jeudi 9 septembre 2021

Le "dépouillement sublime et glacial" et ses emballages encombrants

Illustration de Grandville, "Les Mystères de l'infini" dans Un autre monde

Pour ce billet, je me suis surtout servi du livre Julien l’apostat de Lucien Jerphagnon et Paul Veyne.

Malgré sa thèse de l’Un primordial, la dualité Intelligence-Matière et le projet qui s’ensuit, l’approche du platonicien Plotin (et de Porphyre) est considérée philosophique. L’âme individuelle est la chute d’une parcelle de l’Âme du Monde dans de la matière pure, par le biais d’un processus d’émanation. L’Âme du Monde est le produit de l’Intelligence universelle, produite ou émanée de l’Un, qui se situe au-delà de tout, même au-delà de l’être. La chute ne serait cependant pas définitive, et l’âme individuelle peut, tel un saumon nageant à contre-courant, espérer remonter la série des couches concentriques pour finalement retrouver l’Un.

Toute ressemblance entre “l’Un” et “Dieu” n’est peut-être pas fortuite. Les philosophes religieux ne s’y sont jamais trompés. Toute la philosophie occidentale est du platonisme, dit même Heidegger. Il est évident qu’il est difficile d’échapper à cette dualité (avec la primauté de l’esprit) et de penser “out of the box”.

Même les approches qui tentent consciemment d’éviter la dualité, en visant une “non-dualité”, n’arrivent à oublier “the duality in the room”, “l’ombre de Dieu”. Le Bouddha, inventeur d’une voie du Milieu, tente d’éviter de s’investir dans les extrêmes d’être et de non-être, etc. Mais son parcours passe par les structures même de la dualité “primordiale” et dynamique qu’est “l’Un”. Il y a toujours l’image de l’ascension, une remontée vers le monde de Brahma, puis “au-delà”, en passant par des couches concentriques, qui ne sont que des étapes. C’est en ne s’identifiant pas, justement, que l’adepte bouddhiste “remonte”, en ne se fixant nulle part. Il n’y aura pas d’identification avec l’Âme du Monde, ni même avec l’Intelligence, et en dépassant “tout” (sarva), ainsi que l’être et le non-être, “il” doit bien se trouver (ou ne pas se trouver) quelque part dans les sphères de “l’Un”, “la Source”. Mais dans l’absence de toute appropriation et identification, “il” n’en sait plus trop. Peut-il encore savoir quoi que ce soit dans ses retrouvailles avec l’Un ?

Ceux qui sont revenus des extases dans l’Un - qui ont originellement chutés, puis ont réussi à remonter jusqu’à l’Un, et sont de nouveau redescendus de leur plein gré (?) pour nous en parler - nous donnent beaucoup de détails. S’ils en restent là, ils sont considérés des “philosophes” (platoniciens) et leur mysticisme est un “mysticisme rationnel”. D’autres adeptes platoniciens sont allés plus loin, dans le sens de la religion[1], puis des adeptes religieux ont fait le chemin inverse, pour se servir des arguments “philosophiques” des adeptes platoniciens, afin d’étayer et de consolider leurs propres constructions religieuses fragiles, et ne pas toujours passer pour les ravis de la crèche.

Ces doubles (voire multiples) rencontres ont eu beaucoup lieu à lépoque de Jambilique[2], où la Gnose, dans toute sa diversité, prends son essor.
Le modèle du genre était Jamblique de Chalcis, qui venait tout juste de mourir. Il avait été à Rome l'élève de Porphyre. Contemporain de Constantin, il avait fait courir les foules, qu'enchantaient sa pédagogie, sa vaste culture, sa renommée de mage, même si on ne comprenait pas tout. On peut dire que Jamblique concentrait en lui toutes les traditions, tous les courants philosophiques et religieux du passé et du présent. Cet authentique savant, dont il nous reste aujourd'hui quelques traités, avait cependant un faible pour le surnaturel et pour les pratiques qu'on appelait théurgiques, autrement dit capables de manipuler le divin, de le faire advenir dans la vie des hommes. C'était d'ailleurs une préoccupation d'époque: chrétiens et païens cherchaient à intégrer l'humain au divin et le divin à l'humain, dans une perspective de salut. Ainsi saint Athanase, évêque d'Alexandrie, contemporain de Julien, enseigne que Dieu s'est fait homme afin que l’homme soit fait Dieu.”
C’est une approche où l’homme ne se soumet plus à Dieu (aux dieux et aux démons), mais les utilise pour arriver à sa fin : devenir l’égal de Dieu, y compris en savoir, ou du moins avoir accès à ce savoir (la Gnose), pour en disposer à sa guise.
C'était l'esprit du siècle, et toutes les religions, à l'époque, rivalisaient de ce merveilleux qui aujourd'hui nous fait douter, bien à tort d'ailleurs, du bon sens de ces gens. On estimait que dans la nature, animée de forces mystérieuses, mal dominées, tout se tenait - et de là à les solliciter quelque peu, il n'y avait qu'un petit pas. On donnait au besoin un coup de pouce aux phénomènes pour que se manifeste mieux une vérité à laquelle on tenait autant par la sensibilité que par la raison. On se mouvait dans les on-dit, et tout cela se vivait dans une bonne foi dont nous avons perdu la recette.”
Dans la personne de Jambilique, on voit donc un “philosophe” (platonicien, adepte de “mysticisme rationnel”), doublé d’un théurge. Le retour à l’Un passait “autant par la sensibilité que par la raison”.

Le sensible (l'esthétique), c’est une sorte de rencontre entre “l’Esprit” et “la matière”. Une rencontre où l’on peut voir, entendre, sentir, goûter et toucher l’Intelligence manifeste. N’oublions pas que nous sommes toujours dans une approche dualiste, qui pose un Esprit et une Matière, et qui conçoit une rencontre entre les deux. Plotin aurait, selon Jerphagnon, méprisé les approches sensibles, et aurait cherché à s’approcher de l’Un uniquement à travers l’Âme du Monde et l’Intelligence, par une approche qui se sépare du sensible.

Il est possible de concevoir une Intelligence qui se manifeste par le sensible, s’empare de tout le sensible, et le remplit entièrement d’ “Intelligence manifeste”, sans laisser aucun interstice. “Manifeste” équivaut cependant “sensible”. Ce n’est pas de l’Intelligence pure, celle qui aurait accès à l’Un. Mais tout cela reste de la théorie avec des a priori, et notamment la dualité Esprit-Matière.

Est-ce que passer par le sensible aussi subtil soit-il (les rituels, les archétypes, etc.) peut-il être “habile” (upāyakauśalya) dans l’optique du projet “philosophique” d’un Plotin, etc. ? Jambilique et de nombreux autres théurges ont décidé que oui.
Pour Plotin, chercher la divinité dans les temples, les rites, les sacrifices, c'était bon tout au plus pour le vulgaire; c'était le chemin de ceux qui sont incapables de philosopher pour de bon. C'était en somme prendre les choses par le mauvais bout: “C'est aux dieux de venir à moi, disait-il à ses disciples éberlués, non à moi d'aller vers les dieux. “ Et ce détachement même à l'endroit des cérémonies du culte n'avait pas toujours été compris ni très apprécié en un temps où l'on attachait tant de prix aux dévotions de toutes sortes, aux révélations merveilleuses, aux miracles. La doctrine de Plotin, en raison de son dépouillement sublime et glacial, ne pouvait satisfaire qu'un tout petit nombre d'esprits, une heureuse minorité formée à la vraie spéculation philosophique.”
Un “tout petit nombre d’esprits” versus des approches “chaleureuses”, “généreuses”, “habiles”, sensibles et esthétiques, dont le succès n’a jamais tari. Ce tout petit nombre de “philosophes” platoniciens reste néanmoins dualiste de par sa doctrine et optique, contrairement, en théorie et en quelques écrits, aux bouddhistes madhyamika (pour simplifier). Mais les bouddhistes madhyamika sont comme des mirages : de loin on croit en percevoir, mais en s’en approchant on tombe le plus souvent sur des théurges… “habiles” ou non...

***

[1]Pour le moment, les platoniciens, soutenus par la religiosité de ce siècle, inquiets aussi de la prolifération des sectes chrétiennes elles-mêmes imbibées de réminiscences platoniciennes, rivalisaient avec elles de surnaturel et de merveilleux.”
“[...] à ce schéma, on incorporait des données de tous les cultes orientaux, les révélations censées venir de la lointaine Chaldée ou d'Égypte, voire de Perse. Ce que la pensée platonicienne perdait en hauteur et en rigueur, elle le gagnait en chaleur communicative: elle touchait ainsi plus de gens, qui découvraient là une sorte de philosophie de la religion. Les rites auxquels ils étaient sentimentalement attachés trouvaient dans ces élucubrations leur fondement rationnel, et la raison s'y réchauffait de religiosité. Tout se tenait. C'était, en somme, l'alliance de la bibliothèque et de l'autel.”

[2]Ce qui déconcerte la sensibilité d'aujourd'hui, c'est le goût prononcé d'un philosophe comme Jamblique pour les anges et les archanges - car le paganisme a les siens-, pour les démons aussi qu'il classe selon leurs activités supposées. Avec cela, Jamblique se complaisait dans les liturgies. Il célébrait à l'occasion, et on disait même qu'il lui était arrivé de faire des miracles. Il n'était du reste pas le seul. Il faisait apparaître des génies sur les eaux des fontaines; quand il priait, ses vêtements prenaient une belle teinte dorée, et son corps s'élevait à dix coudées au-dessus du sol (comptez à peu près cinq mètres), le tout accompagné de musiques célestes et de parfums capiteux. Si on ajoute à cela les jets d'eau lumineux, les ombres mouvantes, les portes qui s'ouvrent toutes seules et les statues animées, on a l'impression déprimante de choir dans les farces et attrapes de sacristie, et l'on se prend à déplorer que les intuitions fulgurantes du néoplatonisme se soient affadies jusqu'à se commettre avec ce bricolage.”

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