jeudi 20 juin 2013

Dharmakaya, dharmata, dharmadhatu


Trois termes qui sont apparus à différentes époques, le dharmakāya en premier. Franklin Edgerton se demande dans son dictionnaire de sanscrit hybride bouddhiste, si le terme dharmakāya ne doit pas être rendu par « corps spirituel ».[1] Edgerton traduit d’ailleurs dharmatā par « condition naturelle, état normal, ou nature véritable » et dharmadhātu par « sphère de religion ».[2] Leur sens peut varier selon les époques et le contexte.

Ce que ces mots composés ont en commun est le terme dharma ou dharman, qui a de sens multiples, dérivés de la racine dhṛ, qui veut dire « tenir fermement, retenir, soutenir, porter… ». Dharma ou dharman est alors ce qui soutient ou structure, d’où le sens de loi, ordre établi, loi naturelle etc. Le terme semble s’appliquer à la fois à la structure dans son ensemble qu’aux éléments de cette structure qui porte. Ces éléments sont porteurs de propriétés, de qualités, d’attributs. Dans le bouddhisme ancien, ces éléments (dharmā) étaient considérés comme ayant une existence réelle, bien qu’éphémère. Mais cette réalité a été progressivement vidée de sa substance, par les prajñāpāramitā, par Nāgārjuna, le madhyamaka et par le cittamātra/yogācāra où cette réalité devint uniquement spirituelle (idéalisme), voire illusoire (māyā).

Dans le bouddhisme ancien ainsi que dans le sāṃkhya, les dharmā sont aussi l’objet du sens interne ou mental (S. manas T. yid), au même titre que les objets sensibles sont l’objet de la faculté sensorielle respective. Par exemple, l’oeil et la faculté visuelle perçoivent les objets visuels. De même, le sens interne ou le mental perçoit les dharmā. Quelque soit la réalité d’un objet extérieur, ce que peut percevoir le mental (manas) - et par là la conscience ou l’esprit (citta) - ce que le mental perçoit de cet objet, ce sont ses propriétés (dharmā) sensibles. Mais la nature de ces propriétés est intelligible, information, ce qui permet au sens interne de les traiter en tant que telle.

D’un point de vue cognitif, on pourrait donc dire que le dharmakāya est un corps, un ensemble, de propriétés, que le dharmatā est la nature des propriétés et que le dharmadhātu est la sphère de toutes les propriétés.

Ces termes sont utilisées dans le cadre d’une approche spirituelle, le bouddhisme, qui cherche à atteindre un bonheur profond et permanent en éliminant tout ce qui peut l’empêcher de se manifester. C’est en cela que son objectif est proprement spirituel et qu’il faudrait le désigner ainsi.[3] Spirituel est l’adjectif de l’esprit. Plus précisement « (Ce) qui est de l'ordre de l'esprit ou de l'âme, qui concerne sa vie, ses manifestations, qui est du domaine des valeurs morales et intellectuelles; (personne) qui étudie ce domaine. » Il ne s’agit pas de poser la réalité de l’esprit ou de l’âme, sur laquelle le Bouddha préfère d’ailleurs ne pas se prononcer, parce que n’est pas utile dans le cadre de l’objectif tel qu’il est posé.

L’avantage de l’utilisation de l’adjectif spirituel est donc de rappeler dans quel contexte ces termes sont utilisés. Les débats entre bouddhisme et science sont à la mode, mais n’ont pas vraiment de terrain commun. Évidemment, le bouddhisme pourra suivre les progrès des neurosciences, pour éventuellement réajuster ses théories, mais l’objectif du bonheur en vivant bien n’est pas un objectif scientifique.

Le mot esprit vient de spiritus, qui signifie « principe de vie », « âme », ou « souffle ». Le souffle en question est le souffle créateur envoyé par Dieu, le souffle qui anime. Mais le souffle qui anime n’a pas besoin d’être envoyé par un Dieu. On retrouve l’idée d’un souffle animant chez les grecs (p.e. Anaximène ), « pneuma », chez les chinois, « qi », ou en Inde, « vyāna » ou « prāṇa », où elle n’est pas forcément mis en relation avec un créateur, mais néanmoins souvent avec une Nature divinisée.

L’âme, l’élan animant, peut être pris simplement comme le symbole métaphysique du mystère de l’existence, l’animation, la vie. Sans la prendre pour une substance ontologique, ou le souffle d’un dieu créateur. Pour éviter ces associations, le mot âme a été délaissé, au profit de celui d’esprit, qui a cependant des origines très similaires. A la différence du mot « âme », qui désigne immédiatement un être, le mot « esprit » peut renvoyer à des états de conscience (T. gnas) (conscience, inconscience, attention, inattention), à des puissances (S. śakti T. nus pa) (volonté, raison, imagination…) et à des actes (raisonner, désirer, vouloir).[4]

Généralement, c’est l’ensemble des fonctions de l’esprit, ou de l’âme, qui est désigné par le terme sanscrit « citta ». Ce mot peut se traduire par « connaissance; pensée; esprit, intelligence; cœur, sagesse ». « Son siège est le cœur, où il est associé à l'Âme (S. jīvātman), « l’essence du vivant ». La traduction tibétaine de « citta » est d'ailleurs « sems ». Il regroupe alors les 3 fonctions spirituelles 1. Mental (S. manas T. yid), 2. Intellect (S. buddhi/mahat T. blo) et 3. (S. ahaṃkāra ≈ T. bdag ‘dzin/nyon yid).

Il existe aussi une utilisation particulière de « citta », où ce terme fait partie d’un « quadruple sens interne » (S. antaḥkaraṇa). Ce terme apparaît dans le sāṃkhya et du vedānta et plus particulièrement dans l'advaita vedānta. Aux trois fonctions ci-dessus est ajoutée une quatrième, la conscience (citta), qui dans certains textes peut englober les trois autres.

Dans l’approche du yoga, et par là dans le bouddhisme yogācāra et dans les écoles qui s’y rattachent, on croit que l’activité psychique et mentale peut être contrôlé en intervenant directement sur le souffle vital, qui devient ainsi une substance ontologique, que l’on tentera de capturer, guider et maîtriser par des systèmes de yoga de plus en plus élaborés. Mais la concentration reste toujours une autre méthode pour contrôler l’activité psychique et mentale.
2. Le yoga consiste à suspendre l’activité psychique et mentale[5]
34. On parvient également au contrôle de la fluidité psycho-mentale par expiration et rétention du souffle vital[6].
35. Mais si on se concentre volontairement sur les objets perçus par les sens, on provoque aussi la stabilité intérieure[7] ;[8]
Il s’agit de deux méthodes différentes pour arriver au yoga. Mais celle qui veut intervenir directement sur le souffle vital (« l’âme »), le réifie et le rend concret. L’âme n’est alors plus traité comme un mystère, et comme un symbole, mais comme une substance ontologique. Quand on sort de la suspension de jugement confortable que permet le mystère, on a tendance à expliquer et à théoriser. C’est ce qui n’a pas manqué de se produire.

A condition de laisser entier le mystère de « l’esprit », je ne vois pas de mal à traduire dharmakāya par corps spirituel. Il correspond en gros et au niveau individuel à ce que le sāṃkhya appelle puruṣa, les vedānta le Soi et la Reconnaissance Śiva. La substance spirituelle, qui n’est pas une substance ontologique, et qui n’est autre que la nature de chaque dharma, l’absolu de chaque élément relatif si on veut, peut être vue comme remplissant une fonction similaire aux essences (tattva). Le corps spirituel (dharmakāya), qui est le véritable Bouddha, peut être opposé aux corps formels (rūpakāya) qui sont sa part manifeste. Quand tous ces cloisonnements tombent, et qu’il n’y a pas de différence entre soi et autre, entre la vérité relative et la vérité absolu, entre corps spirituel et corps formels, on parle de l’élément spirituel (dharmadhātu). C’est l’un dans le multiple, ou le multiple dans l’un, en toute transparence. Les différences sont adventices.

***

[1] Buddhist Hybrid Sanskrit Grammar and Dictionary p. 277

[2] Ibid. p. 278

[3] Exercices spirituels et philosophie antique, Pierre Hadot, p. 20

[4] L’âme, Élie During, p. 19

[5] yogaḥ cittavṛtti nirodhaḥ. Patañjali donne cinq « matrices » productrices d’états psycho-mentaux (S. cittavṛtti), à savoir la non-reconnaissance (avidyā), le sentiment de l’individualité (asmitā), la passion, l’attachement (rāga), le dégoût (dveṣa), et la volonté de vivre (abhiniveṣa). Comparer cela aux trois sortes de soif enseignées par le Boudha. La soif de choses sensibles (S. kāma-tṛṣṇā), la soif d’existence/de devenir (bhava-tṛṣṇā) et la soif de non-existence (vibhava-tṛṣṇā). Source : Mircéa Eliade, Patañjali et le yoga, p. 50

[6] pracchardana vidhāraṇābhyāṁ vā prāṇasya

[7] viṣayavatī vā pravṛttiḥ utpannā manasaḥ sthiti nibandhanī

[8] Traduction de Jean Papin

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