La lecture de Hugues Berton (Formes et structures des thérapeutiques traditionnelles (médecine et sorcellerie en milieu rural), montre à mon avis qu'ils existent des parallèles entre les différentes méthodes de médiation. Le même mécanisme semble être mis en oeuvre.
Dans la mentalité traditionnelle, toutes cultures confondues, si un homme, une bête ou un troupeau était malade, la maladie était la conséquence d’une transgression, consciente ou non, ou d’un sort jeté sur soi. L’ordre naturel des choses avait été perturbé d’une manière ou d’une autre et pour le rétablir, il fallait s’adresser à quelqu’un qui en avait la connaissance ou les moyens, un devin, un sorcier, un prêtre…
L’ordre naturel des choses était en fonction du système d’appartenance d’une collectivité, qui partage les mêmes mythes. « Le mythe a pour fonction de narrer ce qui est dans le monde du sacré. Il a pour effet de préciser les modalités du passage du Non-Être à l’Être, c’est-à-dire l’émergence de l’Être juste avant l’émergence de l’Histoire, ou encore du passage de l’Être au Non-Être, dans le cas de la mort. Les acteurs du mythe sont d’origine non-humaine ou supra humaine. Le mythe enseigne l’origine des espèces, minéraux, végétaux, animaux, êtres humains, des institutions sociales, de ce qui deviendra l’exercice des métiers. (…) Il fonde et justifie comportements et activités humaines dans les sociétés traditionnelles. »[1]
Ceux qui ont la connaissance des mythes deviennent les médiateurs entre les hommes et les êtres et les forces responsables de l’ordre naturel. Tout type de médiation ou de transmission avec un médiateur, chez Berton appelé « tradipracticien », s’inscrit dans le cadre d’un mythe fondateur intemporel. Le médiateur est habilité par son affiliation à une transmission qui remonte à un acteur du mythe. L’intervention d’un médiateur recrée les conditions de l’éternel présent du mythe, pour que son intervention devienne un acte sacré.
Berton décèle trois critères pour qualifier une Tradition thérapeutique :
« 1. Une mythologie reliant à des origines mythiques (source non humaine), en référence à un système d’appartenance,La maladie, comme la souffrance (S. dukha), a traditionnellement une origine spirituelle. Le Bouddha a souvent dit qu’il se considérait comme un médecin et la souffrance comme la maladie. Mais c’est surtout dans la tradition Zhi byed de Dampa Sangyé, que l’on voit apparaître toutes sortes de pratiques thérapeutiques et de guérisons de maladies, dont l’origine est attribuée à un démon. Quand l’ordre naturel est transgressé, le démon (S. māra) agit sur l’esprit du transgresseur et cause une maladie spirituelle ou dont l’origine est spirituelle. Les traitements possibles sont de deux types 1. Exorcisme, prières et formules (mantra, dhāraṇī) pour renvoyer l’esprit mauvais d’où il est venu 2. Le transfert.
2. Une transmission ininterrompue de bouche à oreille, par ouï-dire et voir faire, correspondant à l’apprentissage sensoriel externe et interne,
3. Un enracinement social vivant et vivifiant, marqué par une reconnaissance au sein d’une communauté. »[2]
« Le mal étant quasiment considéré comme une entité en soi, il devient dès lors possible de le déplacer comme on pourrait le faire pour un simple objet. (…) Le transfert a pour but de faire prendre en charge le poids moral par un tiers, animé ou inanimé. On peut se servir pour cela d’un végétal, d’un animal, d’un minéral, par l’intermédiaire d’un saint ou d’un guérisseur.»[3]La transmission du « don » (S. siddhi) du médiateur peut s’effectuer par ce que Berton appelle une transmission verticale (directe, d’origine non humaine ou supra humaine) ou par une transmission horizontale (par un intermédiaire humain). Cette dernière peut être une transmission verbale de bouche à oreille des secrets ou une réception des dons par consécration/initiation.[4]
Dans sa thérapie, le médiateur utilise un rite pour créer une rupture dans « un temps d’habitude linéaire » et pour introduire « l’être » dans un temps mythique, ce qui a pour effet de laisser derrière la « personne » [5].
L’appel au mythe n’a pas besoin d’une conscience de celui-ci.
« Si une partie de la technique thérapeutique est ‘visible’ par l’individu et sa communauté, il convient de souligner que les actes thérapeutiques essentiels restent dans le domaine du mystère. La notion de mystère pourrait bien avoir pour effet de laisser les choix les plus appropriés s’effectuer librement au niveau inconscient. On est en cela proche de l’hypnose ériksonnienne : il s’agit de capter la conscience par des paroles, des gestes, la manipulation d’objets, alors que l’essentiel s’adresse à l’inconscient sous forme d’inductions spécifiques et non spécifiques. »[6]Les interventions du tradipracticien peuvent être dans le cadre d’une possession, elles peuvent être des médiations ou des processus analogiques. Les maîtres de l’école Zhi byed utilisaient ces trois types d’interventions.
Pour la médiation proprement dite, le médiateur qualifié par une transmission verticale ou horizontale manipule le « monde autre » en présence de l’adepte, « jusqu’à ce que ce dernier le fasse sien, et ce faisant, modifie ses propres contenus, ce qui conditionne le changement thérapeutique. »[7] Berton donne l’exemple d’un enfant bègue. S’il est bègue c’est justement « par ce qu’il parle avec ce type de langage à un esprit particulier. » La médiation est alors une négociation avec cet esprit pour libérer « la partie de l’âme en relation avec le sens défaillant. Le tribut (T. glud)[8] ayant été payé, l’enfant recouvre l’usage normal de la parole. »[9]
Les processus analogiques utilisent des proverbes, métaphores, aphorismes... que l’adepte s’approprie et fait sien. « Lié à une induction première proposée, voire imposée par le tradipracticien, ce mécanisme de raisonnement analogique poursuit son action sur une longue durée. »[10]
Il me semble que le type de médiation dont parle Berton, ainsi que certains procédés mis en œuvre peuvent être décelés sans trop de mal dans ce qui se passe dans les transmissions indiennes et tibétaines, autour d’un « guru » ou « lama ». Tout du moins, les trois critères de la Tradition thérapeutique sont présents.
Le mythe cosmogonique de l’Inde, et indirectement celui du Tibet, est le sacrifice/création de l’univers et la reconstitution de Prajāpati, l’homme cosmique (S. lokapuruṣa représentation iconographique de l'homme cosmique). Ce mythe explique le lien entre macrocosme et microcosme, la nature divine de l’homme, et donc la possibilité de tout être humain de se diviniser. Le bouddhisme ancien avait pris certaines distances avec ce mythe tout en restant déterminé par lui, puis le bouddhisme universaliste et ésotérique avait renoué avec lui sous la forme du Bouddha cosmique. Les théories et les méthodes de la reconstitution de l'homme cosmique varient beaucoup, mais le noyau du mythe fondateur reste fondamentalement le même. Il en va de même pour les méthodes de médiation.
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[1] Formes et structures des thérapeutiques traditionnelles (médecine et sorcellerie en milieu rural), Association Serest, Hugues Berton p. 18
[2] (Berton), p. 25
[3] (Berton), p. 30
[4] (Berton), p. 55 et 60
[5] (Berton), p. 80. Berton cite Eckhart à ce sujet : « Quand il y a une personne, il n’y a point de délivrance ; quand il y a une délivrance, il n’y a plus personne, car c’est de la personne que la délivrance délivre. »
[6] (Berton), p. 81
[7] (Berton), p. 82
[8] P. ext. [Dans la myth. antique, dans les légendes,...] Sacrifice, offrande. Tribut expiatoire. Les hommes d'autrefois, qui valaient mieux que nous, Acquittaient le tribut qu'on doit aux Dieux jaloux (A. FRANCE, Poés., Noces, 1876, p. 140). Je me faisais l'effet d'un ogre de légende, un de ces monstres de la fable antique, qui percevaient un tribut de chair humaine [en acceptant d'acheter des tickets de vie] (AYMÉ, Passe-mur., 1943, p. 83).
[9] (Berton), p. 83
[10] (Berton), p. 83
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