Les qualités positives à développer dans toutes les écoles du bouddhisme sont les quatre « demeures sublimes » (P. brahma vihāra T. tshad med bzhi), dont la dernière est l’équanimité. Celle-ci est considérée comme inhérente aux trois autres qualités plus positives que sont l’amour bienveillante, la compassion et la joie sympathique. L’équanimité, l’impassibilité (S. upekṣā T. btang snyoms) ou encore l’indifférence s’exerce par rapport aux huit préoccupations mondaines (T. rjig rten chos brgyad) que sont l’indifférence à l’égard des profits et des pertes (P. lābha, alābha), des gloires et des déshonneurs (P. yasa, ayasa), des éloges et de blâmes (P. pasansā, nindā), et, le plus gros morceau, des bonheurs et des malheurs (P. sukha, dukkha).[1] L'équanimité est aussi "la méthode" pour traverser les huit dissociations (S. vimokṣa T. rnam thar brgyad). Voici l’équanimité selon le bouddhisme des auditeurs (S. śrāvaka).
Le bouddhisme universaliste (mahāyāna) et plus particulièrement la Voie du Milieu (madhyamaka) enseigne un autre type d’équanimité ou indifférence, cette fois-ci à l’égard des huit proliférations discursives (S. prapaṇca T. spros pa), aussi appelées « extrêmes » (T. mtha' brgyad kyi spros pa[2]). Comme pour les huit préoccupations, il s’agit de quatre couples de vues ou opinions extrêmes, que l’on trouve cités par Nāgārjuna, au début de son œuvre magistrale Les stances dédicatoires des Stances du milieu par excellence (S. mūlamadhyamakakārikā T. dbu ma rtsa ba'i shes rab).
"Sans rien qui cesse ou se produise, sans rien qui soit anéanti ou qui soit éternel, sans unité ni diversité, sans arrivée ni départ, telle est la coproduction conditionnée, des mots et des choses apaisement béni. Celui qui nous l'a enseignée, l'Éveillé parfait, le meilleur des instructeurs, je le salue."[3]Par rapport au monde et à la réalité, évitér les vues extrêmes d’une cessation (S. anirodham T. 'gag pa med pa) et d’une production (S. anutpādam T. skye med pa), d’un anéantissement (S. anucchedam T. chad pa med pa) et d’une perrenité (S. aśāśvatam T. rtag med pa) (autrement dit être ou néant), d’une diversité (S. anekārtham T. tha dad don min) ou d’une unité (S. anānārtham T. don gcig min), et d’une arrivée (S. anāgamam S. 'ong pa med pa) ou d’un départ (S. anirgamam T. 'gro med pa). Autrement dit, "les choses" ne sont pas produites, ne cessent pas, elles n'existent ni n'existent pas, elles ne sont ni différentes, ni identiques, elles n'arrivent de nulle part et ne s'en vont nulle part. Métaphysiques s’abstenir… Cette indifférence se nomme « absence de prolifération discursive » (S. aprapañca T. spros bral), alias vacuité, et conduit à la non discursivité (S. avikalpa), qui correspond à la bodhicitta ultime. Celle-ci se combine avec la bodhicitta relative, qui est l’engagement altruiste dans le monde à travers la pratique des perfections (S. pāramitā) et autres moyens (S. upāya).
L’autre grande école du bouddhisme universaliste développera un autre système pour transcender la dualité de la conscience (en huit groupes ! S. aṣṭavijñāna, les cinq consciences sensorielles, la conscience mentale, la conscience affligée (S. kliṣṭamanas) et la conscience fondamentale (S. ālāyavijñāna)) en retrouvant le principe conscient (S. cittatva T. sems nyid), ou l’intuition naturellement présente (S. jñāna-mātratā), autre façon de trouver la non-discursivité (S. avikalpa).
Le bouddhisme ésotérique (vajrayāna) fournit au bodhisattva, bien intentionné évidemment, tous les moyens pour agir efficacement dans le monde. Un bodhisattva contemporain utiliserait peut-être plutôt les sciences et les moyens modernes, que les tantras et ferait appel à ses réseaux, aux médias, fréquenterait les puissants du monde, utiliserait des lobbies, des pétitions et des groupes de pression, travaillerait avec les vidyādhara et les siddhas (scientifiques) de son époque pour découvrir la formule du bonheur, lèverait des fonds,monterait des organisations caritatives… Dans un monde où les sciences étaient encore dominées par la religion, et celle-ci par la magie, on se tournait évidemment aussi vers les puissants, mais sans oublier les véritables maître du monde d’alors, les dieux et les démons. C’étaient eux qui détenaient les secrets (vidyā) de la guérison, du pouvoir, de l’argent, du pouvoir sur les femmes, la progéniture masculine, une renaissance masculine etc. En réussissant à entrer en contact avec eux, et en leur faisant des louanges et des offrandes, ils pouvaient se montrer généreux. Comment entrer en contact avec eux ? A travers des rites bien définis et couchés dans des tantras et autres textes ésotériques. Ceux-ci étaient dédiés aux grands chefs des dieux et démons, mais pendant les rituels, il ne fallait ne pas oublier les dieux et démons de moindre rang. Connaître leurs noms, les appeler par leurs nom était les contrôler. A l'origine, les officiers de Śiva/Rudra étaient appelés des « Mantras ». "On nomme ainsi ces âmes divines, car dans les rituels, elles sont invoquées sous la forme de formules sonores que l’on appelle justement des mantras".[4]
Le véhicule des mantras (S. mantrayāna) ou système des mantras (S. mantranaya), n’est donc pas simplement un système où l’on utilise des "formules magiques". Le nom mantra recouvre tout l’ensemble mythologique : le mythe-cadre dans lequel s’inscrivent le rite, les dieux, la classe à laquelle ils appartiennent, le nom de leur chef ainsi que leurs propres noms, qu’il faut connaître pour les exhorter efficacement à leur activité spécifique. Toutes ces activités peuvent se regrouper en les deux catégories de la dualité : faire cesser ce qui est mal, et mettre en place ce qui est bien. Les vœux exaucés sont les accomplissements (siddhi) ordinaires ou mondains, au nombre de huit évidemment.
La fréquentation de ces dieux-démons et leurs supérieurs inspirent certains à les rejoindre, à devenir pareils à eux, l’un d’eux. Ce qui conduira à des classes de tantras différents. L’ascension sociale existe aussi chez les dieux, comme nous avions vu pour le yakṣa Vajrapāṇi. Un dieu suprême a droit à l’accomplissement suprême. Et c’est là que nous retrouvons la Mahāmudrā et le Dzogchen. Et qu’est cet accomplissement suprême ?
La vue de la Grande complétude. Petit retour sur Rongzompa :
« Comme [les phénomènes] sont semblables à une illusion, on comprend que le rejet, la peur, la volonté de les saisir concrètement etc. sont dictés par l’attribution d’une réalité (qu’ils n’ont pas). Les adeptes de ce système comprennent qu’il n’y a pas lieu d’agir face à ce qui est semblable une illusion. [Les phénomènes] n’ont rien qui doit être arrêté ou accompli. Dans ce système, toute notion (T. blo), qui est [de toute façon] semblable à une illusion, est accédée (T. chud pa S. praveśa). Faisant l’expérience directe de l’absence d'attributs dans les apparences, ils sont débarrassés de la moindre saisie d’une réalité, quelle soit ultime ou superficielle, ainsi que de toute vue/doctrine (T. lta ba). Par convention (T. tha snyad du S. vyavahāratas), cela est appelé "l’indifférence des vues"[5] dans l’indissociabilité des vérités ultime et superficielle. »
[1] Môhan Wijayaratna, Les entretiens du Bouddha, p. 244 En tibétain : 'jig rten gyi chos brgyad ni / rnyed na dga' ba / ma rnyed na mi dga' ba / snyan pa thos na dga' ba / mi snyan pa thos na mi dga' ba / bde na dga' ba / mi bde na mi dga' ba / bstod na dga' ba / smad na mi dga' ba rnams so
[2] skye 'gag rtag chad/ 'gro 'ong/ gcig tha dad
[3] Traduction de Guy Bugault, Stances du milieu par excellence p.35
[4] Les stances sur la reconnaissance du seigneur avec leur glose, David Dubois)
[5] don dam pa dang kun rdzob dbyer med par lta ba mnyam pa nyid kyi dgongs pa
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