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Les « Cinq traités de Maitreya » (tib. byams chos sde lnga) sont considérés comme l’exposition du chemin extraordinaire du mahāyāna (tib. theg chen thun mong ma yin pa’i lam bshad pa). Un des cinq traités est la Discrimination entre le Milieu et les extrêmes (sct. Madhyāntavibhāga). Le Milieu est l’élément réel non-duel (sct. advayadharmadhātu), les extrêmes sont l’être et le non-être. Le « non-duel » se rapporte au fait que l’élément réel n’est ni être ni non-être. Ce Milieu est l’objet de la sagesse (sct. prajñā), qui transcende la logique et la dialectique, et de la gnose non-conceptuelle (sct. nirvikalpajñāna).[1]
Ce Milieu, entre être et non-être, est appelé aussi production conditionnée (par le bouddhisme ancien), vacuité (par le Madhyamaka) ou dharmadhātu (par le Yogācāra). L’explication de la « co-production conditionnée transcendante » (p. lokuttara paṭiccasamuppāda) utilise comme métaphore une spirale ascendante, où le Yogācāra préfère celle de la pureté et de l’impureté pour expliquer son concept de dharmadhātu. Cela évoque la notion d’un même objet qui peut être pur ou impur, mais reste foncièrement le même et se prête plus facilement à être pris pour une essence immuable.
C’est au sixième niveau « Manifeste » (sct. abhimukhī tib. mngon du gyur pa), après avoir examiné les dix égalités des choses (sct. dharma)[2], que le bodhisattva perçoit clairement le fonctionnement de la production conditionnée et accède directement à l’absence de caractères (sct. animitta tib. mtshan ma med pa), qui est par ailleurs la deuxième porte de libération (tib. rnam thar sgo gsum).
« 4. Fils des bouddhas, le bodhisattva grand être qui, dans ces dix caractères voit la production conditionnée de toutes choses sait qu'il n'y a pas de moi, ni d'autre, ni de durée de vie : tout cela, vide par nature, n'agit ni ne pâtit. C'est alors que se présente manifestement [sct. abhimukhī] la porte de la liberté du vide.
Le bodhisattva voit que les facteurs d'existence sont éteints par nature, ultimement libres, et que jamais ils ne revêtent la moindre caractéristique : c'est alors que se présente manifestement [sct. abhimukhī] la porte de la liberté du sans caractéristique.
Une fois qu'il a accédé au vide et au sans-caractéristique, le bodhisattva ne souhaite ni ne cherche plus rien. À l'exception de la seule grande compassion sous l'égide de laquelle il pratique pour instruire et convertir tous les êtres, le bodhisattva a alors une claire vision [sct. abhimukhī] de la porte de la liberté du sans souhait.
Et c'est ainsi que, en méditant sur les trois portes de la liberté, le bodhisattva dissout les concepts de moi et d'autrui, les concepts d'être qui agit et d'être qui pâtit et les concepts d'être et de non-être. »[3]C’est à ce sixième niveau que le bodhisattva aura « purifié le dharmadhātu » et que le « dharmadhātu » impur devient pur ou authentique (sct. samyak tib. yang dag pa), façon de parler. Le premier chapitre de la Discrimination entre le Milieu et les extrêmes (sct. Madhyāntavibhāga) donne les caractéristiques des "êtres impurs" et des "êtres purs"[4].
1. la caractéristique de l’être (sal-lakṣaṇa), 2. La caractéristique du non-être (asal-lakṣaṇa) 3. La caractéristique particulière (sva-lakṣaṇa), c’est-à-dire l’existence par le biais de ses caractéristiques particulières, 4. La caractéristique de l’union (saṃgraha-lakṣaṇa) 5. La caractéristique de la méthode pour pénétrer sa propre caractéristique de non-être (asal-lakṣaṇānupraveśopāya-lakṣaṇa) 6. la caractéristique de différenciation (prabheda-lakṣaṇa) 7. La caractéristique des synonymes (yāya-lakṣaṇa) 8. La caractéristique de l’évolution (pravṛ tti-lakṣaṇa) 9. La caractéristique de l’affliction (saṃkleśa-lakṣaṇa).
C’est au sixième niveau qu’a lieu le basculement entre "l’être impur" et le bodhisattva au dharmadhātu pur et non-duel, bien que le dharmadhātu n’ait jamais été impur et duel. C'est d'ailleurs l'idéation irréelle (sct. abhūta-parikalpa tib. kun rtog) qui conçoit un sujet et un objet, qui ajoute l'impureté/l'inauthenticité et la dualité. Au sixième niveau le bodhisattva voit à travers elle.
« Fils des bouddhas, même si le bodhisattva voit parfaitement que les conditionnés présentent beaucoup d'inconvénients et que, dépourvus d'essence propre, ils ne naissent ni ne cessent, toujours possédé de grande compassion, il n'abandonne pas les êtres, et c'est alors que se présente manifestement la vertu de connaissance transcendante [prajñā], ce qu'il faut appeler « claire lumière[5] de la sagesse libre d'obstacles ». Cette claire lumière de la sagesse une fois accomplie, le bodhisattva ne reste plus dans le conditionné même s'il cultive les causes et circonstances des auxiliaires de l'Éveil ; et, tout en voyant que les phénomènes conditionnés sont par essence éteints dans la paix, il ne reste pas davantage en nirvâna du simple fait qu'il n'a pas encore accompli toutes les pratiques des auxiliaires de l'Éveil.C’est l’absence des caractéristiques (de l’être impur) qui fait que la grande compassion se manifeste à ce niveau. Et c’est aussi à ce niveau que le bodhisattva change d’un être purifié en un être impur ou contaminé (sct. sāsrava tib. zag bcas). Chaisit Suwanvarangkul explique dans son article Pratītyasamutpāda and Dharmadhātu in Early Mahāyāna Buddhism que le corps physique d’un Bouddha et d’un bodhisattva est sans essence (p. anatta) tout comme celui d’un être ordinaire.[7] « [Il] sait qu'il n'y a pas de moi, ni d'autre, ni de durée de vie. »[8]
[…]
Établi dans la claire lumière de la sagesse des bodhisattvas, il médite parfaitement sur le vide, le sans caractéristique et le sans-souhait dans l'union perpétuelle des méthodes et de la connaissance, et c'est ainsi qu'il ne renonce jamais à la pratique des auxiliaires de l'Eveil. »[6]
Au lieu de continuer sa progression vers le nirvāṇa, le bodhisattva du sixième niveau « redescend » et œuvre pour le bien des êtres motivé par la grande compassion. Il ré-entre par la porte de "l'impureté et de la dualité", mais tout en "voyant à travers". Les rituels de pratique tibétains rappellent au début de la phase de développement d’une divinité que celle-ci se manifeste « sans sortir du dharmadhātu »[9] La Concentration de la marche héroïque (sct. Śūrāṅgamasamādhisūtra tib. dpa' bar 'gro ba'i ting nge 'dzin gyi mdo) va dans le même sens.
Cela rejoint aussi l’idée du Corps social unique expliqué par Śantideva dans le chapitre VIII de son Bodhicāryāvatara. On peut éviter l’idée d’un niveau céleste d’où des êtres éveillés et immortels envoient des avatars sur la terre. Tout simplement, ne faisant pas de différence entre soi et autrui, l’élimination de la souffrance n’est plus une affaire individuelle et personnelle. Ce que tous ces textes ont en commun c’est que le bodhisattva ne s’enferme pas dans la quiétude.
***
[1] Fin de cinquième chapitre du ṭikā de Sthiramati.
[2] « 1. l'égalité de tous les phénomènes en tant qu'ils n'ont pas de caractéristiques,
2. leur égalité en tant qu'ils n'ont pas d'essence,
3. leur égalité en tant qu'ils n'ont pas de naissance,
4. leur égalité en tant qu'ils n'ont pas de fin,
5. leur égalité en tant qu'ils sont primordialement purs,
6. leur égalité en tant qu'ils sont libres des proliférations du jugement,
7. leur égalité en tant que l'on ne peut pas plus les accepter que les refuser,
8. leur égalité en tant qu'ils sont paisiblement éteints dans la paix,
9. leur égalité en tant qu'ils sont comparables à l'illusion magique, au rêve, à l'ombre, à l'écho, au reflet de la lune dans l'eau, au reflet dans un miroir, au mirage et aux métamorphoses magiques,
10. et enfin leur égalité en tant que leur réalité et leur irréalité ne sont point choses différentes. »
Soutra des Dix Terres, traduit en français par Patrick Carré.
[3] Soutra des Dix Terres, traduit en français par Patrick Carré.
[4] Les caractéristiques des êtres purs ou authentiques. 1. La caractéristique de la vacuité (śūnyatā-lakṣaṇa) 2. Le synonyme de la vacuité (śūnyatā-par yāya), 3. Le sens du synonyme de la vacuité (śūnyatā-par yāyārtha) 4. Les divisions de la vacuité (śūnyatā-prabheda) 5. L’accomplissement de la vacuité (śūnyatā-sādhana).
[5] J’ignore quel terme Patrick Carré traduit par « claire lumière ». Je me pose des questions sur l’adjectif claire qui suggère qu’il s’agirait de la claire lumiére - prabhāsvara. On trouve shes rab kyi ‘od gsal dans la traduction tibétain de l’Akṣayamati-nirdeśa-sūtra ('phags pa blo gros mi zad pas bstan pa) et dans des œuvres plus tardives.
[6] Soutra des Dix Terres, traduit en français par Patrick Carré.
[7] « It is at this point in time that the mechanism of the Great Compassion starts to work. Because defilement has been annihilated, the being is purified. However, this does not mean that the dharmadhātu is purified. In this way, when the Bodhisattvas practice on the Bodhisattva-path, they change from contaminated beings into purified beings. And conversely, when the Great Compassion works, they change from purified beings into contaminated beings. We can understand from this that the physical body of the Buddhas and the Bodhisattvas are nonself, and also that all sentient beings are nonself. They are all one in the dharmadhātu and all work together. This does not mean that the natural state was contaminated and purified. » Chaisit Suwanvarangkul, Pratītyasamutpāda and Dharmadhātu in Early Mahāyāna Buddhism
[8] Soutra des Dix Terres, traduit en français par Patrick Carré.
[9] Chos kyi dbyings las ma g.yos kyang*/
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