dimanche 14 avril 2024

Les métamorphoses d'un courant d'air chaud

"Dépolluer le Gange, une mission impossible ?" (La Croix)

Dans la “religion de terre” de la Grèce ancienne, avant linvention du ciel, la mort et la naissance étaient vues comme faisant partie du cycle naturel, sans la notion d’une existence individuelle ou d’un destin individuel.
La figure singulière que revêt dans ce système la mort. Elle n'est pas un événement mais un espace et, plus exactement, la moitié inférieure de l'espace. Elle est un lieu béni avec lequel il importe avant tout de garder le contact: comme l'est ailleurs le ciel dont, ici, on n'a pas besoin. (166) La mort purement spatiale et entièrement positive est le fondement même de la pensée de circulation. Mais elle est aussi l'obstacle majeur sur le chemin de la construction de l'identité. Elle interdit de penser la mort comme un événement et d'y voir un terme : celui de vie humaine. Fait répétitif, la mort enchaîne sur la naissance, elle aussi répétitive. Captées dans un rapport circulaire, la naissance et mort ne peuvent pas servir comme bornes propres à délimiter l’existence individuelle. Inscrites dans un cercle, elles ne peuvent pas être, la première un commencement, et la seconde une fin. Les repères les plus élémentaires pour concevoir le destin individuel restent ainsi hors de vue. L'homme ne peut pas se penser à partir de sa mort.[1]
Pour Empédocle, la “quadruple racine”, ce sont les quatre éléments (Zeus-air, Héra-terre, Aidonerus/Hadès-feu, Nestis/Persephone-eau[2]), et il n’y a donc pour lui pas réellement de naissance et de mort,
Il y a seulement un effet de mélange [des éléments]
Et de séparation de ce qui fut mêlé :
Naissance n'est qu'un mot qui a cours chez les hommes
.[3]
Les résultats des mélanges des quatre éléments peuvent être "un homme", "une bête", "un arbuste" ou "un oiseau". Pourtant on parle de “naissance”, de “production”, d’ “engendrement”, de “génération”, et de leurs contraires.
Ce parler est injuste, et pourtant il convient
Que j'y recoure aussi pour observer l'usage
.” (Plutarque, Contre Colotès, 11, 1113 A)
Comme le Bouddha utilisait des conventions (p.e. “je”), sans en être dupe.
Colotès ne s'est pas rendu compte que les plantes, les bêtes, les arbustes et les oiseaux n'ont pas eu leur existence abolie par Empédocle, puisqu'il déclare qu'ils résultent du mélange des éléments. Au contraire, Empedocle, après avoir mis en garde ceux qui décrivent ce mélange et cette dissociation sous les termes de naissance, de trépas funestes, et de mort vengeresse, ne désavoue pas l'usage courant.” (Plutarque, Contre Colotès, 11, 1113 A.)
Empédocle semble parler de ce que l’on pourrait appeler ailleurs “non-production” et “non-destruction”. Les éléments, “non-engendrés”, se mélangent et se séparent
Car de même que rien n'est produit à partir du non-étant, rien non plus n'est détruit en non-étant:

Ainsi du non-étant rien ne peut naître un jour;
Que l'étant soit détruit, cela ne veut rien dire
Et heurte la pensée; car il sera toujours
Là, quel que soit l'endroit où l'on veuille le mettre
.[4]

Dans le tout point de vide.
Et d’où proviendrait donc
ce qui pourrait s’y ajouter?
[5]” (Aétius; Pseudo-Aristote; Mélissos, Xénophane, Gorgias, 1, 28)
D’où pourrait être ajoutée une “identité individuelle” de courant avec sa mémoire propre ? Quand Empédocle dit :
En vérité, j'étais un garçon et une fille, un buisson, un oiseau et un poisson dans le tourbillon de l'océan.” (Diogène Laërce; Hippolyte; Vies, VIII, 77; Réfutation de toutes les héresies I, 3.)
Christianisme et bouddhisme, KTO TV

Il recourt au “je” d’usage comme l’aurait pu le faire le Bouddha. Ni le même, ni un autre. Il ne parle pas d’un “esprit” “qui continuerait sa course” (18:52), qui serait “une succession de consciences”, un “courant de conscience”, “une sorte de fleuve qui traverse les frontières”, qui peut avoir un autre nom après chaque frontière traversée, tout en étant et restant le même fleuve. D’ailleurs, pourquoi ce fleuve, et pas un autre, pourquoi pas l’environnement, ou le tout dans son ensemble ? Empédocle ne fait pas référence à une succession de naissances spécifique qui serait la sienne, il se sent solidaire de tout, sans naissance, sans mort.

Philippe Cornu : “[Le courant de conscience] a traversé la frontière de la mort (19:34) et il peut également charrier des débris d'un côté puis de l'autre. D’où les conditionnements qui continuent d’être charriés par ce même courant de conscience. Il y a une continuité, donc on peut dire que la personne qui existe dans cette vie et la personne qui existe dans la vie suivante ne sont ni la même ni une autre.

Si cette personne n’est ni la même ni une autre, et si on parlait dans ce cas de “naissance” pour “observer l’usage”, pourquoi aller plus loin et parler de re-naissance ? Re-naissance de quoi ?

Philippe Cornu : “(20:11) Notre personnalité va avec ce corps, et donc ça se désagrège, et ça se défait. Mais la mémoire de ce que nous avons fait se prolonge et se poursuit dans la vie suivante. Ce n'est pas la même personne ; il n'y a pas une ontologie de la personne.[6]

Un fleuve est surtout un lit creusé dans la terre par l’eau, et à travers lequel l’eau s’écoule, quand et tant qu’il y en a. Sans lit, comment dire du volume d’eau qui s’y écoule qu’elle soit ni la même ni une autre. “On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve” dit Héraclite. Empédocle semble comme Héraclite parler de la réalité mouvante et du flux universel, pour lequel il n’y a ni frontières, ni naissance, ni mort. Ce flux universel charrie-t-il des débris ou des mémoires individuelles, en les faisant passer d’une naissance à une autre, voire même à une re-naissance ? La mémoire de “ce qu’a fait”(20:16) un buisson, un oiseau, un poisson, ... les poursuit-elle dans leur vie suivante, et quel serait le support de cette mémoire ? De quelle manière le buisson et Empédocle ne sont-ils ni le même ni un autre ? La mémoire (individualisée) y joue-t-elle vraiment un rôle ? Et, charriés depuis le commencement du courant spécifique qui les emporte, si les débris passent, Empédocle arrivera-t-il à les séparer du courant de conscience de poisson, etc. ? Le transfert de la mémoire individuelle de “ce qui a été fait” ne semblait pas le préoccuper, car sa mémoire n’était pas individuelle, celle de tel garçon, telle fille, tel buisson, …

C’est pour éviter l'appropriation dun mien et lidentification à un moi, que le Bouddha avait enseigné le non-soi et la vacuité. Dévaloriser ces moyens en les qualifiant d’enseignements “donnés aux imbéciles, aux êtres ordinaires et aux débutants comme un remède à l'attachement au soi[7]” pour promouvoir un Soi lumineux de fils de Lumière. Ou d’un “esprit”, une mémoire qui se poursuit dans la vie suivante, jusqu’à retrouver à terme sa Source noétique, au bout d’un cheminement bien défini

Le bouddhisme Lumineux pose à la fois un Soi lumineux avec sa réalité lumineuse inconditionnée, et l’ignorance de ce Soi lumineux avec sa réalité conditionnée considérée peu glorieuse. Pour ceux qui vivent par le Soi lumineux, il n’y a pas de naissance ou mort réelle, tout comme pour Empédocle d'ailleurs mais pour d'autres raisons. En même temps, ces fils de Lumière ont une très forte conscience des humains qui, ignorant le Soi lumineux, vivent une existence conditionnée marquée par la naissance et la mort. Il leur est insupportable que d’autres vivent en “homme”, “bête”, “arbuste” ou “oiseau”, en subissant une existence conditionnée, et veulent les ramener au Soi lumineux. Ils sont hyper conscients de cette différence entre eux-mêmes et les autres. Mettre fin à cette altérité, et célébrer tous ensemble le Soi lumineux et sa réalité lumineuse, semble être leur seule raison d’exister, sans quoi elles seraient déjà passés au nirvāṇa ou dans d’autres hautes sphères. Empédocle accepte la condition terrestre, quelle qu’elle soit. Il ne fait pas de différence entre lui-même, toutes les métamorphoses du passé (les siennes comme celles des autres), et celles encore à venir. Il ne perçoit pas de “débris”, qui sont au fond de simples modalités. La vie était sans doute moins complexe avant l’invention du ciel ou pour ceux qui attachaient plus d'importance à ce qui était déjà là.

Avec l’invention du ciel, et sa bureaucratie, chaque âme avait un parcours, de ses origines jusqu’à son retour à la Source, ou le cas échéant sa transmigration, ou sa damnation, temporaire ou éternelle. Ses actes, paroles et pensées (crédit social) étaient enregistrés dans une mémoire, qui la suivait de métamorphose en métamorphose, et dont elle était comptable et responsable. Comment sait-on cela ? Ceux-là qui parlent de l’ignorance (avidyā) du Soi lumineux et sa réalité lumineuse, sont les mêmes que ceux qui parlent du ”courant”, de “l’esprit”, et de la “mémoire” individualisée qui suit chaque fil de métamorphose à la trace. Ils prêchent à la fois le Soi lumineux universel, et la transmigration des “courants” qui l’ignorent. Une double ignorance, car la plupart des êtres ignorent et le Soi lumineux, et la terrible souffrance de la transmigration, (dont il faut sortir à tout prix), à cause de leur "attachement" à un soi individuel séparé, et le fardeau de la mémoire que celui traîne avec lui de métamorphose en métamorphose. S’ils se sentent mal, c’est à cause de cette double ignorance, parole de fils de Lumière. C’est beaucoup plus complexe que l’approche d’un Empédocle, d’un Héraclite ou d'un Bouddha.
"Ce dont il y a vue, ouïe, perception, c'est cela que, moi, je préfère". (Héraclite, 74 (55), Marcel Conche, p. 264)

"Voilà comment tu dois pratiquer. Quand, pour toi, il y aura simplement
  ce qui est vu dans ce qui est vu,
  ce qui est entendu dans ce qui est entendu,
  ce qui est ressenti dans ce qui est ressenti,
  et ce qui est connu dans ce qui est connu,
Alors, Bahiya, il n’y aura pas de saisie de ces objets.
Quand il n’y a pas de saisie des objets, il n’y a pas de « toi » en eux.
Quand il n’y a pas de « toi » en eux, tu n’es ni ici ni au-delà ni entre les deux.
Cela, simplement cela, est la fin de la souffrance." (Bāhiyasutta, trad. Jeanne Schut
Ceux qui ont été convertis par les fils de Lumière sont-ils réellement plus heureux, soulagés, lumineux ? Ils n’en ont pas toujours l’air. Souvent même ils ont conscience de tous leur manquements par rapport aux devoirs de la voie lumineuse, et ne se sentent pas à la hauteur. Lire des hagiographies accentue ce sentiment. Sont-ils assez reconnaissants envers les fils de Lumière, qui leur ont enseigné leur double ignorance, et qui les guident sur la voie lumineuse vers la Lumière ? Ces fils de Lumière sont comme des Bouddhas, ils ne sont plus vraiment “sous la condition humaine” (11:34), “ils ne sont plus conditionnés”, “au-delà du temps”, “au-delà de toutes les causes et conditions” (11:47), “ni être humain, ni dieu” (11:54), “au-delà de l’existence habituelle”. Si l’on voit des défauts en eux, ce sont nos propres défauts que nous projetons sur eux, et qu’ils reflètent tels des miroirs, ce qui peut encore davantage renforcer notre sentiment d’échec...

Grâce au Soi lumineux naturellement présent, “l’esprit” individuel est une “transcendance intériorisée” (8:14), qui “intègre” le corps et la parole, intègre l'intériorité/extériorité, et “l’esprit” est “le boss” (9:05). Le déconditionnement, ou l’accès à l’inconditionné immanent, passe donc par un travail énorme sur “l’esprit”. L’inconditionné en l’homme (8:35) est sa nature fondamentale, que l’on appelle “nature de Bouddha”. La pratique bouddhiste (tib. nang pa) est tournée vers l’intérieur, vers “l’esprit”, individuel s'entend, c’est-à-dire “l’esprit” encombré par les débris spécifiques (karma) associés à son “courant de conscience” (19:09) spécifique, et qui accouchera un beau jour dun Bouddha. La nature de Bouddha est partagée par tout le vivant, donc “homme”, “bête”, “arbuste”, “oiseau” ou protozoé (39:31), qui pourront en théorie, un jour, tous, individuellement, en fonction de leurs “débris” respectifs, devenir un Bouddha.

Le bouddhisme présenté ici par Philippe Cornu est le bouddhisme lumineux, celui pratiqué entre autres par l’école nyingmapa de son maître Sogyal Lakar. Régis Burnet (KTO) pose la question qui s’impose logiquement (9:11).
Question : Est-ce que je dis faux si je dis qu’en fait, nous avons une part de nature divine en nous, et puis plein de choses pas très divines et qu'il faut purifier ?

C'est ça oui, on pourrait presque dire ça. Après ça dépend de l'approche bouddhiste, parce qu'il y a de multiples approches dans le bouddhisme. Il y a des approches où vraiment il faut renoncer à tout un tas de choses, il faut vraiment purifier [la voie des auditeurs, theravāda]. D'autres, il faut transformer [bouddhisme tantrique]. Et d'autres [tathāgatagarbha dotée de qualités intrinsèques, dzogchen], nous disent qu'en fait notre nature est déjà parfaite, mais qu'il faut la réaliser, l'actualiser. Il y a différents chemins dans le bouddhisme qui dépendent un peu des des besoins de chacun et des capacités de chacun.”
En effet, le bouddhisme présenté ici par Philippe Cornu est un bouddhisme Lumineux, centré sur la Lumière, que lon pourrait appelerdivine à cause de la transformation (tantrique) et le Soi lumineux qui intègre tout, et qui contient en elle la Perfection lumineuse. D’autres formes de bouddhisme sont plus près de l’homme et font davantage appel à la lumière humaine dans une nature (enchantée).

Le titre donné à l’interview est “Christianisme et bouddhisme”, mais le bouddhisme présenté était celui d’une branche très particulière, très Lumineuse, plutôt tardive, du “bouddhisme” dans son ensemble, qui est en effet très complexe. On pourrait dire la même chose de la philosophie. Présenter le néoplatonisme comme “LA philosophie” ne serait pas convenable. Un autre bouddhiste aurait pu sans doute répondre plus franchement, et de façon moins complexe, à la question de Régis Burnet.

***

[1] Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, Champs, Flammarion, 1985/1994

[2] Aétius ; Sextus Empiricus.
“Connais premièrement la quadruple racine
De toutes choses : Zeus aux feux lumineux,
Héra mère de vie, et puis Hadès,
Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s’abreuvent.

(Opinions, I, iii, 20 ; Contre les mathématiciens, X, 315). Les écoles présocratiques, Jean-Paul Dumont, Folio, Essais, p. 184

[3] Plutarque, Contre Colotès, 10, IIII F, Aetius, Opinions, I, XXX, 1. Les écoles présocratiques, Jean-Paul Dumont, Folio, Essais, p. 184

[4] Pseudo-Aristote, Mélissos, Xénophane, Gorgias, Ⅱ, 6, et Philon, De l'éternité du monde, 2, p. 3., cités dans Les écoles présocratiques, pp. 184-190

[5] Psuedo-Aristote, Mélissos, Xénophane, Gorgias, II, 28.), ibidd., p. 186

[6] KTO TV, Christianisme et bouddhisme, 07/04/2024. Philippe Cornu, spécialiste du bouddhisme tibétain et le frère Benoît Billot, bénédictin, spécialiste des pratiques méditatives.

[7]The sphere [dhātu] is the ultimate truth. It is said that by seeing its nature [rang bzhin] you see ultimate truth. But again, it is not the case that an emptiness in which nothing exists at all is the ultimate truth. To fools, ordinary beings, and beginners, the teachings on selflessness and so forth were given as a remedy for being attached to a self. But [this selflessness or emptiness], it should be known, [is] in reality the sphere [or] luminosity, [which is] unconditioned and exists as something spontaneously present.” Mathes, Klaus-Dieter. A Direct Path to the Buddha Within: Gö Lotsāwa's Mahāmudrā Interpretation of the Ratnagotravibhāga. Studies in Indian and Tibetan Buddhism. Boston: Wisdom Publications, 2008.

Klong chen pa: Grub mtha' mdzod, 185.6-186.2: de'ang don dam pa'i bden pa dbyings yin la/ 'di'i rang bzhin mthong bas don dam bden pa mthong zhes bya'i/ cir yang med pa'i stong nyid kyang don dam bden pa ma yin no/ de'ang byis pa so so skye bo dang/ las dang po dag bdag tu zhen pa'i gnyen por bdag med pa la sogs pa bstan pa yin gyi (text: gyis)/ don la dbyings 'od gsal ba 'dus ma byas shing lhun grub tu yod pa shes par bya ste/.



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