Le poids du passé et des traditions peut être écrasant. Rien ne semble pouvoir lui résister. Avec l’exil tibétain, de jeunes lamas brillants sont arrivés en occident. Certains se sont immergés totalement dans la culture occidentale. Ils se sont mariés avec des femmes occidentales, ont eu des enfants qu’ils ont éduqué « à l’occidentale ». Ils ont tout absorbé et tissé des liens solides. Ils ont su trouver les mots pour donner envie à connaître davantage leur culture d’origine. Ils ont en quelque sorte rompu avec leur culture d’origine pour la rendre plus accessible, plus moderne peut-être. En choisissant une interprétation plus symbolique, quelquefois même plus psychologique.
Puis, à un certain moment, le message de simplement ouvrir les yeux, ouvrir les sens et s’ouvrir à sa condition, d’être présent semblait ne plus suffire... Les petits centres du début étaient devenus des communautés internationales, demandant une gestion plus sérieuse. Les jeunes lamas vieillissent aussi et commencent à penser à la suite de l’œuvre de leur vie, à la transmission. La véritable force et créativité des débuts ayant passé, on commence à s’appuyer sur du connu, sur ce qui a fait ses preuves. Et c’est le retour de la tradition (qui est tourné vers le passé)…
En matière de l’organisation, les communautés religieuses au Tibet étaient l’affaire de familles. La transmission passa de l’oncle au neveu, du père au fils, ou dans le cas des lamas réincarnés, on les trouva le plus souvent dans le même cercle restreint de familles. Sinon, les jeune tulkus étaient pris en main par des tuteurs. Les directions spirituelle et administrative étaient réunies dans les même mains. Si un tel système a besoin d’êtres charismatiques, les êtres charismatiques ça se construit... On peut le voir à l’œuvre dans le fonctionnement des médias d’aujourd’hui, et ce n’était pas autrement dans le passé. Déjà le pouvoir fait des merveilles en lui-même. La puissance attire les louanges, il rend beau et attirant. Puis comme disait Confucius : « Dirige le peuple comme si tu participes à un grand sacrifice. »[1] Le sacrifice c’est le retour au passé. Dirige le peuple par le retour au passé. Il faut faire (re)vivre les liens entre le présent et le passé, entre les dirigeants du présent et les dirigeants illustres de l’âge d’or du passé, qu’ils soient réels ou fictifs. Ces liens généalogiques (de sang et d’esprit) seront expliqués dans un storytelling savant. Et les rites serviront de rappel aux faits mythologiques et justifieront le pouvoir actuel, spirituel et administratif. Quand le maître est mort, on dit « vive le maître ».
C’est ainsi que fonctionnait la monarchie et l’aristocratie d’antan. Mais les Lumières, les révolutions, puis la démocratie sont passées par là. Ce n’est donc pas évident pour un occidental que des lamas tibétains, autrement bien adaptés, et décapant de beaucoup points de vue, finissent par proposer un système tourné vers le passé, dirigé par des familles se comportant comme de véritables dynasties. Comme tout pouvoir qui dérive son autorité du ciel ou du passé, elles ont besoin de rites pour maintenir le souvenir de leur autorité. Le « tantrisme » dans son aspect le plus caractéristique, les rituels, emprunte beaucoup à la mystique du monarque universel indien, le Cakravartin.[2] Les cercles (maṇḍala) de vassaux consacrés et constitués autour du « rājādhirāja » et l’importance de la filiation (kula) ont imprimé leur marque sur le bouddhisme ésotérique[3]. Les liens entre les rois et les prêtres ont toujours été très étroits. Et les rituels bouddhiques ont toujours eu besoin du soutien financier de commanditaires puissants et riches[4].
Les tantras sont indissociables de toute l’idéologie qu’ils véhiculent. Serait-il même possible de ne garder que les « rituels » (de consécration etc.) ? Que l’essentiel qui concerne « la pratique » (sādhana) et qui serait « apolitique » ? De quelle nature est « la résistance » à la pratique, aux rituels, aux psalmodies, que constate Namkhai Norbu chez les occidentaux ? De quelle nature est « la résistance » que certains occidentaux pourraient éprouver quand ils voient les défilés paramilitaires des kasoung parader devant la famille royale de Shambala des descendants de Trungpa rinpoché ? Pourquoi cette volonté de reconstitution d’une cour ? Pourquoi toujours se rapporter au modèle du rājādhirāja ? Est-il besoin, comme le pense Confucius, que les rites restent connectés avec leurs origines souvent sanglantes et très politiquement incorrectes ? Yangsi Kalou Rinpoché fait actuellement une tournée autour du thème La méditation: tradition, fantasme, réalité, où il propose une approche plus réaliste. Il prône un retour de l'Hymalaya (ou un retour de Shangri-la ?), pour nous "ramener à la réalité", pour nous "ramener à notre réalité d’être humain". Les mythes ne sont pas une réalité à atteindre, à mettre en oeuvre ou à imiter, mais servent à nous motiver.
Quand nous parlons de tantrisme et de tantras, de quoi parlons-nous exactement ? Quand nous parlons de pratiquer le tantrisme (ce que les occidentaux n'aimeraient pas...), en quoi consiste "la pratique", celle qui libère et qui accompagne le projet du bodhisattva et la conduite éveillée ?
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[1] Louen-yu, XII, 2. Confucius, Jean Levi, p. 46
[2] Strickmann, Mantras et mandarins, p. 43, Ron Davidson
[3] Ron Davidson, Indian Esoteric Buddhism
[4] Strickmann, Mantras et mandarins, p. 40
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