lundi 29 avril 2013

Un seul corps



Extrait du chapitre 8 du Bodhicaryāvatāra de Śāntideva 

90. L’égalité de soi et d’autrui
Est la première méditation à entreprendre
Comme nous sommes pareils [face à] la douleur et au bonheur
Je dois protéger tous [les autres] comme moi-même.[1]

91. Bien qu’ayant des parties multiples comme les mains etc.
Le corps est protégé comme une unité [contre la douleur]
De même, chaque individu différent au niveau de la douleur et du bonheur,
Désire le bonheur, tout comme moi-même.[2]

92. Certes, la douleur que je ressens
N’est pas ressentie dans le corps d’un autre
Mais elle est douloureuse pour moi
Et elle m’est insupportable à cause de mon attachement à moi-même (ātmasneha).[3]

93. De même, les douleurs des autres
Ne sont pas ressenties par moi
Mais elles sont douloureuses pour eux
Et difficiles à supporter à cause de leur attachement à eux-mêmes.[4]

94. Je devrais éliminer la douleur d’autrui
Parce que c’est une douleur, et comme s’il s’agissait de la mienne
Je dois aider les autres
Parce que ce sont des êtres, et qui sont donc comme mon propre corps.[5]

95. Moi-même et les autres
Sommes égales dans notre désir de bonheur
Qu’y a-t-il alors de si particulier en moi-même
Qui justifierait que je réalise uniquement mon propre bonheur ?[6]

96. Moi-même et les autres
Sommes égales dans notre refus de la douleur
Qu’y a-t-il alors de si particulier en moi-même
Qui justifierait que je me protège moi, mais pas les autres ?[7]

97. Si les autres souffrent
Devrais-je renoncer à les protéger, puisque je ne ressens pas la même douleur ?
Alors, pourquoi je me protégerais contre des souffrances à venir
Si je ne les ressens pas maintenant ?[8]

98. « Mais parce que c’est moi qui devra les ressentir »
Cela est une pensée erronée, car
Celui qui meurt est différent
De celui qui naît.[9]

99. Si c’était parce que ce serait l’affaire de celui qui souffre
De se protéger lui-même [contre la douleur]
Pourquoi la main, qui ne ressent pas la douleur du pied,
Le protège-t-elle ?[10]

100. Ce [geste] qui ne se justifie pas
Est dû à la saisie d’une essence individuelle (ahaṃkāra)
[L’ahaṃkāra] qui ne se justifie ni pour soi ni pour autrui
Devrait [en fait] être évité de toute force.[11]

101. « La série psychique (saṃtānaḥ) » et « l’ensemble (samudāya) »
Sont des apparences [d’unité] trompeuses comme une guirlande, un régiment etc.
Qui [en tant qu’ensemble] ne s’approprie pas la douleur[12]
Qui devrait alors éviter [la souffrance] ?[13]

102. En l’absence d’appropriation de la douleur
Il n’y aucune différence entre chacun des éléments [de l’ensemble]
La douleur doit alors éliminée parce que c’est de la douleur
Cela étant établi, que faire ensuite ?[14]

103. Que la douleur de tous
Doit être évitée n’est contesté par personne
Si elle doit être évitée, évitons toute souffrance
Même celle qui n’est pas mienne, celle de tous les êtres.[15]

104. « La compassion (kṛpayā) multiplie la douleur
Pourquoi alors la développer d’urgence ? »
Penser aux souffrances des êtres
Comment cela multiplierait-il la souffrance ?[16]

105. Et si par une seule souffrance
De multiples souffrances pourraient être évitées
Une personne bienveillante accepterait cette souffrance
Pour elle-même et pour les autres.[17]

106. Ainsi, Supuṣpacandra[18]
Même en connaissant l’intention malveillante du roi
N’avait pas évité sa propre souffrance
Afin d’en préserver de nombreux autres.[19]

107. De la même façon, celui qui se familiarise avec cette idée
Aimera apaiser la souffrance d’autrui
Et c’est comme un oie sauvage (haṃsā) plongeant dans un lac à lotus
Qu’il entrerait même dans l’enfer d’Avīcī.[20]

108. Quand tous les êtres seront sauvés
Ce sera une joie si immense
Qu’elle suffira à elle-même
A quoi servirait-il alors de désirer [en plus] sa libération [individuelle] (mokṣa) ?[21]

109. Faire le bien d’autrui de cette façon
N’est pas [une cause] de fierté ou d’étonnement
En n’aimant que le bien d’autrui
Je ne me soucierai pas des retombées positives.[22]

110. Tout comme [auparavant] je me protégeais
Contre la moindre atteinte à ma réputation
Je me vouerai [désormais] à la protection des autres
Et à développer un esprit altruiste.[23]

111. À force d’habitude j’ai réussi à appeler « moi »
La goutte [constituée] du sperme et du sang de [deux] autres personnes
Sans que rien ne le justifiait
En comprenant cela[24]

112. Pourquoi ne pas considérer
Les corps des autres comme « moi » ?
Transférer [l’idée] de « mon corps »
A celui des autres n’est guère plus difficile.[25]

113. L’idée d’un moi individuel est vicié
Tandis que l’altruisme est un océan de qualités
Aussi je rejetterai la saisie d’une essence individuelle (ahaṃkāra)
Et je développerai l’altruisme.[26]

114. Tout comme les mains etc.
Sont considérées comme des parties du corps
Pourquoi ne pas considérer ceux qui ont un corps (dehinaḥ)
Comme des parties de l’univers (jagat) ?[27]

115. Tout comme ce corps sans essence individuelle (nirātmaka)
A pu produire l’idée de « moi », à force d’habitude
Pourquoi ne pas produire l’idée de « moi »
[En l’appliquant] à tous les autres êtres ?[28]

116. En se souciant des autres de cette façon
Cela ne sera pas un geste produisant de la fierté ou de l’émerveillement
Ce serait [tout simplement] comme l’acte de manger
Dont on n’attend aucun retour [non plus].[29]

117. Par conséquent, tout comme [auparavant] je me protégeais
Contre la moindre atteinte à ma réputation
Je me vouerai [désormais] à la protection des autres
Et à développer un esprit altruiste.[30]

***

Voir aussi ce billet précédent sur Śāntideva, ainsi que l'interprétation de Tom Pepper de cette idée de Śāntideva.

Voir l'idée d'un seul corps chez Epictète.


[1] parātmasamatām ādau bhāvayed evam ādarāt |samaduḥkhasukhāḥ sarve pālanīyā mayātmavat ||90||  bdag dang gzhan du mnyam pa ni// dang po nyid du ’bad de bsgom// bde dang sdug bsngal mnyam pas na// thams cad bdag bzhin bsrung bar bya//

[2] hastādibhedena bahuprakāraḥ kāyo yathaikaḥ paripālanīyaḥ |tathā jagadbhinnam abhinnaduḥkhasukhātmakaṃ23 sarvam idaṃ tathaiva ||91||
lag pa la sogs dbye ba rnam mang yang// yongs su bsrung bya’i lus su gcig pa ltar// de bzhin ’gro ba tha dad bde sdug dag// thams cad bdag bzhin bde ba ’dod mnyam gcig/

[3] yady apy anyeṣu deheṣu madduḥkhaṃ na prabādhate |tathāpi tadduḥkham eva mamātmasnehaduḥsaham ||92|| 
gal te bdag gi sdug bsngal gyis// gzhan gyi lus la mi gnod pa// de lta’ang de bdag sdug bsngal de// bdag tu zhen pas mi bzod nyid//

[4] tathā yady apy asaṃvedyam anyad duḥkhaṃ mayātmanā |tathāpi tasya tadduḥkham ātmasnehena duḥsaham ||93||
de bzhin gzhan gyi sdug bsngal dag// bdag la ’bab par mi ’gyur yang// de lta’ang de bdag sdug bsngal de// bdag tu zhen pas bzod par dka’//

[5] mayānyadduḥkhaṃ hantavyaṃ duḥkhatvād ātmaduḥkhavat |anugrāhyā mayānye ’pi sattvatvād ātmasattvavat ||94||
bdag gis gzhan gyi sdug bsngal bsal// sdug bsngal yin phyir bdag sdug bzhin// bdag gis gzhan la phan par bya// sems can yin phyir bdag lus bzhin//

[6] yadā mama pareṣāṃ ca tulyam eva sukhaṃ priyam |tadātmanaḥ ko viśeṣo yenātraiva sukhodyamaḥ ||95||
gang tshe bdag dang gzhan gnyi ga// bde ba ’dod du mtshungs pa la// bdag dang khyad par ci yod na// gang phyir bdag gcig bde bar brtson//

[7] yadā mama pareṣāṃ ca bhayaṃ duḥkhaṃ ca na priyam |tadātmanaḥ ko viśeṣo yat taṃ rakṣāmi netaram ||96||
gang tshe bdag dang gzhan gnyi ga// sdug bsngal mi ’dod mtshungs pa la// bdag dang khyad par ci yod na// gang phyir gzhan min bdag srung byed//

[8] tadduḥkhena na me bādhet yato yadi na rakṣyate |nāgāmikāyaduḥkhān me bādhā tat kena rakṣyate ||97||
gal te de la sdug bsngal bas// bdag la mi gnod phyir mi bsrung// ma ’ongs pa yi sdug bsngal yang// gnod mi byed na de ci bsrung*//

[9] aham eva tadāpīti mithyeyaṃ pratikalpanā |anya eva mṛto yasmād anya eva prajāyate ||98||
bdag gis de ni myong snyam pa’i// rnam par rtog de log pa ste// ’di ltar shi ba’ang gzhan nyid la// skye ba yang ni gzhan nyid yin//

[10] yadi yasyaiva yad24 duḥkhaṃ rakṣyaṃ tasyaiva tan matam |pādaduḥkhaṃ na hastasya kasmāt tat tena rakṣyate ||99||
gang tshe gang gi sdug bsngal gang// de ni de nyid kyis bsrungs na// rkang pa’i sdug bsngal lag pas min// ci phyir des ni de bsrung bya//

[11] ayuktam api ced etad ahaṃkārāt pravartate |yad ayuktaṃ nivartyaṃ tat svam anyac ca yathābalam ||100||
gal te rigs pa min yang ’dir// bdag tu ’dzin pas ’jug ce na// bdag gzhan mi rigs gang yin te// ci nus par ni spang bya nyid// L’ahaṃkāra] devrait être rejeté avec la plus grande force par un bouddhiste, mais Śāntideva est astucieux et a une idée encore meilleure, qu'il va nous présenter par la suite. A la place du "moi", le bouddhisme propose des termes comme "série psychique" (saṃtānaḥ) et "l’ensemble" (samudāya) pour déconstruire ce "moi". Au lieu de déconstruire le moi, ce qui est difficile, voire impossible, il propose d'étendre la notion de "moi" en l'appliquant à tous les êtres.

[12] Le régiment en tant que régiment ne ressent pas la douleur d’un soldat individuel, et n’est donc pas celui qui subit la douleur. N’étant pas celui qui ressent la douleur, ce ne serait pas au régiment d’éviter la douleur de ses membres individuels. Ce qui serait un contresens.

[13] saṃtānaḥ samudāyaś ca paṅktisenādivan mṛṣā |yasya duḥkhaṃ sa nāsty asmāt kasya tat svaṃ bhaviṣyati ||101||
rgyud dang tshogs zhes bya ba ni// phreng ba dmag la sogs bzhin brdzun// sdug bsngal can gang de med pa// des ’di su zhig spang bar ’gyur//

[14] asvāmikāni duḥkhāni sarvāṇy evāviśeṣataḥ |duḥkhatvād eva vāryāṇi niyamas tatra kiṃ kṛtaḥ ||102||
sdug bsngal bdag po med par ni// thams cad bye brag med pa nyid// sdug bsngal yin phyir de bsal bya// nges pas der ni ci zhig bya//

[15] duḥkhaṃ kasmān nivāryaṃ cet sarveṣām avivādataḥ |vāryaṃ cet sarvam apy evaṃ na ced ātmani sarvavat ||103||
ci phyir kun gyi sdug bsngal ni// bzlog par bya zhes brtsad du med// gal te bzlog na’ang thams cad bzlog// de min bdag kyang sems can bzhin//

[16] kṛpayā bahu duḥkhaṃ cet kasmād utpadyate balāt |jagadduḥkhaṃ nirūpyedaṃ kṛpāduḥkhaṃ kathaṃ bahu ||104||
snying rje sdug bsngal mang gyur pa// ci phyir nan gyis skyed ce na// ’gro ba’i sdug bsngal bsam byas na// ji ltar snying rje sdug bsngal mang*//

[17] bahūnām ekaduḥkhena yadi duḥkhaṃ vigacchati |utpādyam eva tadduḥkhaṃ sadayena parātmanoḥ ||105||
gal te sdug bsngal gcig gis ni// sdug bsngal mang po med ’gyur na// brtse dang ldan pas sdug bsngal de// rang dang gzhan la bskyed bya nyid//

[18] Source : Samādhirājāsūtra, ('phags pa chos thams cad kyi rang bzhin mnyam pa nyid rnam par spros pa'i ting nge 'dzin kyi rgyal po zhes bya ba theg pa chen po'i mdo'i 'grel pa grags pa'i phreng ba TG n° 4010)

[19] ataḥ supuṣpacandreṇa jānatāpi nṛpāpadam |ātmaduḥkhaṃ na nihataṃ bahūnāṃ duḥkhināṃ vyayāt ||106||
des na me tog zla mdzes kyis// rgyal po’i gnod pa shes kyang ni// bdag gi sdug bsngal ma bsal te// mang po’i sdug bsngal zad ’gyur phyir//

[20] evaṃ bhāvitasaṃtānāḥ paraduḥkhasamapriyāḥ |avīcim avagāhante haṃsāḥ padmavanaṃ yathā ||107||
de ltar rgyud ni goms gyur pa// gzhan gyi sdug bsngal zhi dga’ bas// pa dma’i mtsho ru ngang pa ltar// mnar med pa yang ’jug par ’gyur//

[21] mucyamāneṣu sattveṣu ye te prāmodyasāgarāḥ |tair eva nanu paryāptaṃ25 mokṣeṇārasikena kim ||108||
sems can rnam par grol ba na// dga’ ba’i rgya mtsho gang yin pa// de nyid kyis ni chog min nam// thar pa ’dod pas ci zhig bya//

[22] ataḥ parārthaṃ kṛtvāpi na mado na ca vismayaḥ |na vipākaphalākāṅkṣā parārthaikāntatṛṣṇayā ||109|| de ltas gzhan gyi don byas kyang*// rlom sems dang ni ngo mtshar med// gcig tu gzhan don la dga’ bas// rnam smin ’bras bu’i re ba med//

[23] tasmād yathāntaśo ’varṇād ātmānaṃ gopayāmy aham |rakṣācittaṃ dayācittaṃ karomy evaṃ pareṣv api ||110|| de bas ji ltar chung ngu na// mi snyan las kyang bdag bsrung ba// de bzhin gzhan la bsrung sems dang*// snying rje’i sems ni de ltar bya//

[24] abhyāsād anyadīyeṣu śukraśoṇitabinduṣu |bhavaty aham iti jñānam asaty api hi vastuni ||111|| goms pa yis ni gzhan dag gi// khu ba khrag gi thigs pa la//dngos po med par gyur kyang ni// bdag go zhes ni shes pa ltar//

[25] tathā kāyo ’nyadīyo ’pi kim ātmeti na gṛhyate |paratvaṃ tu svakāyasya sthitam eva na duṣkaram ||112|| de bzhin gzhan gyi lus la yang*// bdag ces ci yi phyir mi gzung*// bdag gi lus ni gzhan dag tu’ang*// bzhag pa de ltar dka’ ba med//

[26] jñātvā sadoṣam ātmānaṃ parān api guṇodadhīn |ātmabhāvaparityāgaṃ parādānaṃ ca bhāvayet ||113|| bdag nyid skyon bcas gzhan la yang*// yon tan rgya mtshor shes byas nas//| bdag ’dzin yongs su dor ba dang*// gzhan blang ba ni bsgom par bya//

[27] kāyasyāvayavatvena yathābhīṣṭāḥ karādayaḥ |jagato ’vayavatvena tathā kasmān na dehinaḥ ||114|| 
ji ltar lag pa la sogs pa//lus kyi yan lag yin ’dod ltar//de bzhin ’gro ba’i yan lag tu// ci phyir lus can rnams mi ’dod//

[28] yathātmabuddhir abhyāsāt svakāye ’smin nirātmake |pareṣv api tathātmatvaṃ kim abhyāsān na jāyate ||115|| 
ji ltar bdag med lus ’di la// goms pas bdag gi blo byung ba// de bzhin sems can gzhan la yang*// goms pas bdag blo cis mi skye//

[29] evaṃ parārthaṃ kṛtvāpi na mado na ca vismayaḥ |ātmānaṃ bhojayitvaiva phalāśā na ca jāyate ||116|| 
de lta na ni gzhan gyi don// byas kyang ngo mtshar rlom mi ’byung*// bdag nyid kyis ni zas zos nas// lan la re ba mi ’byung bzhin//

[30] tasmād yathārtiśokāder ātmānaṃ goptum icchasi |rakṣācittaṃ dayācittaṃ jagaty abhyasyatāṃ tathā ||117|| 
de bas ji ltar chung ngu na// mi snyan las kyang bdag bsrung ba// de bzhin ’gro la bsrung sems dang*// snying rje’i sems ni goms par bya//

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