samedi 7 janvier 2017

Nāgārjuna président !



Le troisième empereur de la dynastie indienne des Maurya fut Priyadraśi[1], mieux connu sous le nom d’Aśoka. La légende veut que son père, Bindusāra (300 -274 av. J.-C.), qui suivit plutôt la philosophie ājīvika, « athée et anti-brahmanique », était surnommé le tueur (ou dévoreur) des ennemi, ceci expliquant peut-être cela... C’était un conquérant qui agrandit son empire et qui aurait eu treize femmes et cent un fils. La légende veut peut-être dédouaner Aśoka des violences commises (le quotidien d'un roi cependant), en les imputant à son père ou à son éducation.
« D'après les chroniques bouddhiques, quand son père meurt, Ashoka fait tuer quatre-vingt-dix-neuf de ses frères, à l'exception de son cadet, Tissa, afin que personne ne lui conteste le trône. Il s'engage à son tour dans les conquêtes et est appelé Ashoka le cruel. »[2]
Notons au passage le parallèle du nombre de « frères »[3] tués, 99 et un de sauvé qui aurait dû être le centième, avec l’histoire de l’assassin Angulimāla. En revanche, ce qui est historique, c’est la boucherie que fût la bataille de Kaliṅga (261 av. J.-C.)[4], et qui aurait été, selon la légende, la cause directe de la conversion d’Aśoka.
«Bientôt après, pris de remords, le roi décida d’embrasser les préceptes du bouddhisme; il renonça aux victoires de la guerre et les remplaça par celles de la Loi sainte («dhrama» ou «dharma»): «Ce texte», déclare-t-il en parlant de ses «Inscriptions»[5], «a été gravé pour que les fils et petits-fils que je pourrai avoir ne songent pas à de nouvelles victoires. Et que, dans leur propre victoire, ils préfèrent la patience et l’application légère de la force ; et qu’ils ne considèrent comme victoire que la victoire de la Loi, qui vaut pour ce monde-ci et pour l’autre».[6]
Cette Loi, bien qu’appelée Dharma, n’est pas la Loi du Bouddha. Il s’agit d’une loi universelle, valable dans toutes les contrées de l’empire d’Aśoka. Cet universalisme aurait pu lui être inspiré par les Hellènes. Cette Loi universelle proclame des injonctions comme celles du huitième édit :
« Pour que la religion fasse des progrès rapides, c'est pour cette raison que j'ai promulgué des exhortations religieuses, que j'ai donné sur la religion des instructions diverses. J'ai institué sur le peuple de nombreux [fonctionnaires], chacun ayant son rayon à lui, pour qu'ils répandent l'enseignement, qu'ils développent [mes pensées]. J'ai aussi institué des rājukas (administrateurs ruraux) sur beaucoup de milliers de créatures et ils ont reçu de moi l'ordre d'enseigner le peuple des fidèles. 
Voici ce que dit Piyadasi, cher aux Devas, C'est dans cette unique préoccupation que j'ai élevé des colonnes [revêtues d'inscriptions] religieuses, que j'ai créé des surveillants de la religion, que j'ai répandu des exhortations religieuses. 
Voici ce que dit le roi Piyadasi, cher aux Devas. Sur les routes j'ai planté des nyagrodhas pour qu'ils donnent de l'ombre aux hommes et aux animaux, j'ai planté des jardins de manguiers; de demi-kroça en demi-kroça, j'ai fait creuser des puits, j'ai fait faire des piscines et j'ai en une foule d'endroits fait élever des caravansérails pour la jouissance des hommes et des animaux. 
Mais, pour moi, la vraie jouissance, la voici.- Les rois antérieurs ont et j'ai moi-même contribué au bonheur des hommes par des améliorations diverses; mais il s'agit de les faire entrer dans les voies de la religion; c'est sur cette fin que je règle mes actions. Voici ce que dit Piyadasi, cher aux Devas. J'ai créé aussi des surveillants de la religion pour qu'ils s'occupent en tout genre des affaires de charité, qu'ils s'occupent aussi de toutes les sectes, sectes de moines ou de gens vivant dans le monde. 
J'ai eu aussi en vue l'intérêt du clergé, dont ces fonctionnaires s'occuperont, de même l'intérêt des brahmanes, des religieux mendiants dont ils s'occuperont, des religieux nirgranthas dont ils s'occuperont, des sectes diverses dont ils s'occuperont également. Les mahāmātras s'occuperont isolément des uns et des autres, chacun d'une corporation, et mes surveillants de la religion s'occuperont d'une façon générale tant de ces sectes que de toutes les autres. 
Voici ce que dit le roi Piyadasi, cher aux Devas. Ces fonctionnaires et d'autres encore sont mes intermédiaires ; ce sont eux qui s'occupent de la distribution de mes aumônes et de celles des reines. Dans tout mon palais, ils [donnent leurs soins] en diverses manières, chacun aux appartements qui lui sont confiés. J'entends aussi que, soit ici soit dans les provinces, ils s'occupent de distribuer les aumônes de mes enfants, et en particulier des princes royaux, pour favoriser les actes de religion et la pratique de la religion. Par là, en effet, se développeront dans le monde les actes de religion, la pratique de la religion, c'est à savoir : la compassion, l'aumône, la véracité, la pureté de la vie, la douceur et la bonté. 
Voici ce que dit le roi Piyadasi, cher aux Devas. En effet, les actes de bonté de toute nature que j'accomplis, c'est sur eux qu'on se forme, on se règle sur mes exemples. C'est pour cela que les hommes ont grandi et grandiront en obéissance aux parents, aux maîtres, en condescendance pour les gens avancés en âge, en égards envers les brahmanes, les çramanas, les pauvres, les misérables, jusqu'aux esclaves et aux serviteurs. 
Voici ce que dit le roi Piyadasi, cher aux Devas. Mais ce progrès de la religion parmi les hommes s'obtient de deux manières : par les règles positives et par les sentiments qu'on leur sait inspirer. Mais de cette double action, celle des règles positives n'a qu'une valeur médiocre ; seule l'inspiration intérieure leur donne toute leur portée. Les règles positives consistent dans ce que j'édicte, quand, par exemple, j'interdis de tuer telles et telles espèces d'animaux, et dans les autres prescriptions religieuses que j'ai édictées en grand nombre. Mais c'est seulement par le changement des sentiments personnels que s'accentue le progrès de la religion, dans le respect [ général ] de vie, dans le soin de n'immoler aucun être. C'est dans cette vue que j'ai posé cette inscription, afin qu'elle dure pour mes fils et mes petits-fils, qu'elle dure autant que le soleil et la lune, afin qu'ils suivent mes enseignements ; car, en suivant cette voie, on obtient le bonheur ici-bas et dans l'autre monde. J'ai fait graver cet édit dans la vingt-huitième année de mon sacre. Voici ce que dit le [roi] cher aux Devas : partout où existe cet édit, colonnes de pierre ou parois de rochers, il faut faire en sorte qu'il dure longtemps. »
« Les rājukas [administrateurs ruraux] évangéliseront mes sujets dans le but de procurer leur bien dans ce monde et dans l'autre. »[7]
Cette « évangélisation »[8] ou plutôt diffusion du Dharma, dans le sens de Loi universelle, n’est pas celle du bouddhisme ou de la religion, bien qu’elle intègre les pratiques religieuses pour le bien des sujets « dans l’autre monde ».

Dans l’empire d’Aśoka, « les dons aux nécessiteux ou aux temples et l'entretien des hôpitaux (pour les personnes et les animaux), des routes et surtout d'une immense armée, se font grâce à des taxes prélevées sur les produits agricoles et le commerce. » (wikipédia)

Nāgārjuna est considéré comme l’auteur de la Précieuse guirlande (Ratnāvalī). Le roi auquel il s’adresse dans la Précieuse guirlande serait selon Joseph Walser un membre de la dynastie Sātavāhana (au départ des vassaux des Maurya) dans le sud de l’Inde, réputée pour avoir établi la paix dans le pays. Quand Nāgārjuna, en s’adressant au roi de la dynastie Maurya, dit :
« Le Dharma est la meilleure des politiques (sct. nīti ),
Il satisfait le monde,
Et un monde que l’on a satisfait
Ici et ailleurs ne trompera pas
. »[9]
Il parle du Dharma, mais il se pourrait bien qu’il s’agisse d’un Dharma universel comme celle préconisée par Aśoka. Le texte de Nāgārjuna fournit alors un véritable programme de politique sociale. Fournir de quoi vivre à ceux incapables de le trouver de par leur état (malades, handicapés, gens modestes, misérables…)[10], leur donner des soins médicaux.[11] Donner des moyens d’existence aux enseignants des écoles.[12] Aider les fermiers en difficulté en leur fournissant des semences et des nourriture, supprimer les taxes élevées,[13] éliminer les voleurs et les brigands, fixer des prix justes, maintenir le niveau des bénéfices [en période de pénurie], fournir des services publics[14], bien traiter les peuples vaincus (colonies etc.).[15] L’aide et des soins dispensés aux prisonniers condamnés.[16]
« De même que les fils indignes [sont punis]
Avec l’intention de les amender,
De même punis avec compassion,
Sans aversion ni désir de richesses
. »[17]
Nāgārjuna est d'ailleurs contre la peine de mort : les assassins seront ni torturés ni exécutés, mais bannis.[18] Cet activiste bouddhiste du 2ème siècle était aussi pour le développement durable.
« Ô roi, efforce-toi
D’assurer pour ton royaume
La continuité des provisions
Par [le bon usage] des ressources [actuelles]
. »[19]
Nagarjuna n’aime pas l’attitude bling bling, ni la pub (tout ce qui suscite le désir chez ceux qui n'en ont pas les moyens), il n’aime pas les taxes, ni probablement le « remboursement de la dette » sur le dos des pauvres.
« Protège [le pauvre] du désir [de tes biens],
N’établis pas de [nouvelles] taxes, réduis celle [trop élevées],
Et libère [ton peuple] de la souffrance
[De ne pouvoir payer le collecteur d’impôts] qui se tient à sa porte
. »[20]
Nāgārjuna proposait au roi un règne qui « existe pour le Dharma, pas pour la renommée et les plaisirs des dirigeants »[21]. Si un tel programme avait existé sous la dynastie Sātavāhana, il est probable que tous ces services publics étaient financés par « taxes prélevées sur les produits agricoles et le commerce », tout comme cela fut le cas sous le règne d’Aśoka.

Si les producteurs, les commerçants et « les multinationales » d’antan avaient refusé de payer ces taxes ou s’y seraient soustraits par la ruse, le Dharma n’aurait pas pu se diffuser dans son empire. Et sans le contrôle sérieux des rājukas, c’est peut-être ce qui serait en effet arrivé.

Les temps ont changé. Il y a eu une série de révolutions, le premier type s’est débarrassé du roi, la deuxième fut la révolution industrielle, la dernière la révolution informatique se déploie tous les jours davantage. Au XXème-XXIème siècle il y a eu des dérèglementations successives, des crises économiques successives, une dette publique croissante et une évasion fiscale - qui sait -proportionnelle…

Le « roi » actuel arrive de moins en moins à financer les services publics prévus par le Dharma, parce que ce n’est plus lui qui détient le pouvoir véritable, mais les plus riches qui le forcent à légiférer en leur faveur et qui pratiquent l’évasion de façon systématique par toutes sortes de montages. Pour montrer leur bonne volonté, et surtout pour leur bonne image, les riches et puissants font des petits gestes envers le Dharma, en sélectionnant une charité par-ci et par-là qui s’accordent bien avec leurs propres valeurs. Dans une démocratie, le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, il faudrait que le gouvernement soit conforme au Dharma, c’est-à-dire dans l’intérêt de tous. En pratique, les élus gouvernent sous la pression des riches et puissants (oligarques) et en leur faveur. Quel côté doit choisir un bodhisattva pour servir le Dharma ?

***

Les traductions du Ratnāvalī sont celles de Georges Driessens dans Conseils au roi, éditions du Sueil

[1] Ou encore Piādasi, Piyadasi, Priyadarshi, Priyadarśi, Piyadarsi, Priyadrashi, Priyadraśi, Priyadarśin ou Priyadarshin. En grec Piodassès (Πιοδάσσης).

[2] Source

[3] Ou bien Aśoka n’eut pas de sœurs, ou elles ne sont pas mentionnées.

[4] «Huit ans après son sacre, le roi ami des dieux au regard amical a conquis le Kaliṅga. Cent cinquante mille personnes ont été déportées; cent mille y ont été tuées; plusieurs fois ce nombre ont péri. Ensuite, maintenant que le Kaliṅga est pris, ardents sont l’exercice de la Loi, l’amour de la Loi, l’enseignement de la Loi chez l’ami des dieux. Le regret tient l’ami des dieux depuis qu’il a conquis le Kaliṅga. En effet, la conquête d’un pays indépendant, c’est alors le meurtre, la mort ou la captivité pour les gens: pensée que ressent fortement l’ami des dieux, qui lui pèse.» Traduction de Jules Bloch, à partir de la version indienne

[5] Les édits d’Aśoka.

[6] Source

[7] VIIIème édit, traduction de Sénart.

[8] Traduction d’Émile Sénart.

[9] 128. chos ni lugs kyi dam pa ste//chos kyis ’jig rten mngon dgar ’gyur//’jig rten dga’ bar gyur pas kyang*//’di dang gzhan du bslus mi ’gyur//

[10] N° 320 Fais que, sans interruption, l’aveugle, le malade,
L’humble, le délaissé, le malheureux,
Le handicapé obtiennent également
Nourritures et boissons.

[11] N° 240 Pour les êtres souffrants,
Vieillards, enfants, malades,
En vertu de ton influence,
Établis dans ton royaume des médecins et barbiers.

[12] N° 239 Là où, dans le pays, se trouvent des écoles,
Donne aux enseignants les moyens d’existence
Et des propriétés ;
Agis de façon à accroître la sagesse

[13] N° 252 Aide les fermiers en difficulté
Par le don de semences et de nourriture,
La suppression des taxes élevées
Ou leur réduction

[14] N° 239-249
241. Agis avec discernement
[En mettant à disposition] hôtels, parcs, digues,
Bassins, lieux de repos, réservoirs d’eau,
Lits, nourritures, herbe et bois.
Réunir les collections pour l’éveil

242. Veuille établir des demeures pour le repos
Dans tous les bourgs, temples et cités,
[Prévois] des réservoirs d’eau le long des routes
Où celle-ci se fait rare.

243. Avec compassion, toujours prends soin
Des malades, des êtres sans protection, de ceux que frappe le malheur,
Des humbles, des miséreux ;
Avec respect, veille à les soulager.

244. Tant qu’aux moines et mendiants
Tu n’as pas dispensé nourritures et boissons,
Produits saisonniers, céréales et fruits,
Il ne convient pas que tu les consommes.

245. Là où se trouvent des réservoirs d’eau
Place des chaussures, ombrelles, filtres à eau,
Des pinces pour extraire les épines,
Des aiguilles et du fil, des éventails.

246. Dans les réservoirs place les trois fruits médicinaux,
Les trois médications pour la fièvre, du beurre,
Du miel, des baumes pour les yeux,
Des antidotes, mantras et prescriptions.

247. Près des réservoirs
Propose des onguents pour le corps, les pieds, la tête,
Des sièges bas, des potages, des jarres,
Casseroles, haches, etc.

248. À l’ombre et à la fraîcheur tiens à disposition
Des petits récipients remplis de sésame,
Riz, céréales, nourritures,
Mélasse, huiles, eau potable.

249. Près de l’entrée des fourmilières
Fais que des hommes de confiance
Placent en tous temps de la nourriture et de l’eau,
Du sucre et des tas de graines.

[15] N° 251 Prends grand soin
Des persécutés, des victimes,
Des malheureux, des malades,
Des êtres des pays vaincus

[16] N°330-336
330. Même si elles ont justement mis à l’amende.
Emprisonné ou puni,
Toi-même, adouci par la compassion,
Toujours fournis ton aide [aux coupables].

331. Même pour les êtres qui ont commis
D’épouvantables méfaits,
En tous temps, par compassion,
N’engendre que la volonté d’aider.

332. Fais preuve d’une compassion particulière
Pour les meurtriers, dont les méfaits sont horribles,
[Car] les natures déchues
Sont des objets de compassion pour les grands êtres.

333. Après un ou cinq jours
Libère les prisonniers les plus faibles ;
Ne pense pas que les autres
Ne devraient jamais l’être.

334. Pour ceux que tu ne songes pas à relâcher
Tu briseras les vœux [de laïc] ;
De la perte des vœux
S’ensuivra une accumulation ininterrompue de méfaits.

335. Tant que les prisonniers sont détenus,
Assure leur confort en leur fournissant
Barbiers, bains, nourritures
Et boissons, médications [et vêtements].

[17] 336. snod med pa yi bu dag la//snod du rung bar bya ’dod ltar//snying rje yis ni tshar gcad bya’i//sdang bas ma yin nor phyir min//

De même que les fils indignes [sont punis]
Avec l’intention de les amender,
De même punis avec compassion,
Sans aversion ni désir de richesses.

[18] N° 337 Après avoir bien examiné
Les meurtriers pleins de haine,
Bannis-les
Sans les tuer ni les tourmenter.

[19] N° 345 | ’tshog chas zong ni rgyal srid kyis//rgyal srid ’tshog chas brgyud pa dag/rgyal po ci nas mnyes ’gyur ba//de lta bur ni nan tan mdzod// 

345. Ô roi, efforce-toi
D’assurer pour ton royaume
La continuité des provisions
Par [le bon usage] des ressources [actuelles].

[20] N° 253 chags nyen pa las yongs bskyab dang*//sho gam btang dang sho gam dbri//de dag sgo na sdod pa yi//nyon mongs las kyang bzlog par mdzod//
Protège [le pauvre] du désir [de tes biens],
N’établis pas de [nouvelles] taxes, réduis celles [trop élevées],
Et libère [ton peuple] de la souffrance
[De ne pouvoir payer le collecteur d’impôts] qui se tient à sa porte.

[21] N° 327 Si ton règne existe pour le Dharma
Et non pour la renommée et les plaisirs,
Il portera de grands fruits ;
Autrement, dépourvu de sens, ses effets [seront funestes].

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