jeudi 23 mai 2019

La panacée à deux ailes

Just as a bird needs two wings to fly, a practitioner must cultivate the two wings of meditation and psychotherapy. If one wing is missing, it will be impossible to fly on the path to enlightenment.” (version détournée)

J’ai ressenti un peu de la malaise en lisant l’article What Meditation Can’t Cure de Debra Flics (Lion’s Roar 26/12/2018). Voici mon analyse.

Un des nombreux articles sur les dangers et les bienfaits de la “méditation”. Qu’ “elle” fonctionne bien ou pas, le fétichisme de la “méditation” est problématique, pour des raisons très proches de ce que Marx écrit sur le fétichisme de la marchandise.
La production marchande suppose l'échange des marchandises, puisqu'on produit pour vendre. Mais la marchandise n'est pas un simple objet : c'est un produit complexe qui possède à la fois une utilité et une valeur Or cette valeur économique de la marchandise, qui se manifeste à nous sous la forme de son prix, apparaît dans ce système comme une qualité propre à la chose elle-même, comme si la marchandise avait une valeur en elle-même, alors qu'en réalité, pour Marx, c'est le travail humain producteur de la marchandise qui crée et détermine cette valeur ; mais le mécanisme de l'échange économique au moyen de l'argent masque cette réalité.”
L’objet (voire le produit) “méditation” n’est pas un simple objet, mais le produit d’un ensemble de facteurs. Et encore davantage de facteurs, si on considère “la méditation” dans le cadre bouddhiste (chemin octuple) d’où elle est originaire. En la traitant comme un fétiche, c’est-à-dire en masquant tous les facteurs complexes dont elle est le produit, et en la greffant ainsi sur différents cadres très différents (dont on vérifiera par la suite, de façon scientifique, les avantages ou les bienfaits), elle n’est souvent guère plus qu’un grigri ou un placebo.

Les différents articles parlant de la “méditation” la traitent en effet comme le produit ou le fétiche qu’elle est devenue. On peut alors écrire que “la méditation n’a pas été conçue pour guérir des blessures psychologiques anciennes” (Debra Flics). Pour la suite, je passerai initialement par dessus les potentiels fétiches anachroniques dans cette phrase. Je vois comme message principal de cet article que chaque méthode a ses experts professionnels : l’instructeur de méditation est expert en méditation et soigne le “manque d’attention” et le psychothérapeute est expert en la guérison des “blessures psychologiques anciennes”.

Comme si nous parlions de “choses” (ou symptômes) très concrètes et bien définies, qui ont des “solutions” aussi concrètes ainsi que des experts conformément formés et homologués pour les administrer.

La rhétorique et les méthodes scientifiques d’usage sont appliquées à ce qui est pour le moins un peu plus fuzzy, mais qui grâce à cette rhétorique et ces méthodes produisent des rapports sous tous points de vue semblables à des rapports scientifiques, expliquant des vrais avantages et désavantages. Implicitement, les avantages, les désavantages, et les différents problèmes (“manque d’attention”, “blessures psychologiques anciennes”) ainsi que leurs solutions (“méditation”, “psychothérapie”) deviennent aussi concrets que les phénomènes analysés dans des rapports scientifiques. Tout comme on prend tel médicament pour tel déficit ou désordre, on se tournera vers le spécialiste et la solution qui conviennent dans le cas d’un “manque d’attention” ou de “blessures psychologiques anciennes”. Si ces blessures datent d’une vie précédente, ce n’est pas à un psychothérapeute qu’il faut s’adresser, mais à un expert en “blessures psychologiques d’ordre karmique”, si telle est la diagnose.

Après cette introduction un peu trop longue, voyons de plus près cette phrase-ci :
Unlike many of us, Siddhartha was raised with absolute care, safety, love, respect, nuturance, and admiration. He emerged from his childhood psychologically whole.” (Contrairement à la plupart de nous Siddharta avait été élevé avec une attention, sécurité, amour, respect, réconfort et admirations absolus. Il sortit psychologiquement entier de son enfance.)
Debra Flics vient alors d’expliquer comment chaque type de problème demande une solution différente, et que même en faisant de la “méditation”, on ne résoudra pas les “blessures psychologiques anciennes”. Il faudra pour remédier à ces dernières faire appel à un psychothérapeute. Objection possible : mais le Bouddha historique est devenu parfaitement éveillé sans avoir eu recours à la psychothérapie ?... Réponse : oui, mais le Bouddha historique n’avait pas de “blessures psychologiques anciennes”, il avait été élevé avec le plus grand respect, sécurité, amour, respect, réconfort et admiration. “ Il sortit psychologiquement entier de son enfance.” Probablement à cause de son bon karma.

Comment Debra Flics sait-elle cela ? En s’appuyant sur la Légende du Bouddha (Buddhacarita) composé par Aśvaghoṣa (env. 150 après J.C.) 600 ans après la mort du Bouddha. Même dans cette légende, la mère du Bouddha meurt rapidement après sa naissance. Son père lui avait caché les dures réalités de la vie pendant toute son enfance et jeunesse (surprotection ?), et même avec son entièreté psychologique, sa réussite sociale et son grand confort, le prince déprime… Il abandonne sa femme et son fils nouveau-né pour pratiquer de l’ascèse extrême. Qui sait aurait-il pu se sentir abandonné par sa mère, morte trop jeune. Pourquoi des gens "psychologiquement entiers" se livreraient-ils à des ascèses extrêmes ?

Pour ceux qui ne sont pas le Bouddha et qui ne sont pas “psychologiquement entiers”, la voie vers l’éveil sembler passer par la psychothérapie et la méditation pour Debra Flics. Je laisse de côté la réduction du bouddhisme à la seule “méditation”. La méditation nous apprendrait à prendre des distances avec nos états mentaux et émotions, mais cela n’empêche pas à nos “blessures psychologiques” d’émerger, tant qu’elles n’ont pas été traitées de façon adéquate. Un simple instructeur de méditation pourrait passer à côté des symptômes et qualifier d’aversion ce que le psychothérapeute qualifierait de "haine de soi". Idem pour la paresse, qui pourrait cacher une dépression, ou pour l’agitation, que le psychothérapeute diagnostiquerait comme une "anxiété" ou un "syndrome de stress post-traumatique (SSPT)". On pourrait continuer ainsi et faire l’hypothèse que le psychothérapeute diagnostiquerait avec succès un manque d’attention ou la distraction comme un cas de trouble de déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) et ainsi de suite. L'Association américaine de psychiatrie recense 450 désordres possibles. Au lieu de faire de la méditation (ou en plus de cela), il pourrait être plus indiqué de prescrire du Ritalin, du Concerta ou du Biphentin.

Si les “blessures psychologiques anciennes” viennent des déficits d’affection etc. de l’enfance, le psychothérapeute pourra servir de pôle d’attachement sûr, selon Debra Flics.
The vulnerable child can be invited to express herself, and the psychotherapist can respond with care and compassion. Instead of the model of harshness that was taken in from the parent, a new accepting stance is taken in, and the client learns how to treat herself with kindness.
In this way, a secure attachment is formed to the therapist. This is what Siddhartha already possessed when he began his quest for freedom; it is essential for the development of a healthy sense of self
.”
Petite digression. Dzongsar Khyentsé Rinpoché propose le gourou comme ancrage affectif universel pour aider à faire progresser le disciple. Le gourou sera pour lui/elle « notre compagnon principal, notre famille, notre mari, notre femme et notre enfant chéri ».

La méditation peut alors utilement accompagner le processus thérapeutique d’après Debra Flics. Thérapie et méditation, comme les deux ailes d’un oiseau. La modification et la transformation de nos schémas karmiques (sic !) permettront l’approfondissement de notre “pratique”. Il faudrait sans doute revenir un jour sur la fonction du fétiche fondamental qu’est “la pratique”, et sur le fossé entre ceux qui “pratiquent” et “ne pratiquent pas”.

Un instructeur de méditation ou autre maître spirituel doit bien sûr être prudent dans le cas d’un étudiant qui est confronté à des problèmes dépassant le cadre de l’apprentissage de la méditation et lui conseiller une aide professionnelle le cas échéant. Mais de là poser la double approche “méditation” (bouddhisme ?) / psychothérapie comme indispensable…

Cette approche contribue d’ailleurs davantage au fétichisme de la “méditation” comme une méthode infaillible. Si la méthode ne donne pas les résultats escompté, c’est sans doute que des “blessures psychologiques anciennes” l’empêchent de bien fonctionner.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire