Au XIème siècle, quand tout le monde avait apparemment le mot mahāmudrā à la bouche, le maître kadampa Potoua (1031-1105) aurait dit selon l’historien Geu lotsāwa gZhon-nu-dpal (1392-1481) :
« Puisque le sens de cette « mahāmudrā » s’accorde avec celui du Samādhirājasūtra, nous ne devrions ni le déprécier ni le pratiquer. »[1]Ce n’est pas très clair à quelle époque le mot « mahāmudrā » faisait le buzz, au XIème siècle ou à l’époque de Geu Lotsāwa (XVème siècle), mais il semble convenu que le sens de « mahāmudrā » s’accordait avec celui du Samādhirājasūtra. Le site 84000 vient de publier la traduction anglaise complète (par Peter Alan Roberts) d’une version tibétaine de ce sūtra (qui aurait été traduit au IXème siècle). Les hagiographes de la lignée kagyupa aiment rappeler que Gampopa (1079–1153), un des maîtres enseignant la fameuse « mahāmudrā » était considéré comme une réincarnation du prince Candraprabha (tib. me tog zla mdzes), l’interlocuteur du Bouddha dans ce sūtra. Quoi qu’il en soit, en lisant le Samādhirājasūtra, on peut déceler des points de convergence entre ce sūtra et l’approche de Gampopa. Il en ressort une « mahāmudrā » assez simple et frugale.
Personnellement, je relève quatre thèmes dans le sūtra que l’on retrouve dans l’approche de Gampopa. Et un petit cinquième (l’imposition de la main) que l’on retrouve dans les hagiographies de Maitrīpa et dans le Guide du Naturel.
1. La thèse principale du sūtra, que l’on retrouve dans le titre au complet. « L’égalité de tous les dharma dans leur essence » (sct. sarvadharmasvabhāvasamatāvipañcita-samādhirāja). Le sūtra explique cette seule qualité, l’égalité (tib. mnyam nyid) de la pensée conduit à l’éveil et à l’obtention du samādhi des l’égalité de tous les dharma (chapitres 1, 8, 11, 12, 13, 19, 33).
2. La vie frugale en retrait (forêt) et la condamnation de la recherche de richesses et de biens matériaux, surtout pour les instructeurs religieux (chapitres 5, 21, 30).
3. Dharmakāya et rūpakāya, pas de saṃbhogakāya (chapitres 22, 23, 25).
4. La nécessité de l’activité initiale (adhikarma) : les cinq perfections (chapitres 17, 26, 27-29, 32).
L’imposition de la main que l’on retrouve dans le dixième chapitre peut être vue comme une particularité que l’on trouve aussi dans le Guide du Naturel (Sahajapaddhati) et dans des hagiographies où figure Maitrīpa (Padampa Sangyé etc.).
Comme de nombreux textes bouddhistes, ce sūtra est sans doute une compilation d’instructions plus anciennes, et qui s’est enrichi avec le temps. La première traduction (chinoise) de la version complète daterait du Vième siècle.[2] Le Samādhirājasūtra est classé par Konstanty Régamey comme un texte mādhyamika.
L’Egalité foncière (tib. mnyam nyid) est un thème que l’on trouve aussi dans les Chants de Milarepa (Les sept choses que l'on oublie dans l'égalité foncière). Cette « sainte indifférence » bouddhiste est essentielle dans l’enseignement de Gampopa. Cela ressort notamment dans les cycles de questions-réponses (tib. zhus len) de Gampopa. Gampopa avait pour habitude de donner des instructions de méditation à ses disciples, et de les envoyer méditer en solitaire dans un des ermitages à proximité. Il semblerait qu’au temps de Gampopa, le « siège » Daklha Gampo, n’était qu’un ensemble d’ermitages avec une hutte qui servit de temple. Au bout d’un certain temps, les disciples retournèrent voir Gampopa pour un debriefing. Un des chapitres des Chants de Milarepa montre un échange du même type entre Milarepa et le jeune berger Ras pa sangs rgyas skyabs.
La vie frugale en solitaire semble être une condition indispensable pour libérer l’esprit afin de se consacrer à l’introspection. La Renaissance tibétaine fut une époque où les instructions les plus chaudes s’échangeaient contre de l’or. Les maîtres les plus célébrés ne cachaient pas leur opulence, au contraire, cela inspirait la confiance aux fidèles (l’épisode de Bari lotsāva dans les Chants de Milarepa). Dans le chapitre 25 du Samādhirājasūtra, le Bouddha condamne les bhiksụs du futur qui cherchent les richesses, la gloire et qui enseignent partout aux laïcs. Ceux-là iront droit en enfer prédit-il.
Pour Peter Alan Roberts, le Samādhirājasūtra est un sūtra mahāyāna ancien, comme il ne mentionne pas, dans ses versions plus anciennes, ni saṃbhogakāya ni nirmānạkāya. Le Bouddha dit de son apparence physique (sct. rūpakāya) qu’il n’est pas le Bouddha, et que le dharmakāya est le véritable corps du Bouddha. Celui qui voit vraiment le Boudha, c’est celui qui voit le dharmakāya, qui voit la vacuité (chapitres 25, 23, 22).
L’expertise en la méthode (upāyakauśalya), ou engagement sage, consiste en la pratique des 6 perfections, dont les cinq premières sont quelquefois[3] qualifiées d’ « activité initiale » (adhikarma). Le superbe chapitre 25 explique la conduite du bodhisattva mahāsattva, qui perçoit les phénomènes comme des phénomènes et ne perçoit pas l’éveil autre que la forme, ni ne l’approche-t-il, ne le cherche-t-il, ne le trouve-t-il, ne guide-t-il les autres vers un éveil autre que la forme. Il ne perçoit pas le tathāgata autre que la forme. Le tathāgata est la nature de l’intrépidité de la forme. Il ne voit pas le tathāgata comme différent de la forme, différent de la nature de la forme. Il ne voit pas la nature de la forme comme autre que le tathāgata. La nature de ce que l’on appelle la forme et celle du tathāgata ne sont pas deux/différentes. Le bodhisattva mahāsattva qui voit de cette façon, s’engage dans le discernement des phénomènes. Idem pour les sensations, jusqu’aux consciences (5 skandha).[4]
Cette partie critique assez durement le comportement de ceux qui se livrent à une pratique extérieure du Dharma, mais n’invite pas ceux qui perçoivent les hypocrisies et les injustices de les dénoncer, même quand ces tartuffes pervertissent les fils et les filles de ceux qui les font vivre, et considèrent leurs femmes et leurs filles comme les leurs. Le Bouddha recommande de les traiter avec respect, et s’ils sont plus anciens de s’incliner devant eux. Quand on voit des erreurs, il ne faut pas les dénoncer, juste attendre que le karma fasse son travail…. Il faut continuer à leur montrer un visage souriant comme la face de la lune, et toujours leur parler gentiment, sans orgueil, et sans perdre d’esprit qu’un jour ils seront des bouddhas.
Le Bouddha du Samādhirājasūtra semble souhaiter que l’on ne tente pas d’intervenir ou de dénoncer les injustices, c’est le travail du karma. Le karma fait-il bien son travail de justicier ? Nous n’en savons rien, la plupart de ses redressements et punitions se passeraient derrière les écrans opaques de l’au-delà. S’il fallait juger le karma sur la qualité de son travail dans ce monde-ci, tout le monde (hormis peut-être 1%) serait d’accord pour dire que c’est du bricolage de la pire espèce. Dieu ne s'en sort pas mieux d’ailleurs. Depuis le temps que le karma est à l’œuvre dans le monde pour redresser les torts, on ne voit pas beaucoup de progrès. Donc pourquoi ne pas essayer pour une fois de ne pas continuer à sourire face à un éveillé présumé et de dénoncer son bluff, voire de lui faire un procès, pour atténuer son karma de l’au-delà. Comme le prince Candraprabha en Chine...
***
[1] Deb sngon, p. 240, Roerich, 1949, pp. 268-269. A la lecture du Samādhirājasūtra, on pourrait peut-être aussi traduire, ne pas déprécier la mahāmudrā, comme nous le recommande le Samādhirājasūtra. A vérifier avec le tibétain.
[2] « The entire sūtra was translated into Chinese by Narendrayaśas in 557. Narendrayaśas (517–589) was a much-traveled Indian monk from Orissa who arrived in China in 556. » La composition du sūtra ne serait pas plus tard que le IVème siècle selon Konstanty Régamey.
[3] Par exemple dans l’ Amanasikāra d’Advayavajra.
[4] Chapter 25 Engaging in Discernment
“Young man, how does a bodhisattva mahāsattva who practices that discernment of phenomena, who views phenomena as phenomena, attain the highest, complete enlightenment?
“Young man, a bodhisattva mahāsattva who practices that discernment of phenomena, who views phenomena as phenomena, does not perceive enlightenment as other than form. He does not approach enlightenment as other than form. He does not seek enlightenment as other than form. He does not attain enlightenment as other than form. He does not inspire beings to an enlightenment that is other than form. He does not see a tathāgata as other than form. He sees a tathāgata in this way: ‘The Tathāgata is the fearlessness nature of form.’ He does not see the tathāgata as other than form, as other than the nature of form. He does not see the nature of form as other than the tathāgata. The nature of that which is called form and that of the tathāgata are nondual. The bodhisattva mahāsattva who sees in that way is engaging in the discernment of phenomena. “In that same way he does not perceive enlightenment as other than sensation, [F.84.a] other than identification, other than mentation, nor other than consciousness. He does not approach enlightenment as being other than consciousness. He does not seek enlightenment as other than consciousness.
He does not attain enlightenment as other than consciousness. He does not inspire beings to an enlightenment that is other than consciousness. He does not see a tathāgata as other than consciousness. He sees a tathāgata in this way: ‘The Tathāgata is the fearlessness that is the nature of consciousness.’ He does not see the tathāgata as other than consciousness, as other than the nature of consciousness. He does not see the nature of consciousness as other than the tathāgata. The nature of that which is called consciousness and that of the tathāgata are nondual. The bodhisattva mahāsattva who sees in that way is engaging in the discernment of phenomena.”
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