Le Bouddha était éveillé, c’est même pour cela qu’il s’appelle bouddha. Il s’est éveillé au Réel. J’ajoute une majuscule, car le réel est défini comme « Qui existe d'une manière autonome, qui n'est pas un produit de la pensée », ou « Qui est dégagé de la subjectivité du sujet ». Qu’est-ce qui peut bien exister[1] de manière autonome, qui n’est pas un produit de la pensée et qui est dégagé de la subjectivité du sujet ? Nous vivons toujours un peu sous le règne de la mythe de l’objectivité, soyons prudents. Le Réel du Bouddha n’est pas sans pensée, sans subjectivité, mais dépasse et le sujet et l’objet, et l’existence et la non-existence, ce qui ne veut pas dire qu’il se tient quelque part au-dessus des deux. C’est le fameux Milieu, qui n’est pas le milieu entre deux pôles, mais qui est l’espace entre les deux pôles, où la pensée évolue librement. A la limite, rien ne l’empêcherait même d’aller vers les extrêmes, si elle ne perd pas la perspective globale (the big picture).
Le Bouddha était une personne comme vous et moi, sujet aux mêmes souffrances. Il a cherché longuement, mais son intuition n’était pas le résultat ou la somme de tout ce qu’il avait fait. Nous sommes tous différents. En mettant nos pas exactement dans les pas du Bouddha, il n’est pas certain d’arriver à la même intuition, celle du Réel. Et pourtant nous avons la tendance de le penser. Un multimillionnaire écrit un livre et explique comment il est devenu multimillionnaire Il a évidemment son idée et parle de son point de vue et ne manquera pas de les faire savoir. Le facteur chance, pourtant essentiel, sera minimisé, sinon, il n’aurait pas de mérite et le livre ne serait pas informatif et n’aurait pas de raison d’être. Et ceux qui veulent devenir multimillionnaire vont tenter de retracer, tels qu’ils les ont compris, les pas du multimillionnaire tels que ce dernier se les a représentés et tels qu’il les a racontés. Rien à voir avec le Réel, qui continue à être là, simplement et bêtement.
Étant éveillé, le Bouddha voit bien que le curriculum de l’espèce de winner qu’il est n’a rien à voir avec le Réel. Et pourtant ceux qui veulent devenir comme lui vont lui demander « Comment avez-vous fait ? », « Que faut-il faire ? » , « Comment peut-on devenir comme vous ? ». « Il ne s’agit pas de devenir comme moi »[2] aurait répondu le Bouddha, « il s’agit de voir le Réel par vous-mêmes. »
Le Bouddha a donc essayé de guider les amis qui souhaitaient comme lui s’éveiller au Réel à l’aide des conversations (sutta). Du vivant du Bouddha, les moines s’adressaient mutuellement par le nom « ami » (āvuso), un terme utilisé entre égaux. Le Bouddha était adressé par le nom bhante (monsieur, ou seigneur). Pas Rinpoché, pas Sa Sainteté ou Son Éminence non, bhante. Ce serait juste avant sa mort que le Bouddha aurait dit aux jeunes moines d’appeler les anciens bhante ou āyasmā (vénérable). Les anciens continuaient d’appeler les jeunes « ami ». Il y a un sutta (MN 140), où un jeune ne reconnaît pas le Bouddha et l’appelle « ami ». Le Bouddha ne le corrige pas. On dirait qu’il n’attachait pas d’importance à son titre.
En revanche, les « amis » qui avaient été promus « bhante » après la mort du Bouddha attachaient beaucoup d’importance à savoir qui avait accès au Réel, et qui pourrait donc se prévaloir du titre arhat. Cela se reflète dans de nombreux sutta, où le Bouddha déclare qui est arhat et qui ne l’est pas. C’est comme si ceux qui y avaient accès ne le savaient même pas eux-mêmes… Dès qu'un moine meurt, les autres demandent au Bouddha quel était son score. Après sa mort, le Bouddha n’étant plus là pour dire qui avait accès au Réel, il fallait que d’autres prennent la relève. Des arhats titularisés décidaient peut-être en petit comité qui avait accès et qui n’avait pas accès au Réel. Imaginez la tension parmi la sangha quand le jury s’avançait pour leur annoncer les nouveaux titulaires.
L’accès au Réel semble être une chose qui demande une certaine gestion. On pourrait dire, « mais il est ici le Réel, il suffit de le voir ». Mais comment en être certain, si un autre, une personne dont l’accès au Réel a été dûment agréé, ne vous le confirme pas ? Les écoles bouddhistes où l’accès au Réel est une question de transmission tiennent des archives. Qui est bhante, qui est arhat, qui est patriarche, qui a obtenu le corps d'arc-en-ciel ou autre réalisation ultime ? Le premier patriarche, à titre posthume, est le Bouddha, suivi par Mahākāshyapa, Ananda etc. L’accès au Réel est régularisé. Il faut passer par son supérieur hiérarchique et il vaut mieux qu'il vous le mette par écrit, dûment scellé. Si vraiment on conteste la décision de son hiérarchie et qu’on estime que l’on a bien accès au Réel, on peut toujours fonder son propre système de certification avec son propre contrôle qualité. Si on était cynique et porté à la caricature et à la provocation, ce que je ne suis pas, on pourrait faire le dessin schématique (donc imparfait, par exemple la séparation et la distance entre "vous" et le "Réel" ne me plaît pas) ci-dessous.
Dans les lignées de transmission telles qu'elles sont pratiquées au Tibet, l'idée de la grâce (adhiṣṭhāna) transmise est essentielle. Cette grâce, en principe celle-là même qui remonte au Bouddha, n'est autre que l'accès au Réel. Quelle autre grâce pourrait-il y avoir ? Mais selon le dogme des lignées de transmission, elle n'est accessible que par le biais de la lignée. C'est comme s'il y avait un portillon entre vous et le Réel, et qu'il fallait passer par la lignée comme par un câble ADSL (ou fibre optique si vous avez de la chance) pour arriver au Réel et boire à sa fontaine. La lignée est un fournisseur d'accès (pas FAI mais FAR, fournisseur d'accès au Réel). Ci-dessus vous avez un schéma avec une seule lignée, mais il existe évidemment de nombreuses lignées (FAR). Pourtant nous baignons déjà dans le Réel et dans la grâce, nous sommes le Réel. L'idée d'accès (et à fortiori celle d'un FAR) et de non-accès est une illusion. Ou une liberté dirait l'école de la Reconnaissance, qui prend cela du bon côté.
L'idée de transmission et de lignée est sans doute née avec celles de Famille et de Clan (kula, gotra) et d'affiliation, avec celle de la transmission entre père et fils (upanişad), puis guru et disciple, et avec le cadre initiatique qu'imposent les mystères des divers cultes locaux intégrés. Il y a un sens d'exclusivité, dont on était très conscient à la renaissance tibétaine. La transmission spirituelle était d'ailleurs souvent doublée d'une transmission généalogique et de pouvoir séculier.
Le Bouddha avait pourtant précisé que ce qu'il avait enseigné (plutôt ad hoc, en fonction de ceux qu'il avait en face de lui), n'était que la poignée de feuilles que pouvait contenir une main (et transmettre pour ceux affiliés à un FAR certifié). La forêt (le Réel) abonde de feuilles partout où l'on regarde. Comme une île d'or.
***
[1] ex(s)istere « sortir de, se manifester, se montrer »
[2] « Celui qui me voit, voit le dhamma ; celui qui voit le dhamma me voit. » Saṃyutta III.120, Dans le Milindapañho III.5.18 le moine Nāgasena dit : « De même on ne peut désigner le Bienheureux comme étant ici ou là. Mais il peut être désigné par le Corps de la Loi (dhammakāya) : car la Loi a été enseignée par lui."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire