Ven. Lama Dondrup Dorje activating students chi to clear blockages in channels |
Le charisme c’est être le centre de toute attention, un peu malgré soi, sans y paraître. A l’origine, le charisme est une grâce accordée par Dieu, donc une grâce naturelle. Par extension (façon de parler pour un athée), c’est une « autorité, fascination irrésistible qu'exerce un homme sur un groupe humain et qui paraît procéder de pouvoirs (quasi) surnaturels » (Atilf). Pour Max Weber le charisme est la croyance en la qualité extraordinaire d'un personnage. Tout en paraissant « naturel » et une « grâce accordée par Dieu », le charisme demande du travail, beaucoup de travail ou de conditionnement. Le charisme et la majesté sont similaires, à la différence que le conditionnement de la majesté vient souvent avec des attributs (architecture de grandeur, étiquette et pompe) et est plus visible que celui du charisme « naturel », qui conditionne plutôt à l’aide de concepts de simplicité et de sobriété, mais qui n’en fait pas moins.
S’entourer de faste (maṅgala) c’est augmenter son capital charismatique. Mais l’art du charisme « naturel » ou inné doit presqu’aller en sens inverse. N’oublions pas qu’en Mésopotamie, le roi pouvait être un simple berger, dûment oint et entouré de faste, étiquette et pompe. Au Tibet, des gens d’origines très simples pouvaient finir sur le trône du pontife d’un centre administratif-religieux. Leur potentiel de charisme inné devait être rendu visible pour tous, pour qu’il puisse opérer conformément.
Chogyam Trungpa (1939-1987) semble avoir donné quelques clés à ses disciples, pour travailler leur charisme. Dans le bouddhisme autoritaire, le charisme c’est l’éveil. Trungpa parlait d’ « évoquer l’éveil » (evoke awakening), ou l’éveil devient comme un synonyme de « présence » pourrait-on dire. Comment faire pour rendre son propre éveil perceptible aux autres ? Le genre d’instructions qu’il donna était au départ destiné aux acteurs du groupe Mudra. Comment faire pour avoir de la présence sur scène ou sur l’écran ? Une bonne élocution était également indispensable au « travail sur la forme », que Trungpa appella Mudra Space Awareness, « la pleine conscience à l’espace du geste ».[1] Il enseigna à son groupe de théâtre Mudra comment « développer une présence qui naît d’une manière d’être physiquement et psychologiquement en relation à l’espace. »[2] Il est essentiel pour cela de commencer par faire naître une sensation de sympathie pour soi-même, autrement dit de prendre conscience de sa légitimité.
« Pour apprendre à être en relation avec l'espace, il nous faut apprendre à intensifier le corps et à construire des situations à aussi forte intensité que possible. Pouvez-vous essayer simplement de sentir l'espace autour de votre corps ? Tirez vos muscles comme si l’espace était en train de se ruer sur vous. Serrez les dents et les orteils. (...) Très étrange à dire : pour apprendre à vous détendre, vous devez faire croître une tension vraiment compacte. Vous pouvez expirer et inspirer, mais ne reposez pas votre respiration, créez simplement une intensification totale. Alors vous commencez à sentir que l’espace se referme sur vous. Pour être en relation avec l'espace, il vous faut être en relation avec la tension. » […] « La seconde série d'exercices d'intensification comprend aussi trois exercices : apprendre à être debout, une pratique de marche, une danse monastique. »[3]Il existe d’autres exercices et moyens pour étendre notre présence dans l’espace, et éventuellement de prendre de l’ascendance, … naturellement ? Pour apprendre à être présent à l’espace, Trungpa apprit les vajra guards ou Dorje Kasung à marcher, il enseigna à ses étudiants la façon de manger oryoki, l’art du tir-à-l’arc (kyudo), l’art du faire du thé (chado). Il les apprit à porter un costume cravate (« sympathie pour soi-même », se sentir légitime). Pour ses cours d’élocution, il apprit à Carolyn Rose Gimian de prononcer les mots façon Oxford (« Oxonian »).[4] Trungpa lui-même et Dame Diana Mukpo (sa femme) pratiquaient aussi l’art de faire du cheval. Tout cela constitue un art de la simplicité (« Art of Simplicity : Discovering Elegance » The Collected Works of Chogyam Trungpa, vol. 7), qui permet de développer un charisme simple, une élégance, une ascendance, une présence, un éveil perceptible… Son fils, le sakyong Mipham, a continué à développer l’art de la majesté naturelle à Kalapa Court. Cela a pour effet que l’éveil semble indissociable d’une sorte de noblesse réelle (de naissance), en plus de celle du cœur.
Sakyong Mipham et sa femme à la Court de Kalapa, entourés de leur équipe de cuisiniers |
L’élégance permet à la personne charismatique (qui ne sort jamais de son rôle) de paraître présente et éveillée, même en l’absence de toute pompe, qui ne serait que l’écrin qui met en valeur son charisme naturel …
Vers la fin de la vie de Trungpa et durant sa maladie, l’élocution fit place à un regard fixe en silence posé sur un disciple[5], une sorte de darshan. Il existe des milliers de portraits de lamas tibétains regardant droit dans la caméra, d’un air contemplatif, ou encore le regard dans le vide, que décrit très bien David Dubois. Cette attitude ou posture (mudrā) semble vouloir communiquer une sorte de non-attitude, mais reste néanmoins une attitude. Tout est geste. Le geste peut-il exister indépendamment du reste ? L’éveil (à l’espace) et la présence, dont parle Trungpa, et qui semble s’exprimer surtout, en prenant de la place, de l’espace, et par une sorte d’ascendance sur les autres, peuvent-ils exister sans tout ce qui le conditionne ? C’est-à-dire tout ce qui fait que les disciples restent à leur place ? (voire sont propulsés en arrière par l’énergie interne du maître) Ces qualités sont-elles alors véritablement naturelles et innées ?
La photo du maître, qui pour le disciple dévot est une pure expression de l’éveil et qui peut lui faire ressentir une profonde émotion n’a aucun effet sur quelqu’un qui ne connaît ni le maître, ni même le bouddhisme tibétain. Quelqu’un qui ne sait pas qu’elle représente la réincarnation d’un grand bodhisattva, qui, sacrifiant son propre nirvāṇa, est descendu dans un être ordinaire afin de sauver tous les êtres du saṁsāra. Un véritable Bouddha, dont la simplicité extrême déroute et est terriblement touchante. Émotion qui semble être provoquée par l’énorme distance entre son côté extraordinaire imaginaire, divin, et son aspect on ne peut plus ordinaire. Pour une raison obscure, celui qui ignore tout du Bouddha qu’il est, pourrait passer à côté de ses qualités extraordinaires et ne pas ressentir le charisme naturel. Il n’y est pas sensible. La même chose pourrait arriver avec un grand artiste, philosophe, médecin, ou autre célébrité. La différence ici étant que l’on semble travailler directement ce charisme, qui normalement n’est qu’un produit dérivé : le simple rayonnement d’autres qualités présentes.
Pour que vive l’idée de ce type de charisme, il faut que tout le reste (ses rapports de force) reste caché ou à l’arrière-plan, comme dans la prestidigitation. Dans l’anecdote racontée par Reginald Rey, Trungpa est simplement assis derrière une table de picknick à Tail of the Tiger. Personne présente n’ose s’en approcher, car la simple présence ou éveil de Trungpa suffit pour faire tomber les masques. C’est comme tous vous habits vous sont arrachés d’un coup et que vous vous trouvez nu devant lui. Reginald Rey est terrifié. Quand Trungpa tourne simplement le regard vers lui sans ne rien dire, il pense qu’il va défaillir ou mourir. Il fait tout un film dans sa tête en essentialisant « l’énergie interne » (l’éveil, le charisme, la présence…) de Trungpa, tout en faisant abstraction de tout ce qui rend « cette énergie » possible. C’est le contraire de ce qu’un disciple du Bouddha est censé faire… Et par cette vidéo et la façon de laquelle Reginald Rey raconte l’anecdote, en jouant avec les réactions du public (silences stratégiques), il contribue à créer l’atmosphère qui fera en sorte que d’autres disciples ressentiront une tension terrible devant leur maître, même si celui-ci est simplement assis derrière une table.
Dans les sociétés anciennes, les rois, les grands prêtres etc. étaient accompagnés de leurs pompes respectives, et ils n’avaient pas véritablement besoin d’un charisme « naturel ». Dans notre monde post-Lumières, post-révolutions, et de spectacle, on se méfie des pompes (qui ont cependant toujours le vent en poupe), et le charisme naturel (simplicité, naturel, élégance, présence, éveil…) est en train de devenir le nouveau charisme. Mais ce charisme simple, élégant, naturel, n’est pas inné, ce n’est pas une grâce de Dieu. Il ne peut pas exister sans des milliers de causes et conditions.
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[1] Fabrice Midal, Trungpa, l’homme qui a introduit le bouddhisme en Occident, p. 187
[2] Trungpa, p. 192
[3] Trungpa, p. 193
[4] Elocution Lessons with Chögyam Trungpa, Part Two: Form as Practice,
[5] « In the last few months before he became ill, people often sat in a room with him for hours at a time with very little being said. He somehow made it impossible to talk at all. And he would stare very intensely at you sometimes, which I have heard is a form of the guru’s blessing, when he stares at you like that. I think this was actually a very profound period and a time when he gave ultimate transmission of some kind. But not everyone felt that way. »
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