mercredi 12 février 2014

Une fonction des hagiographies

Illustration de Indian Esoteric Buddhism de Ronald M. Davidson

David Gordon White[1] situe le Goraknāth historique vers la fin du XIIème et le début du XIIIème siècle. Fait est qu’Abhinavagupta (Xème siècle) fait allusion à Matsyendra (sans le -nāth) dans son Tantrāloka, mais sans ne jamais mentionner Goraknāth.[2] Néanmoins, les sources hagiographiques de plusieurs courants religieux feront du réformateur Goraknāth le disciple direct de Matsyendra(nāth).[3] Matsyendranāth sera considéré, sous un de ses nombreux noms (Matsyendra, Mīnanāth, Luī(pā)…), comme le premier siddha, ādi-siddha. Il aurait reçu en premier et directement de Śiva les instructions du Yoginī Kaula (tantras « śakti » « de la main gauche ») et serait à l’origine de leur diffusion à travers une longue transmission de siddhas et mahāsiddhas.

La voie des siddhas, telle que nous la connaissons, est exposée dans des textes comme le Guide des principes des Siddha (Siddhasiddhānta-paddhati) qui daterait du XII-XIVème siècle et dans d’autres textes attribués à Gorak(ṣ)nāth ou à d’autres siddhas. Au Tibet, on voit apparaître la légende des 84 mahāsiddhas dans leur ensemble véritablement avec la traduction tibétaine des œuvres d’Abhayadatta[4], par le moine tangoute smon grub shes rab[5]. Sans doute à partir du XIIème siècle.
« Les légendes sur les pouvoirs suprahumains des adeptes Nātha ont frappé l’imagination populaire et abondent à la source des littératures indo-aryennes : hindi, bengali, gujrati, oriya, marathi, et des langues himalayennes, népali et tibétain. La voie des Nātha-yogin semble avoir été extrêmement fameuse après le XIIe siècle de notre ère. Après s’être répandue d’abord dans toute l’Inde du Nord, elle a été florissante pendant plusieurs siècles sur toute l’étendue du continent indien. Selon Jan Gonda[6], elle a produit « diverses traditions orales, de nombreux chants et des récits en vers dans les langues du peuple ».[7]
On trouvera ensuite les faits et les pouvoirs suprahumains des mahāsiddhas/nāths dans toutes les hagiographies tibétaines écrites à partir de cette époque. Les hagiographies écrites avant cette époque étaient beaucoup plus sobres. Il suffit de lire l’hagiographie de Milarepa attribué à Gampopa. En lisant d’ailleurs les écrits attribués à Gampopa ou à son entourage direct, on voit qu’il y est surtout question d’expériences contemplatives. Avec le nouvel apport des siddhas/nāthas, la donne avait changé. L’idéal n’était plus celui de l’avadhūta, du yogi libre et du grand contemplatif rétiré du monde, mais celui du vidyādhara gouvernant le monde avec tous ses pouvoirs et toute sa science (vidyā), qui s’échangea contre de l’or.

Il est donc permis de penser que les hagiographies écrites après l’arrivée (à partir du XIIème siècle) de la littérature siddha, très populaire, portent les marques de celle-ci. Et que cette nouvelle mode fut appliquée rétroactivement aux hagiographies des saints anciens qui étaient plutôt portés sur l’idéal de l’avadhūta. Pour mesurer la distance hagiographiquement parcourue, on pourra comparer la vie de Nāgārjuna racontée dans les Vies des 84 mahāsiddhas racontées par Abhayadatta avec le message de l’auteur des Stances du milieu par excellence, bien que ce dernier soit très certainement différent du Nāgārjuna du Guhyasamāja-tantra (IXème siècle). C’est ce siddha et ce lieu emblématique qui seront utilisés comme éléments hagiographiques pour rattacher les saints au patrimoine vidyādharique.

En effet, selon les sources hagiographiques, le siddha Nāgārjuna du Guhyasamāja-tantra est rattaché à Śrī Parvata. Et le Guhyasamāja-tantra est présentée (Tāranātha) comme une des deux sources canoniques de la transmission de la mahāmudrā de Maitrīpa. L’autre source est le Saṃvara-tantra. C’est Saraha le maître du siddha Nāgārjuna qui aurait réuni ces tantra père (Guhyasamāja) et mère (Saṃvara). Entre autres caractéristiques, les tantras père mettent l'accent sur la phase de développement, les tantras mère sur la phase d'achèvement. Le siddha Nāgārjuna est célèbre pour son commentaire du Guhyasamāja-tantra, intitulé Pañcakrama. Il s’agirait d’un commentaire des cinq stades de yoga dérivé du système de Patañjali synthétisés avec le Guhyasamāja.[8] Dans les Vies des 84 mahāsiddhas et les autres sources hagiographiques, tous les disciples du siddha Nāgārjuna ou de sa lignée ont un lien avec Śrī Parvata. Il en va de même pour Śavaripa, qui selon Tāranātha aurait reçu le Saṃvara du siddha Nāgārjuna.[9]

Nous connaissons les réserves de Tāranātha[10] sur l’apport du nāthisme au bouddhisme tibétain, et ce n’est donc pas une grande surprise qu’il intercale Lūyipa (Matsyendra) au milieu de la transmission mahāmudrā entre Śavaripa et Maitrīpa. Ainsi, la réalisation de la mahāmudrā de Lūyipa/Matsyendra devient authentiquement bouddhiste[11], et cela permet par la même occasion d’introduire un élément kaula/mahāmudrā tantrique en amont de Maitrīpa, le sauvant hagiographiquement. A cause de ses doutes (hagiographiquement rapportés) par rapport à Śavaripa, Maitrīpa aurait obtenu cette réalisation néanmoins dans le bardo. Nos hagiographes sont bien informés… Maitrīpa ira lui aussi à Śrī Parvata pour profiter de la sphère d’influence du siddha Nāgārjuna.

Pour prouver que Maitrīpa avait bien transmis (et donc reçu ce siddhi), Tāranātha finit le récit de la transmission de la mahāmudrā par Rāmapāla (Nandapāla), un des quatre disciples majeurs de Maitrīpa. Les trois autres disciples, Sahajavajra (Nategana), Śūnyatāsamādhi (Devātakaracandra) et Vajrapāṇi n’auraient selon Tāranātha pas atteint l’état de vidyādhara. Il faut comprendre que le système de mahāmudrā qu’ils enseignaient n’était pas la mahāmudrā tantrique. Mais après la mort de Maitrīpa, et après un deuil de douze ans[12], Rāmapāla se rendit lui aussi dans le Sud (Śrī Parvata), où la divinité Mahākāla lui donna le siddhi de l’épée (un des huit siddhi). Cela permit à Rāmapāla de voyager dans les mondes souterrains et des titans pour y récupérer tous les siddhi d’un vidyādhara. Comme il aurait transmis la mahāmudrā à d’autres (Kusalabhadra le jeune et Asitaghana), la preuve est fournie que la mahāmudrā de cette transmission est authentiquement tantrique.

La mahāmudrā tantrique de Marpa avait déjà été authentifiée par son rattachement à Nāropa-Tailopa, bien que des doutes aient été exprimés à ce sujet. Néanmoins, pour authentifier la transmission de mahāmudrā par le biais de Maitrīpa, Marpa avait fait un rêve dans lequel il fut transporté par deux ḍākinī vers la montagne de Śrī Parvata et dans lequel il recevait directement de Saraha, accompagnée de ses deux reines[13], la mahāmudrā.[14] Ce rêve le combla entièrement « Même si je rencontrais les bouddhas des trois temps, je n’aurais rien de plus à leur demander ». Et après avoir chanté son expérience onirique au prince de Lokya, celui-ci « considéra lama Marpa comme un bouddha vivant ».

Pour moi, le moment hagiographique emblématique où l'idéal de l’avadhūta est remplacé par l'idéal du vidyādhara est raconté dans l'hagiographie de Réchungpa (dont l'auteur est encore Tsang nyeun heruka), plus précisément l'épisode avec Bharima à Thamel Vihara dans la vallée de Kathmandou. Réchungpa et sa délégation tibétaine ont la réputation d'être des pratiquants de Dzogchen (et de la mahāmudrā de Milarepa...) qui "nient l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis". C'est afin d'avoir accès à ces fameux siddhis du vidyādhara, que Réchungpa va récupérer les enseignements qui auraient manqués dans la transmission de son maître Milarepa. Les hagiographes se sont pliés en quatre pour prouver que malgré cela Marpa, Milarepa et Gampopa avaient reçu toute la transmission au complet. 
     
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[1] The Alchemical Body, chapitre 4 Sources for the History of Tantric Alchemy

[2] La ceinturie de Goraksa, Tara Michaël, p. 10

[3] Y compris « l’historien » Tāranātha au Tibet.

[4] Notamment le Caturaśīti-siddha-pravṛtti (grub thob brgyad cu rtsa bzhi’i lo rgyus PKTG 5091)

[5] Aussi connu comme tsa mi lo tsA ba smon grub shes rab, mi nyag tsa mi lo tsA ba smon grub shes rab et tsa mi lo tsA ba sangs rgyas grags ?. Selon l’hagiographie du disciple tibétain Ga Lotsāwa Zhonnu Pel http://treasuryoflives.org/biographies/view/Ga-Lotsawa-Zhonnu-Pel/6037 (rgwa lo tsA ba gzhon nu dpal 1105?/1110 - d.1193?/1202) de ce dernier, il aurait été l’abbé de Vajrāsana and Nālandā.

[6] Jan Gonda : Les Religions de l’Inde, II : l’hindouisme récent, traduit de l’allemand par L. Jospin, Paris, Payot (3e partie, chap.4 : Le Mouvement des Nātha-yogins, pp.246-8).

[7] La ceinturie de Goraksa, Tara Michaël, p. 8

[8] Alex Wayman, The Yoga of the Guhyasamāja, p. 90 et suiv.

[9] The Seven Instruction Lineages, traduit par David Templeman, p. 8

[10] “Les douze branches (S. nikāya = bārah panth ?) de yogis[5] racontent que Mīnapa/Matsyendra suivait Maheśvara (Śiva) et qu’il atteint les pouvoirs mystiques (siddhi) ordinaires. Gorakṣa reçut de lui les instructions sur les énergies (S. praṇa), les metta en pratique suite à quoi la gnose de la Mahāmudrā naquit naturellement en lui.” The Seven Instruction Lineages (Paperback) by Jonang Taranatha, traduit par David Templeman, Library of Tibetan Works & Archives, p. 75. Réf. TBRC W22276-2306-7-163. 117.

[11] Au lieu d’être la due à la grâce de Śiva. Dans le shivaïsme, Śiva est l’ādināth et Matsyendra/Lūyipa le premier siddha et guru humain. Ici, Matsyendra/Lūyipa devient le disciple de Śavaripa et sa réalisation devient « bouddhiste ».

[12] Ce deuil de douze ans pour la perte de son maître fait écho aux doutes de Maitrīpa sur le sien. L’apport nāth est aussi l’importance accrue du rôle du gourou. Voir p.e. le cinquiéme enseinement (L'identité de saveur) du Guide des principes des siddhas.

[13] La confusion habituelle entre Saraha et Śavaripa

[14] Marpa, maître de Milarépa, sa vie, ses chants, trad. Christian Charrier p. 66. L’auteur de cette hagiographie est Tsang nyeun heruka (gtsang smyon heruka 1452–1507)

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