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jeudi 17 juin 2021

Sa Sainteté Karmapa et Mr. Dorje

le viol de Io par Zeus sous la forme d'un nuage, Antonio da Correggio

Le Plérôme c’est le monde symbolique (superstructure), où l’on vivrait vraiment. C’est là, où les décisions seraient prises et d’où des missionnaires de tout genre seraient envoyés dans le monde des produits.

Officiellement, le terme gnostique “plérôme” n’existe pas dans le bouddhisme mahāyāna ésotérique. Une influence gnostique sur le bouddhisme ésotérique resterait à prouver, mais il est certain qu’il ait subi des influences “étrangères” sur la route de la soie. Ainsi, il existe bien des paradis bouddhistes ésotériques et le plus haut monde situé juste au-dessus du saṃsāra s’appelle Akaniṣṭha (tib. ‘og min). C’est là que Bouddhas et bodhisattvas se réunissent pour décider des actions de sauvetage pour libérer les êtres du saṃsāra. De temps à autre, tel ou tel bodhisattva est envoyé en mission. Les bodhisattva envoyés restent ancrés en Akaniṣṭha, et ce sont leurs corps émanés (nirmāṇakāya) qui partent en mission. Un bon bodhisattva multiplie les contacts et crée des liens avec autant d’êtres que possible, car chaque “lien établi” (tib. rten ‘brel) sera un beau jour un être sauvé des geôles du saṃsāra. Que ces liens soient positifs ou négatifs importe peu, car de toute façon, ces êtres doivent encore épuiser leur mauvais karma, l’essentiel est que leur salut futur est garanti du fait de leur lien avec un bodhisattva, qui un jour reviendra comme un parfait Bouddha pendant un kalpa auspicieux. Ce lien est tout, le reste n’est rien. D’où limportance debrilleret d’ “attirer. Les messies vont à la pêche des hommes et des femmes, en utilisant tous les moyens du bord (upāya).

Le viol d'Europe par Zeus, sous la forme d'un taureau, Titien 

Que le corps d’émanation de l’envoyé du Plérôme ne se comporte pas conformément à nos attentes, ou même conformément à la Doctrine, n’est vraiment pas la question. Les maîtres tibétains savent bien, et depuis des siècles, que les bodhisattva/corps d’émanation peuvent être de véritables énergumènes dun point de vue humain. Quand des disciples de Trungpa et de son régent vajra se plaignaient ou se vantaient d’avoir eu des rapports sexuels forcés ou non avec eux, Gyatrul Rinpoché les réprimandait :
N’ayez pas de pensée ordinaire à ce sujet, du type “Oh, il a couché avec moi, alors je suis son égal ; cela fait de moi quelqu’un de spécial, car il a couché avec moi”. Ce n’est pas la façon de penser qui convient à une sangyum [partenaire sexuel d’un maître tantrique]. Il est de la responsabilité d’une sangyum de considérer qu’il voyait en vous une connexion karmique à cultiver. Et n’oubliez pas que c’était à cause de sa bonté qu’il avait reconnu votre karma de cultiver cette connexion et de l’actualiser. Si votre attitude en est une d’humilité et de dévotion, et que vous suivez ses instructions, cela pourra être très bénéfique pour vous à cause de la nature particulière de votre connexion avec lui. Si vous cultivez cette situation, vous pourrez progresser, et être très utile aux autres. Mais si vous ne reconnaissez pas le niveau de cette connexion et la percevez comme quelque chose d’ordinaire, en vous gonflant d’orgueil et d’ego, vous aurez réellement manqué cette opportunité. Ce serait plutôt comme coucher avec un roi, mais [votre maître] n’était pas un roi, mais un bodhisattva. C’est une grande différence.”[1]
Le viol de Ganymède par Zeus sous la forme d'un aigle, Rubens

Ce serait un honneur et une grâce quand un astre du Plérôme daigne ainsi se tourner vers un être mortel, pour le meilleur et pour le pire. Voilà, l’idée qui se tient quelque part dans la tête d’un “corps émané”. On ne sait d’ailleurs jamais qui est un “corps émané” ou un bodhisattva, et qui ne l’est pas. Mieux vaut s’abstenir de juger.
Le [Sūtra du samādhi de la marche héroïque] met en garde contre les jugements hâtifs des comportements de bodhisattva laïques respectés. Quand on n’est pas soi-même un Bouddha, on ne peut pas juger de la réalisation d’un autre, qui pourrait être un bodhisattva de haut niveau pratiquant la marche héroïque (ci-après “bodhisattva héroïque”).”
Quand on vit dans un “monde symbolique”, où un seul système ne prévaut, il n’y a pas de critiques à porter sur un “corps émané” et il n’y aura pas de litiges. L’idéologie intégrée par les “corps émanés” dès leur jeune âge, a aussi été intégrée dès leur jeune âge par les sujets d’une théocratie. Quel que soit leur comportement, les “corps émanés” n’auront pas de procès. Il n’y a d’ailleurs pas de victimes. La faute de Mme Han serait de ne pas avoir considéré l’intérêt que lui aurait témoigné Mr. Dorje comme une grâce, ou de ne pas avoir gardé le silence (du moins selon la théorie de la grâce plérômique de Gyatrul Rinpoché, très largement partagée dans le monde bouddhiste tibétain).

Leda violée par Zeus sous la forme d'un cygne, RMalijan

Mais quand lidéologie théocratique s’exporte dans une démocratie (occidentale), elle doit cohabiter avec d’autres systèmes symboliques. Et là cela *peut* se passer différemment. Hormis une éventuelle “justice à deux vitesses”, ou un arrangement extrajudiciaire, toujours possible, le “corps émané” sera traité comme un “corps” ordinaire, et son lien allégué avec le Plérôme ne sera pas pris en compte. Exit Sa Sainteté, "prenez place derrière la barre Mr. Dorje". Les arguments de “corps émané”, “envoyé du Plérôme”, “sauver les âmes du saṃsāra”, “établir autant de liens possibles”, le témoignage de Gyatrul Rinpoché, le “mais puisque je vous dis que c’est un saint” de Zopa Rinpoché (sur Dagri Rinpoché), etc., tout cela sera irrecevable. Pour l’éventuel test de paternité, on ne s’intéresse pas à Sa Sainteté, l’ADN est-il bien celui de Mr Dorje ? voilà la seule question à laquelle il s’agit d’apporter, en premier, la réponse. Si ensuite quelqu’un devait être condamné, ce serait Mr. Dorje. Tandis que Sa Sainteté, à Akaniṣṭha, gardera son odeur de sainteté. C’est la fameuse théorie des “deux corps du roi”, un peu comme une variante de la distinction entre l'artiste et son oeuvre.
« Parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l'être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur. »[2]
Le corps symbolique du roi (ou du tulkou) appartient au monde symbolique (superstructure), s’il s’agit d’une monarchie, d’une théocratie (ou pour certains de la Vème république…). Si des “corps émanés” fautent, cela ne met pas en cause leur contrepartie à Akaniṣṭha, ni le monde symbolique ésotérique, qui restera de vigueur parmi les fidèles, sans en changer la moindre virgule. Quand les “corps émanés” fautent, cela créerait d’ailleurs une occasion de tester la ferveur de la foi des fidèles. Si ça se trouve, c’est même volontaire… dans une optique pédagogique (tib. smin grol) évidemment.

Le Dalaï-Lama, qui doit sans cesse jongler avec divers mondes symboliques semble néanmoins se lasser un peu de cette Plérôme féodale.
I feel some of this lama institution is some sort of interference of feudal system, that is out of date. It now must end.”
Il est cependant très seul à s’exprimer ainsi, et il est âgé… La fameuse réunion sur les abus sexuels dans le bouddhisme tibétain n’a pas eu lieu, et il n’y a pas beaucoup de chance qu’elle ait lieu un jour, du vivant du grand quatorzième. Les chefs tibétains intégristes n’ont pas l’air de s’en émouvoir particulièrement. Ils sont en mission...

Avez-vous remarqué qu’on n’a pas parlé un seul instant d’ “éveil” dans ce blog ?


***

[1] "So if you are doing the Shambhala training, and if you have faith in the place of Shambhala and in those great enlightened beings who have manifested in this place for our welfare, then the blessings that enter your mind will be very swift, and this will help increase your own understanding of your Buddha nature. … Shambhala is not to be mistaken with Shangri-la. Everyone thinks: ‘I want to go there.’ But that’s just made up, that’s a movie…. Now this is really not my business, but I want to mention anyway, to some of the women who are the sagyum, or the consorts, of Trungpa Rinpoche, you should be very careful about your attitude. Don’t have an ordinary mind about it, thinking in an ordinary sense: ‘Oh, he slept with me, so I’m equal to him; this makes me special, because he slept with me.’ This is not the way that a sagyum of someone like this should think. It’s the sagyum’s responsibility to consider that he saw in you a karmic connection that could be cultivated. And consider that it was because of his kindness in recognizing your karma that there was an ability to cultivate that and bring that out. If you have an attitude of him with humility and devotion, then if you follow whatever teachings he gave you, because of the special aspect of your connection with him this can be of tremendous benefit to you. If you cultivate your situation, you can then go ahead and be of tremendous benefit to others. But if you fail to see the level of the connection and think of it as being only ordinary, and elevate your pride and ego, you’ve really failed in that connection. That would be like sleeping with a king-but he was not a king, he was a great bodhisattva. There’s a difference."

Gyatrul Rinpoche, Oral Commentary on the Natural Great Perfection by Dudjom Lingpa, given in Boulder, 1992, trans. Sangye Khandro, ed. Ian Villarreal, later published by (Ashland, Oregon: Mirror of Wisdom Publications, 2000), 58-59

[2] ‘Les Deux Corps du roi’ d'Ernst Kantorowicz, Patrick Boucheron L'Histoire, no 315 - décembre 2006.

lundi 27 octobre 2014

Eléments gnostiques ?


L'assomption de la Vierge de Francesco Botticini (National Gallery, Londres)
Les monuments, les représentations (icône, statues…) et objets peuvent être investis de divin. Dans les pratiques de divination telles qu’elles furent pratiquées en Chine par un Amoghavajra (Pou-k’ong 705-774) originaire de Samarkand ou un Vajrabodhi (Ch.金剛智) (671–741) de l’Inde du sud, des enfants peuvent être investis de divin et servir de messager, de médium. Dans une certaine mesure, les enfants reconnus comme les « réincarnations » de maîtres décédés sont aussi investis de divin, tout comme les initiés au cours d’une initiation.

Les rituels de consécration (ou d'investiture) d’images ou de stūpa s’appellent pratiṣṭhā en sanskrit, et rab gnas en tibétain. Elles sont toujours pratiquées de nos jours. La partie principale de ces rituels consiste en quatre phases ("jaḥ hūṃ baṃ hoḥ") pour attirer (dgug pa), faire entrer (gzhug pa), lier (bcing ba) et faire fondre (bstim pa) le dieu (lha). Le livre de Yael Bentor Consecration of Images and Stūpas in Indo-Tibetan Tantric Buddhism donne tous les détails de ce rituel, basé sur un texte contemporain de Khri-byang Rin-po-che (1901-1981), intitulé “Le rituel de consécration, un océan d’ondées de vertu et d’excellence” (T. rab gnas cho ga, dge legs rgya mtsho’i char 'babs).

Le rituel va établir le lien (samaya) entre un objet/une personne à consacrer/investir (samayasattva) ici-bas (dans l’Hebdomade sous les sept sphères planétaires) et le dieu/être de gnose (jñānasattva) résidant dans le palais du dharmadhātu à Akaniṣṭha (T. ‘og min), qui pourrait correspondre à la huitième sphère (l’Ogdoade). Pendant la phase de génération (ou régénération (terme gnostique)?), le dieu est invité à descendre d’Akaniṣṭha (ou d’un autre monde céleste), et à résider dans l’espace devant les officiants pendant le temps du rituel. Akaniṣṭha, don’t le nom tibétain signifie “ce qui n’est pas en bas”, est le lieu le plus élevé de l’univers des formes (rūpyadhātu). L’être de gnose (jñānasattva) adopte la même forme que l’objet à consacrer. Le texte considère le mot dieu (S. deva T. lha) comme un synonyme d’être de gnose.

Les divers livres d’incantations et de consécrations traduits en chinois, comme l’Amoghapāśa-sūtra (T. 1097), à la fin de VIIe siècle ou au début du VIIIe siècle, expliquent entre autres comment consacrer des enfants et les utiliser comme des messagers. Dans le Livre du yogin de tous les yoga du pavillons au faîte de diamant (T. 867), traduit en chinois par Vajrabodhi , la procédure à suivre est expliquée.
« Si d’une incantation (dhāraṇī) tu charges de puissance filles et garçons,
Tu peux provoquer l’āveśa [la ‘possession’],
Des choses des trois mondes et des trois âges,
Tu peux apprendre le bon ou le mauvais présage. »
Et :
« Prends des garçons et des filles vierges,
Baigne-les, habille-les de frais,
Fais leur prêter le vœu de bodhisattva,
Et installe-les sur un lit de fleurs blanches,
Récite des incantations sur eux, couvre leur visage,
Et récite encore, mille huit fois,
Alors ils connaîtront directement l’āveśa,
Parfois leur corps sera suspendu dans les airs,
De toutes les choses passées, présentes et à venir,
Ils auront une totale connaissance. »
Strickmann donne encore un autre exemple tiré du texte Rites secrets des incantations de l’émissaire divin, l’Inébranlable [Acala] (T. 1202). Dans la méthode décrite, il est fait usage d’un miroir placé sur le cœur (de l’icône dévine Strickmann). Tout en continuant de réciter l’incantation d’Acala, les enfants médium sont priés de regarder dans le miroir et de décrire ce qu’ils voient. Pourquoi un miroir ? Une réponse gnostique pourrait consister à dire que les sphères humides de l’Hebdomade servent comme un miroir à l’Ogdoade (la huitième sphère). Pour envoyer des émissaires divins, « L’Intellect enfante d’abord un Homme androgyne semblable à lui, demeurant dans le monde supérieur. En se reflétant dans la Nature humide du monde inférieur, ce premier Homme engendre une forme qui lui ressemble. » Pourquoi utiliser des enfants vierges comme médium ? L’écrit gnostique L’Ogdoade et l’Ennéade peut sans doute nous pointer vers la réponse.
« Contemple l’âme d’un enfant, mon fils, quand elle n’est pas encore séparée d’avec son vrai soi et que son corps […] n’a pas encore atteint son plein développement, comme elle est belle à voir de tous côtés, à cette heure où elle n’a pas encore été souillée par les passions du corps demeure presque suspendue encore à l’Âme du monde ! »[1]
Est-ce un pur hasard que gnosticisme et bouddhisme ésotérique, qui fait appel au divin, semblent parler le même langage, décrire des univers très semblables et partager des pratiques similaires ?

Un autre exemple, dans un texte que j’ai sous les yeux par hasard. Marco Passavanti a publié l’article A Thirteenth-Century Work on the Doha Lineage of Saraha dans Contributions to Tibetan Buddhist Literature, IITBS. Dans cet article, sont présentés quelques manuscrits du fonds tibétain Tucci dans la bibliothèque d’ISIAO à Rome. On y trouve des textes se rapportant à la Trilogie de Saraha (Do hā skor gsum)[2] composés par Par-phu-pa Blo-gros seng-ge et des auteurs anonymes dans le sillage de Par-phu-pa, le fondateur du monastère de Par-phu.

Le texte parle de l’origine de la transmission qu’elle contient. Vers la fin de sa vie, Bouddha Sakyamuni se serait rendu au sud de l’Inde, plus précisément à Karahata (Uttar Pradesh ?), entouré des huit grands bodhisattvas et de ses disciples proches. Ceux-ci lui dirent qu’il avait enseigné les trois véhicules, le sens définitif et le sens à interpréter, mais qu’il n’existait pas encore d’instructions sur le principe essentiel (T. snying po’i don), permettant aux êtres de s’éveiller simultanément. Le Bienheureux fit alors convoquer tous les grands bodhisattvas de toutes les directions et déclara qu’après son nirvāṇa, il y aura une tradition graduelle et une tradition simultanée. Il passera au nirvāṇa spécifiquement pour les êtres prônes à l’éternalisme, et séjournera par la suite à Akaniṣṭha dans son corps de gloire, plus précisément en tant que le dharmadhātu maṇḍala, entouré de ses huit grands bodhisattvas etc.[3]

De là, il continuera à veiller au bien des êtres. Quand les deux grands bodhisattvas Mañjuśrī et Avalokiteśvara verront que le moment est mûr pour les instructions graduelles et simultanées, ils iront à la Montagne de Gloire (Śrī Parvata), respectivement sur les deux sommets de cette montagne, à savoir Cittaviśrāma et Manobhaṅga. Comment ? Sans doute par un jeu de miroir, où la « Nature humide du monde inférieur »[4] sert de miroir et réfléchie les dieux d’Akaniṣṭha, « en engendrant une forme qui leur ressemble », une émanation.

Mañjuśrī s’émanera en le bodhisattva proche Ratnamati au sommet de Cittaviśrāma et Avalokiteśvara en « Mahāsukhanātha Śrī Hayagrīva »[5] (T. bde chen mgon po dpal rta mgrin) au sommet de Manobhaṅga. Ce sont les deux sommets de la Montagne de Gloire. Ces deux émanations seront les instructeurs des premiers maîtres humains de leurs transmissions respectives, à savoir Nāgārjuna (chemin progressif) et le grand brahmane Saraha (chemin simultané).

Dans ce texte et dans les lignées de transmission de la mahāmudrā, Saraha est présenté comme le maître de Nāgārjuna. Ce qui est frappant dans l’hagiographie de Nāgārjuna racontée dans ce texte, est qu’elle reprend des éléments de celle d’Advayavajra du "manuscrit de Sham Sher", decouvert au Népal en 1928 par Sylvain Lévi et Giuseppe Tucci. Quand Nāgārjuna était le disciple du bodhisattva Ratnamati son nom fut « Advayavajra ». Ratnamati (l’émanation de Mañjuśrī rappelons-le) lui transmit les instructions des cinq phases (Pañcakrama) et des quatre mudrā. Ensuite il recevra de Saraha les instructions de l’approche simultanée. La transmission qui regroupe les deux approches passera ensuite par Śavaripa, présenté dans ce texte à la fois comme disciple de Saraha et de Nāgārjuna, pendant une session visionnaire et mystique, où les trois maîtres Nāgārjuna , Saraha et Ratnamati fusionnent en une seule Pensée[6], que Nāgārjuna invite Śavaripa à enseigner sur la Montagne de Gloire. C’est ici que Maitrīpa l’aurait vu et reçu la transmission du principe essentiel (T. snying po’i don) ainsi que la trilogie de Saraha

Mais tout dans cette histoire est un jeu de miroirs et de reflets, car la Montagne de Gloire n’est pas une montagne réelle, « on ne la trouverait pas, même si on la cherchait ».
« Si tu cherches par ici la Montagne de Gloire, tu ne la trouveras pas. « Gloire » cela veut dire la gnose non-duelle et « montagne » désigne le principe du fond immuable des choses (dharmadhātu). Ou encore, « Montagne de Gloire » signifie le renoncement universel, c’est-à-dire le renoncement à toute vue, méditation, observance et fruit. Si tu cherches par ici les deux montagnes Cittaviśrāma (T. Sems ngal gso) et Manobhaṅga (T. Yid pham pa), tu ne les trouveras pas. Le repos de l’esprit (cittaviśrāma) c’est le repos de l’esprit dans toutes les branches des méthodes comme celles de la phase de création jusqu’à ce que les représentations se dissipent dans l’élément des choses (dharmadhātu). Quand toutes les représentations duelles se sont dissipées dans l’élément des choses, l’intellect est purifié par son essence même et retranche toutes les fluctuations mentales par la défaite du mental (manobhaṅga) dans toutes les branches de la sagesse (prajñā). »[7]
« Entre ces deux montagnes il y a une chute d'eau avec [un cours] d'eau qui enivre (T. smyo chu) et un qui empoisonne (T. dug chu)[2]. Dans ces trois montagnes, il y a sept haltes/gués/îles (T. gling S. dvīpa). »[8] Sept gués, ou sept sphères célestes (Hebdomade) à traverser ?

Au bout de cette quête, racontée par Péma Karpo (kun mkhyen Pad ma dkar po 1527-1592), dans son Histoire du bouddhisme (T. 'brug pa'i chos 'byung), Advayavajra perd tout espoir et finit par rencontrer Śavaripa.

« [Advayavajra] : Je suis passé par d'innombrables épreuves, mais jusqu'à maintenant, je n'ai jamais réussi à vous rencontrer. Seigneur, je vous demande ne serait-ce que la plus petite faveur.
[Śavaripa ] : Si tu me vois, tu seras libéré, mais si tu ne me vois pas, tu seras libéré [pareillement].
Si tu me vois, tu seras asservi, mais si tu ne me vois pas, tu seras asservi [pareillement].
Alors que viens-tu chercher sur la montagne Cittaviśrama (Repos de l'esprit) ? C'est lorsque la conceptualisation des remémorations s'évanouit dans l'Elément (S. dhātu), que tu trouves le repos. Je ne suis que cela.

Advayavajra comprend et présente ce qu'il vient de comprendre :

« Tous les faits sont vides [d'être propre]
La vacuité et la compassion sont deux
Leur union indifférenciée est le Guide
Si on analyse [les faits] du point de vue de l'état naturel (T. rnal ma'i don la)
On est libre quoi que l'on fasse
[L'état naturel] est au-delà de l'observation, de l'artifice et de la moindre remémoration.
Voilà ma compréhension.
Je n'ai plus besoin de ne le demander à personne. »


***

MàJ 26012015 En Thaïlande, des poupées d'enfants (luk thep) utilisées comme "véhicule".

[1] Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 944-945

[2] L’hagiographie de lama Ngaripa que l’on trouve dans ce texte, explique que celui-ci avait regroupé les trois dohākoṣa en une trilogie, dont il récitait les vers trois fois chacun. bl ma mnga’ ris pas dho ha gsum po [r]tse [g]sum gcig tu mdzad byas nas nyin re l tshar gsum gsum ’don

[3] Maitreya, Mañjuśrī, Avalokiteśvara, Vajrapaṇi, Kshitigarbha, Akashagarbha, Sarvanivaranavishkambhin et Samantabhadra, soit byaṃs pa dang | ’jam dpal dang | spyan ras gzigs dang | phyag na rdo <rj>e dang | [2a5] sa’i snying po dang | nam mkha’i snying po dang | sgrib ba rnaṃ par sel pa dang | kun tu bzang po

[4] « L’Intellect enfante d’abord un Homme androgyne semblable à lui, demeurant dans le monde supérieur. En se reflétant dans la Nature humide du monde inférieur, ce premier Homme engendre une forme qui lui ressemble. Il donne ainsi naissance à un Homme double, androgyne, ‘mortel par le corps, immortel par l’Homme essentiel’. Ce dernier engendre Sept Hommes androgynes dans la matière de la Nature. » Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 941

[5] « Sri Mahāsukhanātha composed the Guhyasiddhi, which ascertains the meaning of the Guhyasamaja. On the actual text of the Guhyasamaja, the Guhyasiddhi principally ascertains the meaning of the preface. For the stages of the path of the Guhyasamaja, first it describes the generation stage involving the placement of the syllables. Second, it teaches how the reality of your actual nature is revealed through reliance upon a karma consort. Third, it teaches the meditation to stabilize that understanding by relying upon a wisdom consort. And fourth, it explains the meditation on perfecting the mahamudra consort, together with a section on tantric activities. » A Lamp to Illuminate the Five Stages: Teachings on Guhyasamaja Tantra par Je Tsongkhapa. Le plus souvent on voit le Guhyasiddhi attribué à Padmavajra. Selon Robert Thurman, (Mahās)Sukhanātha EST Padmavajra (page 43).

[6] dus der bslob dpon klu grub dang braṃ ze chen po dang | byang se gsum thugs dgongs gcig du gyurd pa de dpal <sa bha ri pa>77 la gdams nas lung stan. Cette idée est peut-être à l’origine du dGongs gcig de Jigten Goeunpo (1142–1217), le fondateur du Drikoung Kagyu et disciple principal de Phagmodroupa (1110–1170). http://dgongs1.com/2012/05/04/the-dgongs-gcigs-originator-and-its-author/

[7] dpal gyi ri na tshur la btsal bas myi bsnyed | dpal bya ba ni gnyis su MED pa’i ye <sh>es la zer ba yin | [10a6] ri bya ba ni chos nyid ’gyur ba MED pa’i don la zer ba yin | yang dpal gyi ri bya ba ni spangs pa chen po’i don la zer ba yin te | lta bhem spyod pa ’bras bu bzhi spangs pa’i don yin gsung | sems ngal so bar [10a7] byed pa’i ri dang | yid pham bar gyurd pa’i ri na tshur la btsal bas myi rnyed | sems ngal so bar byed pa ni mam par rtog pa chos kyi dbyings su <ma yal gyi bar du ma yal gyi bar du> bskyed pa’i rim pa la SOGS pa [10a8] tham<s ca>d thabs kyi cha tham<s ca>d la sems ngal so bar byed pa’i ri zer ba yin | gnyis ’dzin gyi rnam par rtog pa tham <s ca>d chos kyi dbyings su yal te | blo ngo bo nyid kyis dag nas yid kyi ’gyu’ ba chad pa shes rab kyi [10a9] cha tham<s ca>d la | yid pham bar gyurd pa’i ri zer ba yin gsung ngo |

[8] Pad ma dkar po 1527-1592), le quatrième chef de la lignée Droukpa Kagyu, dans son histoire du bouddhisme ('brug pa'i chos 'byung)

samedi 18 octobre 2014

Science des origines, dégénération et régénération


L'Ogdoade (Akanistha, 'og min etc. ?)
Les éléments cosmogoniques, théogoniques et généalogiques des voies hermétiques sont peut-être les mieux connus à travers les écrits gnostiques, mais dépassent évidemment le cadre des écrits gnostiques historiques (Egypte, Babylone, Asie centrale, Inde…). Par facilité et à cause du rôle central d’une gnose salvatrice, quelque soit sa définition, j’utiliserai le terme « gnostique » pour faire allusion à ce fonds commun.

La cosmogonie gnostique raconte la création du monde à partir d’un couple primordial « Esprit-Matière », où la Matière est représentée par un Océan primordial (Noun) avec ses flots glacés, d’où jailliront ultérieurement les huit génies de l’Ogdoade (huitième sphère)[1]. Quatre couples de génies aquatiques, dont les entités masculines ont des têtes de grenouille et les entités féminines des têtes de serpents.

Au centre de l’Océan primordial se dresse la colline primordiale, sur lequel vient au monde le démiurge Rê-Atoum, qui est à l’origine de la multiplicité, à commencer par la naissance de huit dieux, avec lesquels il formera l’Ennéade (neuvième sphère).
« …ayant pris sa semence dans sa bouche, il cracha ou éternua, créant (2) Shou, le dieu de l'air, et (3) Tefnout, la déesse de l'humidité. Ils explorèrent le sombre Noun et furent perdus pour Rê-Atoum qui envoya à leur recherche son œil divin, une puissance brûlante considérée comme la fille du dieu Soleil. La déesse revint avec Shou et Tefnout et les premiers êtres humains furent formés par les larmes que Rê-Atoum versa en retrouvant ses enfants. » (Wiki)
On peut dire en spéculant que la traversée à l’aveugle de l’Océan primordial Noun par le couple Shou (air) et Tefnout (humidité), créé avec la semence du démiurge, ait pu servir à féconder l’Océan primordial Noun, et que c’est suite à cette fécondation que les huit génies aquatiques en ont jailli. On peut encore spéculer que cette traversée les ait peut-être imprégnée de l’eau primordiale. Quoi qu'il en soit, en revenant sur la colline primordiale, des larmes jaillissent de leur père Rê-Atoum, donnant naissance par la même occasion au genre humain.
« De l'union de Shou et Tefnout naquirent (4) Geb, le dieu de la Terre, et (5) Nout, la déesse du Ciel. » (Wiki)
« Ces derniers étaient si étroitement enlacés que rien ne pouvait circuler entre eux. Nout fut fécondée par Geb mais ses enfants ne parvenaient pas à naître. Leur père Shou, le dieu de l'Air, finit par séparer Geb et Nout. Aidé par huit êtres appelés les dieux Heh [Ogdoade], Shou souleva la déesse du Ciel au-dessus de la terre, créant ainsi un espace où les créatures pouvaient vivre et respirer. »
« Nout enfanta deux paires de jumeaux, (6) Osiris et (7) Isis, et (8) Seth et (9) Nephtys. » (wiki)
Les enfants (6, 7, 8 et 9) de Nout et Geb (Terre et Ciel) étaient destinés à gouverner la terre (Egypte...).

Astrologiquement parlant, l’Ennéade correspond à la neuvième sphère et l’Ogdoade à la huitième. Au-dessous se trouvent les sept sphères planétaires de l’Hebdomade, qui sont chacune régie par un « Gouverneur », un « chef d’essence »[2], un ousiarque,[3] amschaspand (esprit pur) en perse, archange dans le judaïsme et autres monothéismes.[4] Les créatures qui se trouvent au-dessous d’une sphère subissent leurs influences. « élever jusqu’à l’Ogdoade [la huitième sphère], cela signifie d’abord se libérer de l’influence des sept sphères planétaires de l’Hebdomade, pour accéder au monde supérieur où réside le divin. »[5]

L’Engendré se situe au niveau de la huitième sphère (Ogdoade) au dessus des sept ouisarques/sphères planétaires (Hebdomade). Au-dessus, au niveau de la neuvième sphère (Ennéade), siège l’Autoengendré (celui qui s’engendre lui-même), tandis que l’Inengendre siège à un niveau encore supérieur. Ces trois niveaux supérieurs l’Inengendré, l’Autoengendré et l’Engendré correspondent respectivement à la triade divine du gnosticisme historique, à savoir : Souveraineté absolue, Intellect et Verbe saint, « puisqu’il est ‘Fils de Dieu, issu de l’Intellect’ »
« L’Intellect enfante d’abord un Homme androgyne semblable à lui, demeurant dans le monde supérieur. En se reflétant dans la Nature humide du monde inférieur, ce premier Homme engendre une forme qui lui ressemble. Il donne ainsi naissance à un Homme double, androgyne, ‘mortel par le corps, immortel par l’Homme essentiel’. Ce dernier engendre Sept Hommes androgynes dans la matière de la Nature. Puis les sexes sont séparés, le temps se met en branle avec les sept sphères célestes, et c’est le début des générations humaines semblables aux nôtres. » [6]
En allant dans ce sens, vers le bas ou sous l’influence des sept sphères planétaires, on parle de « dégénération ». La « libération » gnostique consiste à se libérer de l’influence des sphères en remontant. Ce processus s’appelle la régénération. Et pour « entrer dans la voie de l’immortalité »,[7] on peut recourir à une initiation dans lequel un homme tient le rôle du divin régénérateur. Le rituel initiatique permet à l’initié de reconnaître dans l’initiateur la personne même de Trismégiste, dans le cas de la voie hermétique. L’initiation permet ainsi de reconnaître ce que l’on est réellement, sa part essentielle. Cette reconnaissance, cette « vision de soi », n’est pas forcément « immédiate et intuitive », et peut être le résultat de « tout un cheminement intellectuel ». Mais si elle est donnée tout d’un coup, « c’est une certitude fulgurante qui provoque la joie, l’étonnement, l’enthousiasme, l’extase et la crainte. »[8]

Quand l’Intellect enfante un Homme semblable à lui cela se passe au niveau de l’Ogdoade. C’est en se reflétant « dans la Nature humide du monde inférieur » qu’il engendre une forme qui lui ressemble dans l’Hebdomade. En considérant cette forme corruptible comme lui-même, il dégénère. En revanche, s’il considère sa part essentielle, il se régénère. Mais on ne se reconnaît pas dans l’Intellect (Ogdoade), comme on s’aperçoit dans un miroir, par une image réfléchie. L'homme peut se transformer ainsi dans l’Essence et 
« abolir la différence entre ‘l’homme matériel’, composé de quatre éléments, et ‘l’homme essentiel’ à l’image du Dieu Intellect ; on revient au moment où l’homme n’était pas encore incarné ni affecté par les sensations ou par les passions des sept planètes, mais demeurait encore dans l’Ogdoade. A ce moment-là, on se sent une faculté euphorique d’ubiquité, on s’élève au-dessus du temps, on devient éon comme Dieu. La vision de soi-même se change ainsi en vision du Tout. »[9]
Pour ne pas me rendre coupable de syncrétisme, je vous laisse faire vous-même tout rapprochement éventuel avec d’autres traditions …


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[1] (1) Heh et (2) Hehet, l'infinité spatiale, (3) Kekou et (4) Kekout, les ténèbres profondes, (5) Noun et (6) Nounet, le couple de l'eau initiale et (7) Amon et (8) Amonet, ce qui est caché. (wiki)

[2] « b. Énumération des «chefs d'essence» et des «essences» sur lesquelles ils régnent Jupiter est l'ousiarque du ciel, qui produit le principe matériel de la vie. La lumière (spirituelle) est l'ousiarque du soleil, qui produit le principe matériel de l'illumination (bonum luminis). — Ces deux principes n'en font qu'un, car <pd>ç et Çiuf| sont l'envers d'une seule et mcme réalité dans tous les textes hermétiques, cf. supra, p. 418 — 19 (318.22-319.1). Pantomorphe est l'ousiarque des 36 astres fixes, appelés Horoscopes, qui sont cause que chaque individu d'une même espèce reçoit une forme différente à sa naissance. 19 (319.1-5). — Heimarménè est l'ousiarque des sept planètes toujours en mouvement qui sont cause de tous les accidents survenant après la naissance. 19 (319.5-9). Le nom de l'ousiarque de l'air est perdu et son rôle matériel nous échappe partiellement à cause du mauvais état du texte. Il est à la jonction des corps mortels et des principes immortels, 19 (319.9-12). » Colloque international sur les textes de Nag Hammadi: Québec, 22-25 août 1978 edited by Bernard Barc

[3] « Les dieux ousiarques sont des principes intelligibles qui commandent aux essences à la fois sensibles et intelligibles : grâce au gouvernement de ces principes, s'établit une continuité, d'un bout à l'autre de l'univers, entre l'intelligible et le sensible. 19 (318.17-21). » Colloque international sur les textes de Nag Hammadi: Québec, 22-25 août 1978 edited by Bernard Barc

[4] « Les Perses ont aussi leur ange Chur, qui dirige la course du Soleil ; et les Grecs avaient leur Apollon, qui avait son siège dans cet astre. Les livres théologiques des Perses parlent des sept grandes intelligences sous le nom d’Amschaspands, qui forment le cortège du dieu de la Lumière, et qui ne sont que les génies des sept planètes. Les Juifs en ont fait leurs sept archanges, toujours présents devant le Seigneur. Ce sont les sept grandes puissances qu’Avenar nous dit avoir été préposées par Dieu au gouvernement du Monde, ou les sept anges chargés de conduire les sept planètes ; elles répondent aux sept ousiarques, qui, suivant la doctrine de Trismégiste, président aux sept sphères. Les Arabes, les Mahométans, les Cophtes, les ont conservées. Ainsi, chez les Perses, chaque planète est surveillée par un génie placé dans une étoile fixe : l’astre Taschter est chargé de la planète Tir ou de Mercure, qui est devenu l’ange Tiriel, que les cabalistes appellent l’intelligence de Mercure ; Hafrorang est l’astre chargé de la planète Behram ou de Mars, etc. Les noms de ces astres sont aujourd’hui les noms d’autant d’anges chez les Perses modernes. » Dupuis - Abrégé de l’origine de tous les cultes, 1847 p. 60

[5] Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 940

[6] Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 941

[7] Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 943

[8] Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 943

[9] Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 944