Quelques réflexions libres.
Pour traduire le terme tibétain « ngo bo », on trouve le plus souvent « essence ». Le Bod rgya tshig mdzod chen mo donne comme synonymes de « ngo bo » respectivement « rang bzhin » et « gnas lugs ».
Le mot essence peut être définie comme « Ce qu'un être est ». Le mot essence vient du latin essentia (de esse = être) et du grec ousia (essence, substance, être). Quand l’essence est utilisée en opposition à « accident » (S. āgantuka T. glo bur), ce mot signifie « ce qu’est une chose, ce qui la constitue, lui donne sa réalité propre, à la différence des modifications superficielles ». Quand elle est opposée à l’existence, l’essence renvoie à « la nature d’une chose, son être intelligible, ce que nous comprenons qu’elle est, indépendamment du fait d’être ou d’exister (ou par opposition à ce fait). »[1]
Dans son explication de la trinité, Maître Eckhart utilise des définitions assez simples, qui nous donnent un autre éclairage. Il fait la distinction entre « essence » (Wesen) et « nature » (Natür). L’essence se tient (ziehen = tirer) en elle-même, et la nature est commune aux deux personnes [de la trinité], elle est identique (ein).[2] La nature est partagée, et c’est pourquoi on l’appelle identique/une. Tandis que l’essence se tient en elle-même et n’est pas partagée. La nature est alors comme un troisième élément, que partagent deux éléments. Elle est alors ce par quoi ils sont unis ou liés.
La théologie fait une distinction entre un essence première, qui est la cause (Dieu) et une essence seconde ou dérivée (créature). Dans une approche « non-théiste », on pourrait distinguer entre la nature naturante[3] et la nature naturée (bien que ses termes soient aussi dérivées de la théologie)[4], où la nature naturante est considérée comme créatrice et la nature naturée comme la création.
C’est le terme tibétain « rang bzhin » qui est souvent traduit par « nature » ou nature propre pour rendre le sva de svabhāva. Le terme sanskrit svabhāva est traduit en tibétain aussi bien par « ngo bo » que par « rang bzhin ». Comme la définition de « ngo bo » le montre, il y a souvent confusion entre « ngo bo » et « rang bzhin ». Ainsi on trouve que la chaleur peut être à la fois l’essence (ngo bo) et la nature (rang bzhin) du feu. L’essence (ngo bo) dans ce cas semble plus approprié, si on tient compte de la définition d'Eckhart. L’introduction du Le Précieux Ornement de la libération de Gampopa (T. dwags po thar rgyan, format Epub tablette électronique) explique que le saṁsāra et le nirvāṇa partagent une même nature (rang bzhin) : la vacuité. Deux éléments opposés partagent la même nature.
Ce qui complique les choses encore davantage est que le mot tibétain « rang bzhin » n’est pas seulement la traduction de « svabhāva », mais aussi de prakṛti, la « nature originelle » du sāṃkhya qui correspond à la nature qui nature (Gr. physis), le principe de production des choses naturelles. Quand les textes tibétains font spécifiquement référence à la nature originelle du système sāṃkhya, on trouve plutôt les traductions « (spyi’i) gtso bo » ou « rtsa ba’i rang bzhin » (S. mūlaprakṛti).
Quand les textes tibétains parlent de la nature de l’esprit (T. sems kyi rang bzhin)[5], on peut comprendre l’essence de l’esprit, ou la nature productive de l’esprit ou les deux. En sanscrit, nous trouvons aussi bien citta-svabhāva que citta-prakṛti (p.e. dans le Ratnagotravibhāga). Le terme citta-prakṛti semble viser plutôt l’aspect dynamique de l’esprit, sa nature productive. Généralement, la nature de l’esprit a trois aspects : son essence, qui peut être définie comme non-discursivité (avikalpa) ou comme indéterminé (T. med pa), sa nature productive « luminescente » (prakāśa), et sa félicité/plénitude (sukha)[6]. Dans le cas de la non-reconnaissance/nescience (avidyā) de la nature de l’esprit et par la volonté individuelle, la productivité de la nature productive est appropriée par l’imagination productive (S. parikalpa T. kun nas rtog pa), qui crée en donnant forme à un monde. Le résultat est un asservissement au lieu de la liberté (sukha).
Un autre terme que l’on voit souvent traduit par « nature de l’esprit » est « sems nyid »[7], qui peut correspondre aux termes sanscrit « citta eva » (l’esprit en soi), « cittatva » construit avec le suffixe –tva (état, propriété), ou citta-tā, comme l’abréviation de citta-dharmatā, le fond immuable des faits mentaux (citta-dharma)[8] qui n’est autre que la vacuité. Ce terme réfère alors plutôt à l’essence (sems kyi ngo bo) de l’esprit qu’à sa nature (prakṛti). J’ai constaté que dans différentes versions du même texte, ou dans le cas de citations de certains textes canoniques, le terme « sems nyid » peut être remplacé par « rig pa ». Ces deux termes semblaient donc être interchangeables dans un premier temps (notamment chez Longchenpa).
Un terme que l’on trouve souvent chez Longchenpa est « rang bzhin rdzogs pa chen po », p.e. « sems nyid rang bzhin rdzogs pa chen po », la conscience-en-soi et sa nature, la perfection universelle. Les mots sont simplement juxtaposés. Dans plusieurs traductions anglaises, on voit le terme « rang bzhin » traduit comme un adverbe « rang bzhin gyis » ou adjectif, ce qui donne la grande perfection naturelle. Dans le Discours du roi pancréateur, on ne trouve pas ce terme. On y trouve en revanche, « rang bzhin rdzogs pa », où la nature est précédée de « ma byas » (non créé) et de « bya med » (sans agir/affaires). Il me semble qu’il faudra alors plutôt traduire ce terme par « parfaite nature universelle » de « la conscience-en-soi ». La simple juxtaposition des termes permet encore d'y donner une interprétation sāṃkhya ou « śaktiste » en considérant que c'est l'union de la conscience-en-soi et de la nature qui constituent ensemble la perfection universelle. La nature est alors la partie active de la conscience-en-soi en repos.
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[1] Dictionnaire de la philosophie, Armand Colin, pp 117-118
[2] « Zwei dinc sprichet man von gote : man sprichet wesen un nâtüre. Daz wesen ziuhet in sich, und nâtüre is gemeinlich den persônen : es ist ein. »
[3] Emprunt au latin scolastique « natura naturata » créé au XIIe s. par les traducteurs d'Averroes. Chez Spinoza, natura naturante et natura naturata
[4] Essai sur le mysticisme spéculatif de maître Eckhart, August Jungdt, p. 68 « Die genaturte Nature…ist niht denne ein got und drie personen (538, 1) » .
[5] Google 39.200 résultats. Sems kyi ngo bo 17.900 résultats.
[6] Mi rtog pa, gsal ba, bde ba. Ce triple aspect semble correspondre plus ou moins au saccidānanda (être, conscience et béatitude) des vedantins.
[7] Sems kho na, ou sems kyi chos nyid.
[8] Aussi appelé quelquefois le « non-esprit » (acitta).
Bonjour Janus,
RépondreSupprimerje m'arrache un peu les cheveux avec ses distinctions ! Concrètement dans le cas d'une table que serait l'essence, la nature et le mode d'être (gnas lugs) ?
Merci pour ton aide et ton excellent blog
Nicolas
Bonjour Nicolas,
RépondreSupprimerQuestion difficile. Je promets de continuer à y réfléchir et de trouver des façons plus simples pour les expliquer !Bien à toi, Joy