahmā
.”

[7]As Manu says, all these privileges and honours are given to the Brahmin, because “with him is the treasury of virtue”. He must open that treasury and distribute its valuables to the world. It is true that he was the earliest preacher to the Indian races, he was the first to renounce everything in order to attain to the higher realisation of life before others could reach to the idea. It was not his fault that he marched ahead of the other caste. Why did not the other castes so understand and do as he did? Why did they sit down and be lazy, and let the Brahmins win the race?Vivekananda, THE FUTURE OF INDIA

"Besides this doctrine of revolution Vivekananda’s expressions about undiluted karma inspire great expectations about human possibility. "If what we are now has been the result of our own past actions, it certainly follows that whatever we wish to be in the future can be produced by our present actions; so we have to know how to act.” (CkV I, 31) “It [future possibility) depends on the intensity of the desire." (CW VII, 97) “You have taken fate in your own hands. Your Karma has manufactured for you this body, and nobody did it for you.” (CW 111, 161) Swami Vivekananda's Conception of Karma and Rebirth, George M Williams, extrait de Karma and Rebirth: Post Classical Developments,
Calgary Conference on Karma and Rebirth, Post-Classical Developments (1982 : University of Calgary)

[8] Aux origines, p. 157

[9]dāso na pabbājetabbo” Vinaya Pitakam i.93, Digha Nikaya, Majjhima Nikāya, le Bhiksukarmavakya et l’Upasampadajnapti tibétains, car un esclave est la propriété dun autre.

[10]Employing a slave (dasa) to carry the dead or to sweep ordure, urine or the leavings of food; keeping a slave naked; hurting or abusing him; or violating the chastity of a female slave shall cause the forfeiture of the value paid for him or her. Violation of the chastity shall at once earn their liberty for them.” traduction de Shamasastry.

[11] Living with the Dead as a Way of Life: A Materialist Historiographical Approach to Cemetery Asceticism in Indian Buddhist Monasticisms, Nicholas Witkowski, 2019, Journal of the American Academy of Religion. Voir aussi Cross-Dressing with the Dead, Gregory Schopen, 2007. Titre complet : Cross-Dressing with the Dead: Asceticism, Ambivalence, and Institutional Values in an Indian Monastic Code (pp. 60-104) Gregory Schopen From: The Buddhist Dead: Practices, Discourses, Representations, University of Hawai'i Press (2007)

[12]But if the present degraded condition is due to their past Karma, Swamiji, how do you think they could get out of it easily, and how do you propose to help them?"

The Swamiji readily answered "Karma is the eternal assertion of human freedom. If we can bring ourselves down by our Karma, surely it is in our power to raise ourselves by it. The masses, besides, have not brought themselves down altogether by their own Karma. So we should give them better environments to work in. I do not propose any levelling of castes. Caste is a very good thing. Caste is the plan we want to follow. What caste really is, not one in a million understands. There is no country in the world without caste. In India, from caste we reach to the point where there is no caste. Caste is based throughout on that principle. The plan in India is to make everybody a Brahmin, the Brahmin being the ideal of humanity. If you read the history of India you will find that attempts have always been made to raise the lower classes. Many are the classes that have been raised. Many more will follow till the whole will become Brahmin. That is the plan. We have only to raise them without bringing down anybody. And this has mostly to be done by the Brahmins themselves, because it is the duty of every aristocracy to dig its own grave; and the sooner it does so, the better for all
.” The Abroad And The Problems At Home (The Hindu, Madras, February, 1897)

[13] « Car il peut être observé que dans toutes les religions polythéistes, parmi les sauvages comme dans les âges les plus reculés de l'Antiquité, ce sont seulement les événements irréguliers de la nature qui sont attribués au pouvoir de leurs dieux. Les feux brûlent, les corps lourds descendent et les substances les plus légères volent par la nécessité de leur propre nature ; on n'envisage jamais de recourir à la « main invisible de Jupiter » dans ces circonstances. Mais le tonnerre et les éclairs, la tempête et le soleil, ces événements plus irréguliers sont attribués à sa colère. »
— Adam Smith « History of Astronomy », 1755~, in W.P.D Wightman and J.C Bryce (eds), Adam Smith Essays on Philosophical Subjets, Clarendon Press, 1981, p. 491 (Wikipédia)


samedi 21 novembre 2020

Conversion, mode d'emploi : le cas du bodhisattva Kṣitigarbha


Bodhisattva Kṣitigarbha entouré des dix rois des enfers, Dunhuang IX-Xe s., British Museum
Le Bouddha était né à Lumbini, près de la frontière du Népal, et il est mort à Kushinagar en Inde du nord. Il aurait vécu au Magadha, dont la capitale était Rājagṛha. C’est suite à la retraite d’Alexandre le Grand de l’Inde, sous le règne des Maurya et notamment vers la fin de celui de l’empereur indien Ashoka (273-232 av. JC) qu’il aurait véritablement pris son essor. Il y avait sans doute des communautés bouddhistes en Bactriane et dans l’empire Kouchan vers la fin du 3ème siècle av. JC.” (Blog "Le bouddhisme" est-il indien ?” du 13 février 2014)
Le bouddhisme qui s’est diffusé par les routes de la soie est principalement le bouddhisme mahāyāna. C’est cette forme de bouddhisme qui était en dialogue avec la culture chinoise. Les Sogdiens, Bactriens et Koutchéens, véritables génies en communication, y avaient joué un rôle important, servant souvent de traducteur. Le célèbre traducteur Kumārajīva (IVème siècle) était koutchéen et bouddhiste de tendance prajñāpāramitā et madhyamaka. Au V-VIème siècles, des tendances différentes se dessinent entre un bouddhisme du Nord (dévotionnel et méditatif) et un bouddhisme du Sud (intellectuel et exégétique). Au VIIème siècle Xuanzang (602-664), introduit le yogācāra en Chine.

Dans le chapitre Les débuts de l’aventure bouddhique en Chine (I-IVe siècle) de son livre Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng décrit l'implantation du bouddhisme en Chine comme un “long et immense processus d’assimilation” (p. 356). C’était la première fois qu’une religion étrangère fut introduite en Chine. L’intérêt des chinois pour le bouddhisme concerne l’immortalité de l’âme, le karma et la renaissance. Jusqu’alors les sanctions "religieuses'' par rapport au bien et au mal étaient collectives et assumées collectivement. Avec le bouddhisme elles deviennent individuelles, le karma s’attachant à l’âme immortelle (shenling) de l’individu, qui seul peut s’en débarrasser s’il est ainsi incliné. Il fallait néanmoins des efforts pour faire passer ce message. Dans ce processus, le bouddhisme et le taoïsme se sont mutuellement influencés.

La notion et la pratique de la piété filiale est essentielle en Chine, elle était moins présente dans le bouddhisme indien. Il y existe bien la notion de “transfert de mérite” (skt. pariṇāmanā), apparu relativement tard (V-VIIème siècle), et notamment dans le contexte des pratiques de la Terre pure (voir Blog En attendant la pluie du 20 juin 2019 et Renaître dans la Terre pure du 23 janvier 2016). A la fin du VIIème siècle, sous le règne de l'impératrice Wu Zetian[1], tombe à pic la “traduction”[2] chinoise du Kṣitigarbha Bodhisattva Pūrvapraṇidhāna Sūtra (KBPS), faite par un moine du Khotan, Śikṣānanda. Ce texte est intéressant de plusieurs points de vue.

1. Il se présente comme la Suite d'une œuvre (sequel)

Le cadre du KBPS est l’ascension du Bouddha au ciel de Trāyastriṃśa, pour y enseigner la Doctrine à sa mère. Le sūtra fait donc suite à cette donnée hagiographique. C’est dans le même ciel que le Bouddha aurait enseigné lAbhidharma[3].

2. Rappel du cadre surnaturel

Le premier chapitre du KBPS place le cadre cosmologique bouddhiste et rappelle les pouvoirs surnaturels du Bouddha. Ses disciples connaissent cette cosmologie grâce à l’omniscience du Bouddha. Les êtres ordinaires n’ont pas accès à cette connaissance. Il faut donc faire confiance au Bouddha, quand celui-ci nous parle de la cosmologie, des différentes classes d’êtres, de leur karma, etc.

3. Indicateurs temporels

L’univers présenté dans le KBPS est un modèle cosmologique à six mondes, qui postdate le modèle à cinq mondes. Le sūtra nous rappelle les huit classes dêtres (skt. aṣṭasenā): devas, nāgas, yakṣas, gandharvas, asuras, kiṁnaras, etc. ainsi que les humains. Les yakṣas sont les dieux anciens, que le bouddhisme ésotérique va promouvoir plus tard en les élevant au rang de divinités du vajrayāna. Dans le KBPS, ils sont dégradés au rôle de bourreaux dans les enfers[4]. Notons, que nous voyons le même phénomène de dégradation des dieux anciens dans le zoroastrisme. Dans la réforme zoroastrienne, les dieux anciens (daeva) deviennent des faux dieux ou des dieux à rejeter. Ce sont ces dēws ou Druj qui punissent les méchants dans l'Enfer (voir le blog Tourniqueti, tourniqueton du 31 août 2016).

4. Rappel de la "méritocratie" spirituelle et de la possibilité de transférer le mérite

Le KBPS raconte l’histoire de la vie précédente du bodhisattva Kṣitigarbha en tant que “Fille sacrée”[5], qui fait preuve d’une piété filiale parfaite. Les voeux qu’elle fait pour sauver sa mère de l’enfer Avīci seront les 28 voeux (en français : chapitre treize) du bodhisattva Kṣitigarbha. Le mérite accumulé par Fille sacrée, est transféré à sa mère, qui aussitôt renaît dans le monde des devas. Fille Sacrée renaîtra elle-même comme le bodhisattva Kṣitigarbha, et le Roi-démon AucunPoison (无毐鬼王) avec lequel elle négociait deviendra le bodhisattva des richesses... C'est le Bouddha qui le dit dans le KBPS. 

D’autres thèmes du sūtra sont le rappel de la loi du karma ; le rappel de l’existence des enfers et de leurs terribles souffrances ; la soumission des vingt Rois-démons et de Yama au Bouddha ; les bienfaits de la récitation des noms des Bouddhas ; le Bouddha demande aux dieux anciens de protéger les humains ; les bénéfices de voir l’icône de Kṣitigarbha ou d’entendre son nom[6] ; l'instauration du culte de Kṣitigarbha[7]

Le bodhisattva Kṣitigarbha au travail (photo Nottingham Buddhist Center)

On note que ce type de culte de bodhisattva est comme un prototype des cultes du bouddhisme ésotérique à venir.

Voici les treize chapitres du KBPS (liens cliquables)

Chapitre 1 : Pouvoirs Surnaturels Omniprésents du Bouddha Exalté au Ciel Trayastriṃśa
Chapitre 2 : LAssemblée des Transformations du Bodhisattva Kṣitigarbha
Chapitre 3 : Observations de Rétribution Résultant de Karmas Antérieurs dÊtres Humains
Chapitre 4 : Mauvaises Actions et Rétributions des Êtres Humains du Monde du Saṃsāra
Chapitre 5 : Les Noms des Différents Enfers
Chapitre 6 : Le Bouddha Śākyamuni Fait lÉloge du Bodhisattva Kṣitigarbha
Chapitre 7 : Être bénéfique aux vivants et aux morts
Chapitre 8 : Appréciation de lEmpereur Yama et de ses Partisans - Le Gouverneur de Yamadevaloka et Juge de la Mort
Chapitre 9 : Le Chant du Nom du Bouddha
Chapitre 10 : La Comparaison des Mérites pour le Don dAumônes
Chapitre 11 : Les Esprits de la Terre qui Protègent le Dharma
Chapitre 12 : Le Bénéfice de la Vue et de lÉcoute
Chapitre 13 : Instruction du Bouddha Śākyamuni aux Êtres Humains et Dévas


Descente de Trāyastriṃśa, Himalayan Art 90317

La descente du monde des dieux de Trāyastriṃśa du Bouddha est célébré comme un grand événement, mais ne fait cependant pas partie des douze grands actes du Bouddha[8]. Serait-ce parce que cet événement est postérieur à l’invention des douze actes ? Il y a une confusion sur la chronologie des événements. Le futur Bouddha descend de Tuṣita, le ciel où demeurent les futurs Bouddhas, en tant que régents, comme p.e. Maitreya, qui y descendra dans l'avenir, effectuant ainsi son premier acte de Bouddha. L'iconographie nous montre cependant un Bouddha pleinement éveillé descendant de Tuṣita. L'épisode de sauvetage de sa mère et de l'enseignement de l'Abhidharma à Trāyastriṃśa a lieu plus tard. Le deuxième acte du futur Bouddha est sa conception, l'entrée dans la matrice.

Dans le KBPS nous voyons le génie bouddhiste mahāyāna à l’oeuvre. Le Bouddha est le grand chef qui supervise la conversion des êtres. Les cultes existants sont intégrés en respectant leurs termes, mais en les harmonisant avec la doctrine bouddhiste. Le culte de Kṣitigarbha permet aux chinois de pratiquer la piété filiale dans un cadre bouddhiste. Ce n’est cependant pas le Bouddha “en personne” qui se charge de cet aspect, dans ce cas le culte des morts. Il est délégué à un bodhisattva. D’autres projets sont délégués à d’autres bodhisattvas. Si le Bouddha est le roi cakravartin, les bodhisattvas sont ses ministres. La doctrine bouddhiste est rappelée aux chinois convertis lisant le KBPS. C’est en pratiquant le bien que l’on accumule du mérite, notamment par la générosité. Accumuler du mérite permet de détruire ou de neutraliser le mauvais karma. Le mérite est immatériel comme l’argent et peut être transféré comme de l’argent. Le mérite d’une fille peut être transféré à une mère décédée et renée dans le pire enfer du bouddhisme, qui aussitôt le mérite reçu, renaît dans un monde divin.

Le KBPS montre aussi que tous les dieux, anciens dieux et démons, dont on pouvait faire le culte à toutes fins utiles, sont désormais sous les ordres des bodhisattvas qui sont sous les ordres du Bouddha. Il ne sont plus à craindre, et il est donc inutile de continuer leurs cultes. Il suffit de rappeler les noms des Bouddhas, de dire le nom du bodhisattva, de voir son image pour être sauvé. A cet effet, il faut recopier et enseigner ce sūtra, le réciter, et reproduire les images du bodhisattva. Libération par la vue, libération par l'écoute, celles par le toucher (amulettes), etc. ne tarderont pas...

***


[1] Dont on sait qu’elle passa commande à ses traducteurs, en demandant l’insertion de prophéties la concernant par exemple.

[2] “However, some scholars have suspected that instead of being translated, this text may have originated in China, since no Sanskrit manuscripts of this text have been found. Part of the reason for suspicion is that the text advocates filial piety, which was stereotypically associated with Chinese culture. It stated that Kṣitigarbha practised filial piety as a mortal, which eventually led to making great vows to save all sentient beings. Since then, other scholars such as Gregory Schopen have pointed out that Indian Buddhism also had traditions of filial piety. Currently there is no definitive evidence indicating either an Indian or Chinese origin for the text.” (Wikipedia)

[3] Teaching the Abhidharma in the Heaven of the Thirty-three, The Buddha and his Mother', Analayo

[4]Quand la fille Brahmane avait fini de rendre hommage, elle rentra à la maison, et fit ce qui lui avait été prescrit de faire. Après avoir médité pendant un jour et une nuit, elle se vit soudainement sur une vaste rive. Elle fut témoin de beaucoup de féroces animaux à la peau en fer se précipitant en avant et en arrière, vers le haut et vers le bas, à l’Est et l’Ouest dans une mer bouillante. Elle vit aussi des milliers et millions d’hommes et de femmes bougeant émotionnellement parmi les vagues de la mer, essayant d’échapper aux cruels monstres avec des peaux en fer. De plus, elle fut témoin de Yakṣas (démons sur la terre, ou dans les airs, ou dans les royaumes inférieurs qui sont malicieux, violents et carnivores. Ils ont beaucoup de pieds, d’yeux et de têtes et des dents en forme d’épée). Ces Yakṣas conduisaient ces pauvres hommes et femmes vers les monstres cruels, et eux-mêmes affrontaient méchamment les hommes et les femmes.” Sūtra Kṣitigarbha Matrice de la Terre

[5] En résumé : “In the Kṣitigarbha Sūtra, the Buddha states that in the distant past eons, Kṣitigarbha was a maiden of the Brahmin caste by the name of Sacred Girl. This maiden was deeply troubled upon the death of her mother - who had often been slanderous towards the Three Jewels. To save her mother from the great tortures of hell, the girl sold whatever she had and used the money to buy offerings that she offered daily to the Buddha of her time, known as the Buddha of the Flower of Meditation and Enlightenment. She prayed fervently that her mother be spared the pains of hell and appealed to the Buddha for help.

While she was pleading for help at the temple, she heard the Buddha telling her to go home, sit down, and recite his name if she wanted to know where her mother was. She did as she was told and her consciousness was transported to a Hell realm, where she met a guardian who informed her that through her fervent prayers and pious offerings, her mother had accumulated much merit and had already ascended to heaven. Sacred Girl was greatly relieved and would have been extremely happy, but the sight of the suffering she had seen in Hell touched her heart. She vowed to do her best to relieve beings of their suffering in her future lives for kalpas
.” (Wikipédia)

[6]Si des personnes dans le futur [...] entendent le nom du Bodhisattva Kṣitigarbha, ou voient ses images, ou chantent son nom dix mille fois avec un profond respect, leur malheur disparaîtra progressivement. Elles vivront dans la paix et le bonheur.”

[7]Si des gens vertueux du futur voient l’image du Bodhisattva Kṣitigarbha, entendent le Sūtra de Kṣitigarbha, chantent le Sūtra de Kṣitigarbha, font des offrandes au Bodhisattva Kṣitigarbha, rendent hommage au Bodhisattva Kṣitigarbha, ils gagneront vingt-huit genres de bénéfice.”

[8] 1. la descente des cieux Tushita ;
2. l'entrée dans la matrice ;
3. la naissance dans ce monde ;
4. l'accomplissement dans les arts mondains ;
5. la jouissance d'une vie de plaisir ;
6. le départ du palais et le renoncement ;
7. les exercices ascétiques ;
8. la méditation sous l'arbre de la Bodhi ;
9. la défaite des hordes de Māra ;
10. l'atteinte de l'éveil parfait et ultime ;
11. la mise en mouvement de la roue de la loi ;
12. l'entrée au parinirvana.