samedi 26 juin 2021

Du sens critique, oui ou non ?


Je lisais hier un blog sur lesprit critique dans le cadre du bouddhisme tibétain. L’auteur y comparaît le comportement du futur Bouddha dans le Sīlavīmaṁsana-jātaka (n° 305) et celui d’un disciple du vajrayāna, tel qu’il est exposé souvent dans les hagiographies tibétaines. Il m’a semblé que c’était une bonne occasion pour montrer la différence entre l’approche du bouddhisme classique envers un “ami de bien” et du bouddhisme guruvādin ("lamaïste") envers le Maître-vajra (vajrācārya).

Dans ce Jātaka, un maître, sans moyens, doit marier sa fille et aurait besoin d’argent pour la dote, la cérémonie, la fête etc. Tous ses élèves lui ramènent de l’argent sauf le futur Bouddha, qui sait que le Dharma enseigne de s’abstenir du vol. Il a donc refusé l’instruction du maître et s’est appuyé sur le Dharma. A sa mort, le Bouddha avait dit à ses disciples de prendre le Dharma pour guide. Pour rappel, le premier des quatre refuges (skt. catuḥpratisaraṇa) enseigne : “La Loi est le refuge et non l'homme[1]. Sur ce point le futur Bouddha du Jātaka et le Bouddha sont en accord. Les Jātaka font partie de la littérature bouddhiste la plus ancienne.

Voyons maintenant du côté du bouddhisme ésotérique guruvādin. Des hagiographies tibétaines, souvent datant du XVIème siècle, y servent de modèles à la relation maître-disciple. Notamment, les hagiographies racontant la relation entre Tilopa et Nāropa. Tilopa est très probablement un personnage totalement fictionnel, et ce que nous savons de Nāropa, et plus particulièrement de sa relation avec Tilopa, est également fictionnel. Tilopa fait subir des épreuves à Nāropa pour tester sa foi en lui. Au cours de douze épreuves, l’esprit critique de Nāropa étant entièrement sapé, le disciple guruvādin est prêt pour devenir un guru à son tour.

Pour donner un exemple d’une épreuve, à un moment donné, Tilopa et Nāropa se promenant rencontrent un ministre qui conduit sa femme nouvellement mariée, à dos d’éléphant, chez lui. Tilopa dit à Nāropa, “si j’avais un bon disciple, il les aurait tirés du dos de l’éléphant, et les aurait traînés par terre”. N’ayant plus d’esprit critique et une foi entière en son maître, Nāropa s’exécute, et se fait presque battre à mort par la suite du ministre. Les autres épreuves sont de la même teneur. Contrairement au futur Bouddha du Jātaka, qui s’appuie sur le Dharma, pour dire non à son maître, Nāropa s’appuie sur un homme, un guru, pour lui obéir, tout en transgressant le Dharma, probablement dans l’espoir d’obtenir quelque instruction ésotérique.

L’auteur du blog écrit :
"Ainsi arrive-t-il qu'un maître mette ses disciples à l'épreuve. Pour en avoir quelques exemples, il suffit de relire les biographies des pratiquants du passé : Tilopa en fit voir de toutes les couleurs à Naropa, qui agit de même vis-à-vis de Marpa, lequel poursuivit la tradition à l'égard de Milarepa. Même ce dernier usa de cette méthode, en particulier avec ses deux principaux élèves – Réchungwa et Gampopa. Car le "baptême du feu" est réservé en priorité aux pratiquants avancés, qui allient foi et discernement à un point tel qu'ils ne se laissent plus décontenancer par les apparences ordinaires".
Il y a un fossé entre les deux approches. Le futur Bouddha s’appuie sur le Dharma pour dire non à son maître, quand celui-ci lui demande de transgresser le Dharma. Il garde son sens critique. Dans le cas des modèles hagiographiques, le disciple met sa foi entièrement entre les mains du maître, abandonne son sens critique (“doutes”), et transgresse le Dharma à sa demande. Cette opération de soumission totale serait un “baptême du feu”, permettant de trier les “pratiquants avancés” des pratiquants plus frileux, plus hésitants, sans doute avec un résidu de sens critique.

Les hagiographies ont alors pour fonction d’encourager leurs lecteurs de se comporter comme des “pratiquants avancés”, afin de renoncer à leur “ego”, et avoir accès aux bénédictions, siddhi, etc., et de devenir des maîtres à leur tour. Ceux qui passent le "baptême du feu" “ne se laissent plus décontenancer par les apparences ordinaires". Ce qui peut sembler comme une transgression du Dharma, ou comme un abus de pouvoir ne l’est pas réellement. Ce n’est pas ainsi qu’un pratiquant avancé verrait la chose. Des mauvaises langues diraient que sa réalisation n’est pourtant autre que de la dissonance cognitive... Pour bien comprendre le sens de la relation de Maître à disciple souhaitée, les Maîtres tibétains recommandent la lecture des hagiographies de Tilopa et Nāropa (aux hommes) et celles de Padmasambhava et Yéshé Tsogyel (aux femmes), y compris actuellement en Occident.

***

[1] 1. La Loi est le refuge et non l'homme
2. l'esprit de la lettre est le refuge et non la lettre
3. Le sūtra de sens définitif (S. nītārtha T. nges don) est le refuge et non le sūtra de sens à élucider (S. neyārtha T. drang don).
4. La connaissance principielle (S. jñāna T.ye shes) est le refuge et non pas les perceptions sensorielles avec la conscience mentale (S. vijñāna T. rnam shes)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire