vendredi 4 novembre 2011

Dans le ventre du poisson




Le fondateur légendaire de la tradition Kaula était Macchanda ou Matsyendranātha, considéré comme le grand ancêtre des (mahā)siddha aussi bien shivaïtes que bouddhistes. C’est à lui qu’est attribué la Démonstration de la gnose de l'essence Génétique[0] (Kaulajnānanirṇaya KJN), qui explique dans son seizième chapitre le mythe de l’origine de cette tradition. Bhairava, qui habituellement demeure seul sous une forme non manifeste à Candradvīpa (« Île lunaire »), est en compagnie de la Déesse à Kāmarūpa (« Corps d’amour »). Bhairava explique à la Déesse que leur fils Kārttikeya s’étant mis en colère à Candradvīpa, avait pris la forme d’une souris et avait volé les écritures (S. śastra) du clan. Bhairava les avait retrouvé dans le ventre d’un poisson dans l’océan et avait ainsi récupéré la « Tablette de la gnose » (S. jñānapaṭṭa), qu’il avait pris soin de cacher. Les écritures furent volées une deuxième fois par Kārttikeya et aterrissaient de nouveau dans le ventre d’un poisson. Cette fois-ci pour récupérer les écritures, Bhairava devait se transformer en un pécheur de basse caste, ce qui explique le nom de Matsyendranātha, Seigneur des poissons.[1]

Dans la tradition bouddhiste, celui que l’on trouve à la tête des 84 mahāsiddhas, est Lūipa, probablement du mot bengali « lohita ». D’autres variants de son nom sont Lūhipa, Lohipa, Lūyipa et Loyipa. En tibétain, son nom est « nya lto zhabs », « Ventre de poisson ». Mais c’est l’histoire du mahāsiddha Mīnapa, qui est plus directement inspiré par celle de Matsyendranātha. Mīnapa fut mangé par un poisson géant qui alla ensuite à l’endroit même dans l’océan ou Mahādeva donna en secret les instructions à sa compagne Umādevi. Mīnapa avait tout entendu, ce qui n’avait pas échappé à Mahādeva, qui lui donna les vœux (S. samaya) correspondants. C’est suite à sa réalisation que Mīnapa avait obtenu son nom. « Mīna », tout comme « maccha » et « matsya », signifie poisson. Son disciple était le mahāsiddha Gorakṣa (Gorakhnath), le maître fondateur de la transmission des yogis Nāth (S. nāth yogi sampradāya) à l’origine du haṭha-yoga.[2]

On peut encore remarquer qu’iconographiquement, Tilopa est représenté tenant un poisson à la main. La hagiographie de Nāropa raconte qu’en rencontrant Tilopa, ce dernier fait frire des poissons encore vivants. Quand Nāropa lui fait remarquer que ce n’est pas un comportement approprié pour un ermite, Tilopa claque ses doigts en disant « Lohivagaja » et les poissons s’en retournent dans le lac.[3]

Tāranātha (1575-1634), détenteur des lignées Jonang et Shangpa, a écrit une histoire de la transmission des tantras[4]. Dans cette oeuvre, la septième lignée d’instruction du bouddhisme ésotérique, descendant des 59 (sic) Mahāsiddha indiens, concerne la transmission de diverses traditions (S. amnāya T. man ngag), parmi lequelles figurent celles du Mahāsiddha Gorakṣa. Tāranātha écrit à ce sujet :
“Les douze branches (S. nikāya = bārah panth ?) de yogis[5] racontent que Mīnapa/Matsyendra suivait Maheśvara (Śiva) et qu’il atteint les pouvoirs mystiques (siddhi) ordinaires. Gorakṣa reçut de lui les instructions sur les énergies (S. praṇa), les metta en pratique suite à quoi la gnose de la Mahāmudrā naquit naturellement en lui.”[6]
Tāranātha, qui ne cite malheureusement pas ses sources, ajoute que plusieurs histoires du même genre circulent mais qu’elles sont sans fondement. Pour Tāranātha, qui avait sa propre liste de mahāsiddhas, parmi lesquels ne figurait pas non plus Tilopa, ces maîtres étaient des Nāths et ils pratiquaient des sādhana shivaïstes ou śakta hors d’un contexte bouddhiste et par conséquent la plus haute réalisation du bouddhisme tantrique, étant des non-bouddhistes, ne leur était pas accessible pour cette raison même...[7]

Le Tengyur tibétain contient néanmoins une pratique de cāṇḍalī (T. gtum mo) dite « cāṇḍalī non bouddhiste » (S. Tīrthikacāṇḍālīka T. mu thegs kyi gtum mo)[8] attribuée à Siddha Acinta (qui se dit « Acinta le Kapālika »), où on lit « Le lieu de la femme est la Mère à la tiare, l'essence Génétique (S. kula T. rigs) est l'essence Génétique de la cāṇḍalī » (T. bud med gnas ni dbu rgyan mA/ rigs ni gtum mo’i rigs gyur pa).[9]

***

[0] Génétique par référence à son sens original en grec : "Le génos (grec γένος, pluriel γένη, « clan ») est un sous-ensemble de la phratrie et regroupe des familles ayant un ancêtre commun. Les membres d’un génos sont unis par le culte qu’ils vouent à leur père fondateur. A l’origine, ils vivent sur les mêmes terres, partagent le même foyer et sont dirigés par un chef de famille, qui est aussi le prêtre du culte familial et le garant de la justice au sein du génos. Source
[1] (White, 2003), p. 102-103
[2] (Dowman, 1985), p. 79-80
[3] (Guenther, 1995), p. 35. L’auteur de cette hagiographie est Lha’i btsun pa rin chen rnam rgyal (1473-1557), disciple de gtsang smyon heruka (1452–1507).
[4] bka' babs bdun ldan gyi brgyud pa'i rnam thar ngo mtshar rmad du byung ba rin po che'i khungs lta bu'i gtam
[5] Il s’agit sans doute des 12 yoguis fondateurs des Kāpālika, parmi lesquels figurent Jālandhara/Hāḍipa, lui-même élève de Gorakṣa. Dowman, p. 249
[6] The Seven Instruction Lineages (Paperback) by Jonang Taranatha, traduit par David Templeman, Library of Tibetan Works & Archives, p. 75. Réf. TBRC W22276-2306-7-163. 117. grub chen gau ra+kSha’i man ngag rnams kyi bka’ babs yin te/ de yang sde tshan bcu gnyis kyi dzo gi rnams na re/ mA Ni pas lha dbang phyug chen po la brten te/ thun mong kyi dngos grub thob/ de la gau ra+kShas rlung gi gdams ngag zhus te bsgoms pas/ phyag rgya chen po’i ye shes rang byung du skyes pa yin zhes zer ba sogs khungs med kyi gtam sna tshogs yod kyang*/ re zhig bzhag go/
[7] Masters of Mahāmudrā, Keith Dowman, Suny Press, p. 83
[8] http://www.tbrc.org/#library_work_Object-O1GS6011%7CO00CR000800CR012870$W23703
[9] Voir aussi Ron Davidson, Indian Esoteric Buddhism p. 218

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