jeudi 17 juin 2021

Sa Sainteté Karmapa et Mr. Dorje

le viol de Io par Zeus sous la forme d'un nuage, Antonio da Correggio

Le Plérôme c’est le monde symbolique (superstructure), où l’on vivrait vraiment. C’est là, où les décisions seraient prises et d’où des missionnaires de tout genre seraient envoyés dans le monde des produits.

Officiellement, le terme gnostique “plérôme” n’existe pas dans le bouddhisme mahāyāna ésotérique. Une influence gnostique sur le bouddhisme ésotérique resterait à prouver, mais il est certain qu’il ait subi des influences “étrangères” sur la route de la soie. Ainsi, il existe bien des paradis bouddhistes ésotériques et le plus haut monde situé juste au-dessus du saṃsāra s’appelle Akaniṣṭha (tib. ‘og min). C’est là que Bouddhas et bodhisattvas se réunissent pour décider des actions de sauvetage pour libérer les êtres du saṃsāra. De temps à autre, tel ou tel bodhisattva est envoyé en mission. Les bodhisattva envoyés restent ancrés en Akaniṣṭha, et ce sont leurs corps émanés (nirmāṇakāya) qui partent en mission. Un bon bodhisattva multiplie les contacts et crée des liens avec autant d’êtres que possible, car chaque “lien établi” (tib. rten ‘brel) sera un beau jour un être sauvé des geôles du saṃsāra. Que ces liens soient positifs ou négatifs importe peu, car de toute façon, ces êtres doivent encore épuiser leur mauvais karma, l’essentiel est que leur salut futur est garanti du fait de leur lien avec un bodhisattva, qui un jour reviendra comme un parfait Bouddha pendant un kalpa auspicieux. Ce lien est tout, le reste n’est rien. D’où limportance debrilleret d’ “attirer. Les messies vont à la pêche des hommes et des femmes, en utilisant tous les moyens du bord (upāya).

Le viol d'Europe par Zeus, sous la forme d'un taureau, Titien 

Que le corps d’émanation de l’envoyé du Plérôme ne se comporte pas conformément à nos attentes, ou même conformément à la Doctrine, n’est vraiment pas la question. Les maîtres tibétains savent bien, et depuis des siècles, que les bodhisattva/corps d’émanation peuvent être de véritables énergumènes dun point de vue humain. Quand des disciples de Trungpa et de son régent vajra se plaignaient ou se vantaient d’avoir eu des rapports sexuels forcés ou non avec eux, Gyatrul Rinpoché les réprimandait :
N’ayez pas de pensée ordinaire à ce sujet, du type “Oh, il a couché avec moi, alors je suis son égal ; cela fait de moi quelqu’un de spécial, car il a couché avec moi”. Ce n’est pas la façon de penser qui convient à une sangyum [partenaire sexuel d’un maître tantrique]. Il est de la responsabilité d’une sangyum de considérer qu’il voyait en vous une connexion karmique à cultiver. Et n’oubliez pas que c’était à cause de sa bonté qu’il avait reconnu votre karma de cultiver cette connexion et de l’actualiser. Si votre attitude en est une d’humilité et de dévotion, et que vous suivez ses instructions, cela pourra être très bénéfique pour vous à cause de la nature particulière de votre connexion avec lui. Si vous cultivez cette situation, vous pourrez progresser, et être très utile aux autres. Mais si vous ne reconnaissez pas le niveau de cette connexion et la percevez comme quelque chose d’ordinaire, en vous gonflant d’orgueil et d’ego, vous aurez réellement manqué cette opportunité. Ce serait plutôt comme coucher avec un roi, mais [votre maître] n’était pas un roi, mais un bodhisattva. C’est une grande différence.”[1]
Le viol de Ganymède par Zeus sous la forme d'un aigle, Rubens

Ce serait un honneur et une grâce quand un astre du Plérôme daigne ainsi se tourner vers un être mortel, pour le meilleur et pour le pire. Voilà, l’idée qui se tient quelque part dans la tête d’un “corps émané”. On ne sait d’ailleurs jamais qui est un “corps émané” ou un bodhisattva, et qui ne l’est pas. Mieux vaut s’abstenir de juger.
Le [Sūtra du samādhi de la marche héroïque] met en garde contre les jugements hâtifs des comportements de bodhisattva laïques respectés. Quand on n’est pas soi-même un Bouddha, on ne peut pas juger de la réalisation d’un autre, qui pourrait être un bodhisattva de haut niveau pratiquant la marche héroïque (ci-après “bodhisattva héroïque”).”
Quand on vit dans un “monde symbolique”, où un seul système ne prévaut, il n’y a pas de critiques à porter sur un “corps émané” et il n’y aura pas de litiges. L’idéologie intégrée par les “corps émanés” dès leur jeune âge, a aussi été intégrée dès leur jeune âge par les sujets d’une théocratie. Quel que soit leur comportement, les “corps émanés” n’auront pas de procès. Il n’y a d’ailleurs pas de victimes. La faute de Mme Han serait de ne pas avoir considéré l’intérêt que lui aurait témoigné Mr. Dorje comme une grâce, ou de ne pas avoir gardé le silence (du moins selon la théorie de la grâce plérômique de Gyatrul Rinpoché, très largement partagée dans le monde bouddhiste tibétain).

Leda violée par Zeus sous la forme d'un cygne, RMalijan

Mais quand lidéologie théocratique s’exporte dans une démocratie (occidentale), elle doit cohabiter avec d’autres systèmes symboliques. Et là cela *peut* se passer différemment. Hormis une éventuelle “justice à deux vitesses”, ou un arrangement extrajudiciaire, toujours possible, le “corps émané” sera traité comme un “corps” ordinaire, et son lien allégué avec le Plérôme ne sera pas pris en compte. Exit Sa Sainteté, "prenez place derrière la barre Mr. Dorje". Les arguments de “corps émané”, “envoyé du Plérôme”, “sauver les âmes du saṃsāra”, “établir autant de liens possibles”, le témoignage de Gyatrul Rinpoché, le “mais puisque je vous dis que c’est un saint” de Zopa Rinpoché (sur Dagri Rinpoché), etc., tout cela sera irrecevable. Pour l’éventuel test de paternité, on ne s’intéresse pas à Sa Sainteté, l’ADN est-il bien celui de Mr Dorje ? voilà la seule question à laquelle il s’agit d’apporter, en premier, la réponse. Si ensuite quelqu’un devait être condamné, ce serait Mr. Dorje. Tandis que Sa Sainteté, à Akaniṣṭha, gardera son odeur de sainteté. C’est la fameuse théorie des “deux corps du roi”, un peu comme une variante de la distinction entre l'artiste et son oeuvre.
« Parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l'être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur. »[2]
Le corps symbolique du roi (ou du tulkou) appartient au monde symbolique (superstructure), s’il s’agit d’une monarchie, d’une théocratie (ou pour certains de la Vème république…). Si des “corps émanés” fautent, cela ne met pas en cause leur contrepartie à Akaniṣṭha, ni le monde symbolique ésotérique, qui restera de vigueur parmi les fidèles, sans en changer la moindre virgule. Quand les “corps émanés” fautent, cela créerait d’ailleurs une occasion de tester la ferveur de la foi des fidèles. Si ça se trouve, c’est même volontaire… dans une optique pédagogique (tib. smin grol) évidemment.

Le Dalaï-Lama, qui doit sans cesse jongler avec divers mondes symboliques semble néanmoins se lasser un peu de cette Plérôme féodale.
I feel some of this lama institution is some sort of interference of feudal system, that is out of date. It now must end.”
Il est cependant très seul à s’exprimer ainsi, et il est âgé… La fameuse réunion sur les abus sexuels dans le bouddhisme tibétain n’a pas eu lieu, et il n’y a pas beaucoup de chance qu’elle ait lieu un jour, du vivant du grand quatorzième. Les chefs tibétains intégristes n’ont pas l’air de s’en émouvoir particulièrement. Ils sont en mission...

Avez-vous remarqué qu’on n’a pas parlé un seul instant d’ “éveil” dans ce blog ?


***

[1] "So if you are doing the Shambhala training, and if you have faith in the place of Shambhala and in those great enlightened beings who have manifested in this place for our welfare, then the blessings that enter your mind will be very swift, and this will help increase your own understanding of your Buddha nature. … Shambhala is not to be mistaken with Shangri-la. Everyone thinks: ‘I want to go there.’ But that’s just made up, that’s a movie…. Now this is really not my business, but I want to mention anyway, to some of the women who are the sagyum, or the consorts, of Trungpa Rinpoche, you should be very careful about your attitude. Don’t have an ordinary mind about it, thinking in an ordinary sense: ‘Oh, he slept with me, so I’m equal to him; this makes me special, because he slept with me.’ This is not the way that a sagyum of someone like this should think. It’s the sagyum’s responsibility to consider that he saw in you a karmic connection that could be cultivated. And consider that it was because of his kindness in recognizing your karma that there was an ability to cultivate that and bring that out. If you have an attitude of him with humility and devotion, then if you follow whatever teachings he gave you, because of the special aspect of your connection with him this can be of tremendous benefit to you. If you cultivate your situation, you can then go ahead and be of tremendous benefit to others. But if you fail to see the level of the connection and think of it as being only ordinary, and elevate your pride and ego, you’ve really failed in that connection. That would be like sleeping with a king-but he was not a king, he was a great bodhisattva. There’s a difference."

Gyatrul Rinpoche, Oral Commentary on the Natural Great Perfection by Dudjom Lingpa, given in Boulder, 1992, trans. Sangye Khandro, ed. Ian Villarreal, later published by (Ashland, Oregon: Mirror of Wisdom Publications, 2000), 58-59

[2] ‘Les Deux Corps du roi’ d'Ernst Kantorowicz, Patrick Boucheron L'Histoire, no 315 - décembre 2006.

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