lundi 7 juin 2021

La célébration d’une expérience


Le système des informations satellites de l'action vécue (Vermersch, 1994, p. 45)

Il y a Francisco Varela, sa vie et son oeuvre, et l’exploitation de sa vie et de son oeuvre par d’autres, pour développer une science de l’esprit ou une science spirituelle, un terrain d’entente espéré où la science et la spiritualité pourraient se rencontrer et idéalement s’augmenter. Dans ces milieux, Francisco Varela reste une référence, peut-être aussi parce que de nouvelles références de taille font défaut et que les véritables “progrès” sur ce terrain d’entente se font attendre ?

Son apport le plus apprécié dans les milieux scienti-spiritualistes semble être la neurophénoménologie, “une approche nouvelle de la conscience émergeant mais irréductible à la dynamique neuronale”[1]. Une “conscience” émancipée de tout support “matériel” a toujours été et reste un espoir. “[Varela] a également fondé le Mind and Life Institute, un lieu de dialogue avec le Dalaï Lama et de réflexion sur les liens possibles entre sciences et pratiques contemplatives, notamment la méditation.”

Je n’ai aucune connaissance dans le domaine de la neurologie, et encore moins des liens (neurophénoménologiques) possibles entre les sciences et la méditation, mais je m’étais intéressé un temps à la méditation dans le bouddhisme tibétain, et j’en avais pratiquée les différentes formes. Je m’intéresse donc plus particulièrement aux interventions de Matthieu Ricard et de Fabrice Midal pendant les Colloques Cérisy 2021, consacrés à Francisco Varela, et plus particulièrement encore à l’émouvant documentaire sur Varela, intitulé “Francisco in Monte Grande and afterwards”, où Varela est filmé à Monte Grande en 2001, trois mois avant sa mort.[2]

Les méditations qu’avait pratiquées Varela était celles que lui avaient transmises deux grands maîtres du bouddhisme tibétain, Chögyam Trungpa de l’école Nyingma-Kagyu (à partir de 1974), et Tulku Urgyen de l’école Nyingma (en 1984). Comme Varela avait rencontré Chögyam Trungpa en premier, je commencerai par lintervention de Fabrice Midal, qui considère Chögyam Trungpa, qu’il n’a jamais rencontré, comme son maître principal. Il avait reçu des instructions de méditation de disciples directs de Trungpa, comme Francisco Varela et Andy Karr de Vajradhatu Paris.
 

Fabrice Midal sur Varela

24:19 “[Francisco Varela] le raconte lui même très très souvent, qu’il se trouva à Boulder, et il voit cet homme, Chögyam Trungpa, qui était ce maître tibétain, qui est peut-être le premier maître tibétain à avoir cru que l'essentiel de ce qu'il avait à transmettre à l'occident, ce n'était pas la religion bouddhiste, une doctrine bouddhiste, des rituels, mais la pratique de la méditation. Et Francisco a souvent dit : “ce qui m'avait frappé, dit-il à Trungpa, cette présence qui est la vôtre, tellement légère, prégnante, profonde, ouverte, solide,... cet ancrage existentiel, je veux la même chose !” Et Chögyam Trungpa a éclaté de rire : “ça, c'est pas un truc que j'ai comme ça, c'est quelque chose qui peut s'acquérir, et ça s'acquiert par la méditation”.

Dans le documentaire Monte Grande, Varela parle lui-même de cette rencontre en 1974. Lors de l’entretien avec Trungpa, et en parlant de la pratique de “la méditation”, Trungpa se penche vers lui et demande “Pourquoi ne pas apprendre à ne rien faire ?” Et il lui donna śamatha/vipaśyanā. Autrement dit “Mindfulness”, “être là, être pleinement présent” (21:30).



Matthieu Ricard avait connu Varela par les rencontres Mind and Life. Il fait référence au documentaire Monte Grande, où Varela raconte sa rencontre avec le maître Nyingmapa Tulku Urgyen.

01:27 “De mon côté, j'ai aussi été au premier rang pour constater à quel point son engagement spirituel était profond. C'était quelque chose, dont, lorsqu'il en parlait, il était extrêmement éloquent, comme dans le documentaire sur sa vie, où il décrit la façon de reposer dans la présence éveillée, la nature ultime de l'esprit, avec des mots qui sont d'un niveau de ce que les plus grands maîtres spirituels pourraient dire, qui est à la fois réconfortant et inspirant”.

02:13 “Dans des moments cruciaux de son existence, cet aspect-là, bien sûr, venait à la surface depuis les profondeurs de son être. Il m'avait raconté notamment comment, lorsqu'il s'est réveillé de l'anesthésie de l'une de ces pénibles et longues opérations pour la transplantation du foie, dès les premiers instants de conscience, ont été entièrement remplis de la présence de son maître spirituel, et on peut dire que ces moments là sont révélateurs de ce qui finalement est au plus profond de nous, ce qui compte le plus.”
 

Francisco Varela à Monte Grande

Donnons maintenant la parole à Francisco Varela lui-même, quand il raconte sa rencontre avec Tulku Urgyen et la transmission de “la méditation” (ici : introduction à la nature de l’esprit - ngo sprod) par ce dernier. Je résume. Varela vient de subir une très lourde opération et sait qu’il va mourir (il lui restera encore trois mois). Il se trouve alors à Monte Grande au Chili, où il avait grandi. Il est très émotionnel, et les souvenirs de son enfance, de son grand-père, de sa mère émergent en lui, et restent très présents tout le long de l’entretien. Il raconte.

En 1984, il va à Kathmandou, et rencontre l’homme peut-être le plus important de sa vie, Tulku Urgyen. Suit une description de Tulku Urgyen et de l’endroit, ses conditions de vie très frugales et simples… 24:08 Un ami lui conseille de demander des “Pointing out instructions" (tib. ngo sprod) au Rinpoché. Au sommet d’une montagne, dans une petite maison, dans une petite chambre, Rinpoché assis sur son lit, regarde le ciel, “comme un grand-père” … Varela est très ému.

Rinpoché lui demanda alors de lui raconter sa pratique de “la méditation”. Varela précise que comme beaucoup de pratiquants, on a le sentiment de beaucoup travailler en pratiquant et qu’il manque quelque chose. Varela demande alors le ngo sprod (27:30). Varela explique que Rinpoché l’aida à entrer en lui-même.

Il y a des moments où c’est comme si le flux de la conscience s’arrêtait. Varela parle d’une sorte de lumière derrière Rinpoché, “qui dans le même temps est sans contenu”. La vacuité (“emptiness”), que l’on pourrait aussi appeler connaissance (“con saber”, “cognisance”), parce que ce n’est pas comme l’espace ordinaire (“bruto”), mais un espace infini. Et en même temps, il y a comme une qualité lumineuse aah ! C’est frais, avec une brillance…

29:10 J’avais déjà vécu cela, mais c’est comme on dit pffff <il fait un bruit de quelque chose de fugace qui passe>. Pour Varela, Tulku Urgyen savait identifier le moment précis, en lui disant “C’est ça ! là”. Lâche, lâche, c’est ça. Varela donne ensuite sa propre interprétation de ce moment (“la base même de l’Être”).

32:42 Tout ça est très agréable...très sentimental. [...] à la fin, c’est comme un endroit où l’on peut dire Ouf ! C’était comme mettre ma tête sur les genoux de mon grand-père <Varela est ému> “Sauf que le sentiment ne te quitte jamais.” Alors, je lui dis “est-ce que c’est tout ce qu’il y a Rinpoché ?”. Il répondit : “C’est tout”. La seule différence entre un bouddha et un être ordinaire, même un chien, est qu’il a conscience de cela, et peut s’y reposer.” Alors il me dit c’est ça, c’est ça.

Varela parle ensuite de lexpérience, à laquelle fait référence Matthieu Ricard. Les douleurs intenses, les souffrances suite à la transplantation du foie, l’arrêt du flux de la conscience, qui l’aida à tenir, mais aussi les pertes de cette expérience. L’expérience d’être comme un enfant, qui pouvait simplement grimper sur les genoux d’une sorte de mère, qui est toujours là <Varela est ému>, qui est la mère de tous. “Ainsi, tu peux voir pourquoi ce petit vieux était la chose la plus importante dans ma vie”. Puis Varela se reprend et devient plus théorique.

Varela est très sincère, touchant et ému quand il parle de sa rencontre avec ceux qui lui ont appris/transmis “la méditation”. Les souvenirs de son vieux maître et de son grand-père semblent se confondre et sont très clairement associés. Se poser, se reposer dans "la nature de l’esprit" (“la méditation”) est comme poser sa tête sur les genoux de son grand-père, ou d’une sorte de mère, c’est comme redevenir un enfant qui se sent aimé et protégé. Et cela, tout en subissant les plus durs épreuves de sa vie et tout près de la mort. Il doit se souvenir de son enfance et de ceux qu’il a aimé, il voit son fils passer devant lui, qui va bientôt perdre son père. Ce n'est évidemment pas le simple souvenir du vieil homme en haut d'une montagne qui lui a appris "la méditation", qui lui fait éprouver tout ce qu'il éprouve en même temps à ce moment. C'est ça.  

“La méditation” n’est pas la méthode infaillible (disponible partout) qui conduit à l’expérience de “vacuité” ou de “connaissance”, et qu’il suffit de pratiquer, guidé par un “maître spirituel”, qui serait la chose la plus importante dans sa vie… La vie elle-même reste la chose la plus importante et est notre maître de “méditation”. C’est ça c’est ça

Varela le dit bien : “J’avais déjà vécu cela, mais c’est comme on dit <il fait un bruit de quelque chose de fugace qui passe>” Et puis “l’expérience” peut se perdre dit-il. Façon de parler bien sûr, car qu’est-ce qui viendrait et s’en irait ?

D’un côté, un homme vers la fin de sa vie se livre tout entier. Et de l’autre, des hommages (“tributes”), à des “produits”, j’ai envie de dire. A tel ou tel maître, à Varela devenu lui-même un “maître” (ou un disciple qui a réussi), à telle ou telle “méditation”, qu’on peut apprendre d’un “maître”, dans des livres, par des apps, pendant des stages, avec un coach homologué… Plus besoin d’aller chercher un vieux lama au sommet d’une montagne.

Et puis, dans cette approche, le bouddhisme tibétain et le rôle du maître vajrācārya est réduit à la transmission de “la méditation”. Celle dont on parle partout. “Est-ce vraiment tout ?”, “oui, c’est tout”. Et pourtant quand on regarde ce que pratiquent les tibétains et les vajrācārya (leur “méditation”), on voit bien que ce n’est pas tout. Loin de là. Et pourtant, à écouter Matthieu Ricard et Fabrice Midal, ce que transmettaient ces maîtres, “ce n'était pas la religion bouddhiste, une doctrine bouddhiste, des rituels, mais la pratique de la méditation” (Midal). Mais "la méditation" non plus n'est pas "ça", ni tel maître.

Sinon, pour corriger un peu la description Shangrilesque des maîtres spirituels cités, pour ce qui est de Chögyam Trungpa je vous invite à lire les blogs cités ci-dessous. “Apprendre à ne rien faire” devenait de plus en plus laborieux, au fur et à mesure que Trungpa s’enfonçait dans sa folle sagesse. Et pour ce qui est du petit vieux lama simple Urgyen Tulku, c’était un tulkou reconnu par le 15ème Karmapa, qui avait fondé 6 monastères dans la vallée de Kathmandou. Sa famille est devenue une véritable usine à tulkous et il avait aussi transmisla méditationà Sam Harris[3]. Dans un podcast intitulé "#11 The Science of Meditation, Sam Harris parle avec Dan Goleman et Richie (Richard J.) Davidson de "la méditation". Vers la fin du podcast, les trois rigolent de tout le temps qu'ils avaient passé à pratiquer la méditation Vipassana (Birman), et que c'était seulement avec la pratique de "Dzogchen" qu'ils avaient l'impression d'avoir atteint un certain niveau d'éveil. "Dzogchen" se limitant ici à "la pratique", la vie (?), qui fait suite à l'introduction à "la nature de l'esprit" ("en quelques minutes", pas à la pratique de Dzogchen traditionnel.

Daniel Goleman et Richard J. Davidson "Does Mindfulness really work"?

“[Urgyen Tulku mort en 1996] s'est depuis réincarné comme Tulku Urgyen Yangsi. Il était le père de Mingyur Rinpoche (1975), de Chökyi Nyima Rinpoche, Tsikey Chokling Rinpoche et de Tsoknyi Rinpoche. Tsikey Chokling Rinpoché (1953), lui-même la réincarnation du terteun Chogyur Lingpa, est par ailleurs le père de Dilgo Khyentsé Rinpoché II (1993, dont la mère Dechen Paldron est la fille de Mindrolling Trichen Rinpoché, le père de Khandro rinpoché), reconnu par Trulshik Rinpoche (1924-2011), fils de coeur de Dilgo Khyentsé Rinpoché I, et avec ce dernier disciple de Dudjom Rinpoché (1904-1987), le père de Thinley Norbu Rinpoché (1931-2011), à son tour le père de Dzongsar Khyentsé Rinpoché (1961), une autre réincarnation de Jamyang Khyentsé Wangpo.” (voir Une famille royale).

“Est-ce vraiment tout ?”, “oui, c’est tout”


Anciens blogs sur Trungpa

Folle sagesse
Un gourou pour insulter l'ego (II)
Insulter l'ego en torturant des animaux
Réussir (siddhi)
"Faire les choses, sans les faire vraiment"
L'irrésistible énergie intérieure du maître
Noyades en série dans eaux de bain
La réhabilitation d'un détenteur de lignée déchu
L'autre livre sur le Vajradhatu-Shambala de Trungpa
Le mandala des facilitateurs selon Chris Chandler

***

[1] Les Colloques Cérisy 2020

[2]The personal history of Francisco Varela as told by him on his veranda in Monte Grande, Chile, on February 17, 2001 when he was already greatly weakened by chemotherapy but still extremely present and awake, three months before he died on May 28, 2001.
As very few before him have done, Francisco Varela attained levels of accomplishment in Western science as well as in Buddhist philosophy and meditation
.”

[3] "The genius of Tulku Urgyen was that he could point out the nature of mind with precision and matter-of-factness of teaching a person how to thread a needle and could get an ordinary meditator like me to recognize that consciousness is intrinsically free of self... I came to Tulku Urgyen yearning for the experience of self-transcendence, and in a few minutes he showed me I had no self to transcend... After a few minutes, Tulku Urgyen simply handed me the ability to cut through the illusion of the self directly, even in ordinary states of consciousness. This instruction was, without question, the most important thing I have ever been explicitly taught by another human being. It has given me a way to escape the usual tides of psychological suffering - fear, anger, shame - in an instant."  ― Sam Harris, Waking Up: A Guide to Spirituality Without Religion



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