On appelle ceux qui sont des étrangers par la race ou par leur appartenance à une autre civilisation, barbares (scr. mleccha tib. kla klo). Par exemple, les barbares qui viendront envahir Shambala selon le Kalacakra Tantra. Nous sommes tous des êtres humains, mais tous n’ont pas un précieux corps humain (tib. dal ‘byor mi lus rin po che). Tous ne sont pas dotés des richesses intrinsèques et extrinsèques (tib. dal ‘byor). Certes, le Bouddha a enseigné sa doctrine qui permet à tous de se libérer, mais si l’on naît dans un pays « barbare » où l’on ne peut pas apprendre et pratiquer le bouddhisme, on n’a pas, techniquement parlant, un précieux corps humain, qui « permet à l’être humain d’atteindre son but »[1].
Mais être un barbare n’est pas ce qu’il y a de pire pour les bouddhistes, car s’ils entrent en contact avec l’enseignement du Bouddha, ils auront l'opportunité de se libérer. Non, le pire c’est quand on appartient à la classe d’êtres « au potentiel interrompu » (scr. icchantika), qu’Asaṅga définit ainsi :
« ils perçoivent les défauts du saṃsāra mais n’en éprouvent pas la moindre lassitude ; ils entendent parler des qualités des bouddhas mais ne ressentent pas la moindre foi ; ils ignorent la retenue vis-àvis d’autrui, la honte vis-àvis d’eux-mêmes et la compassion ; ils s’adonnent sans réserve aux actes négatifs mais n’en éprouvent pas le moindre regret. La bouddhéité n’est pas le lot de ceux que marquent ces six traits. »[2]Chapitre 22 du Mahāyāna Mahāparinirvāṇa sūtra nous explique le bien et le mal, les actes positifs et négatifs, les conséquences de ces actes ainsi que leur degré de bien et de mal, leur hiérarchie. Tuer est un acte négatif, mais qui a différents degrés de négativité en fonction de l’être tué. Le pire est évidemment de tuer un Bouddha, un saint ou un clerc, les parents etc, le moins pire un insecte, un animal etc. Les conséquences de l’acte de tuer sont en fonction de l’importance de l’être tué et cette importance correspond à son degré de « bien ». Tuer quelqu’un de « bien » résulte en les pires souffrances. Même les animaux ont encore un certain degré de « bien », car ils peuvent faire des actes altruistes même sans en avoir l’intention. Tuer des animaux peut conduire à une naissance dans les enfers ou un autre monde des trois mauvaises destinées.[3]
En revanche, nous explique ce sūtra, tuer un être « au potentiel interrompu » (scr. icchantika), comme défini ci-dessus, ne produit aucun mauvais « karma », car on tue quelqu’un qui n’a pas le moindre degré de « bien ». Le « bien » dont ils sont dépourvus, ce sont, toujours selon ce sūtra, les cinq racines[4],la foi etc. Cette série de cinq vertus[5] est traduite comme les cinq vertus cardinales, les cinq facultés spirituelles, etc. et sont appelées des « forces » (en pāli bala) dans le bouddhisme des auditeurs.
Le Bouddha explique dans ce sūtra que tuer une fourmi constitue un acte négatif, mais qu’aucun karma négatif est associé à l’acte de tuer un icchantika, et qu’un icchantika est appelé ainsi justement parce qu’il n’est pas quelqu’un de bien, he is no good…[6]
On en trouve même parmi les moines, les nonnes, les laïcs poursuit-il. Ceux qui rejettent les écritures et ne s’en excusent même pas. Ceux qui ont commis les quatre défaites (parajika)[7], les cinq actes à rétribution immédiate[8], qui ne prennent pas conscience des dangers, qui n’adhèrent pas aux doctrines véritables et qui sans faire aucun effort pensent qu’il faille se débarrasser des doctrines véritables, ou qui disent même qu’elles sont critiquables, et ceux qui disent qu’il n’y a pas de Bouddha, de Dharma et de Sangha, ceux-là se trouvent sur le chemin de l’icchantika,[9] et ont encore moins de valeur qu’une fourmi. On peut les tuer sans conséquences. Chapitre 8 du Sūtra de l’Entrée à Laṅka (Laṅkāvatāra) précise que si l’on tue avec une bonne compréhension de la vacuité, on est également à l’abri des conséquences karmiques.
Le bouddhisme étant une entreprise de bien, qui cultive la bienveillance et la compassion, est allé plus loin. Dans les tantras de mahāyoga, on trouve des rites de « libération » (tib. sgrol ba) ou « l’acte concret » (tib. mngon spyod scr. abhicāra[10]), qui ont pour but de tuer des « ennemis » (tib. dgra bo) par des injonctions destructives ou autres moyens, tout en « libérant » par compassion leur conscience, qui est expédiée dans des mondes purs. Grâce au rituel, l’adepte peut même obtenir des pouvoirs et une longévité. Le maître tibétain Ralo lotsāwa (rwa lo tsA ba rdo rje grags 1016 - 1198?) se vanta d’avoir ainsi tué treize vajradharas, y compris le fils de Marpa, Darma Dodé (dar ma mdo sde).
Le rituel de « libération » fait souvent partie des rituels d’offrandes aux Protecteurs de la religion (scr. dharmapala). La première partie du rituel consiste en des offrandes au Protecteur, la deuxième partie en une session de confession de tous les actes négatifs et manquements de vœux (samaya etc. ne sait-on jamais, si l'on fait la troisième partie du rituel, sans être clean soi-même on pourrait y passer aussi... ) et finalement la troisième en la « libération » de tous les ennemis et causeurs d’obstacles (tib. dgra gegs), sous la forme d’une torma triangulaire.[11] Une sorte de lapidation de Satan pourrait-on dire[12]. Le Protecteur et sa suite sont également incités à tenir leur engagement (tib. thugs dam bskul ba) qui est de protéger la doctrine.
Quelquefois, certains peuvent se sentir inspirés à donner un coup de main au Protecteur et ses sbires.
« Le 4 février 1997, à Dharamsala, furent assassinés Lobsang Gyatso, ami proche et conseiller du dalaï-lama, fondateur et directeur de l'Institut de dialectique bouddhiste, et deux de ses élèves. Dans une dépêche publiée 2 jours plus tard par l'AFP, Tsewang Choegyal Tethong, responsable du bureau du Dalaï-lama à New Delhi, déclara que la police locale enquêtait et que relier le meurtre à un autre groupe (tibétain) était pure spéculation[13]. » (wikipedia)
Brian Victoria, universitaire d'origine néo-zélandaise a publié un livre sur l'implication des sanghas bouddhiques dans la politique expansionniste et militaire japonaise entre les années 1894-1945 dans son livre « Le Zen en guerre ». Dans ce livre Brian Victoria parle du concept de bushidô : « l'épée qui donne la vie » (comme les ennemis que l'on expédie au paradis), utilisé pour justifier le fait de tuer. Quelques citations sur le même sujet :
« D.T. Suzuki, [véhiculait] l’idée que le Zen serait une force de destruction. D’autres, comme le moine Ômori Sôgen, se sont engagés politiquement dans des organisations d’extrême droite, et n’ont jamais renié leur principe : « l’épée et le Zen ne font qu’un » »[14]
« En vérité ce n'est pas [le soldat] mais l'épée elle-même qui accomplit le meurtre [...] C'est comme si l'épée accomplit automatiquement sa fonction de justice, sa fonction de compassion (D.T. Suzuki) ».
« Pour qui annihile l'ego, un pouvoir et un rayonnement absolus et mystérieux remplissent le corps et l'esprit, de concert avec une reconnaissance illimitée envers l'armée impériale » (Yamada Reirin, 1889-1979, maître soto, a été après-guerre président de l'Université Komazawa et abbé de Eiheiji. C'est à ce titre qu'il a officiellement remis le shiho à Taisen Deshimaru)
« Si vous voyez l'ennemi, vous devez le tuer [...] N'est-ce pas le but du zazen que nous avons pratiqué dans le passé que de nous être utile dans une telle situation d'urgence" (Harada Daiun Sôgaku,1871-1961, maître soto, maître de Yasutani Hakuun, 1885-1973, pionnier du zen américain et maître de Yamada Koun, Maezumi Taizan et Philip Kapleau.[15]
Ainsi, un bon soldat bouddhiste pourrait tuer en « pleine conscience », avec une « bonne compréhension de la vacuité » ou même avec une grande compassion envers son ennemi, en l’expédiant au paradis avec un art qui avoisine celui du cuisinier Ting de Tchouang-tseu, capable de dépecer un animal « comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx. » Le cuisenier expliquait son art au prince ébahi en disant
« En vérité ce n'est pas [le soldat] mais l'épée elle-même qui accomplit le meurtre [...] C'est comme si l'épée accomplit automatiquement sa fonction de justice, sa fonction de compassion (D.T. Suzuki) ».
« Pour qui annihile l'ego, un pouvoir et un rayonnement absolus et mystérieux remplissent le corps et l'esprit, de concert avec une reconnaissance illimitée envers l'armée impériale » (Yamada Reirin, 1889-1979, maître soto, a été après-guerre président de l'Université Komazawa et abbé de Eiheiji. C'est à ce titre qu'il a officiellement remis le shiho à Taisen Deshimaru)
« Si vous voyez l'ennemi, vous devez le tuer [...] N'est-ce pas le but du zazen que nous avons pratiqué dans le passé que de nous être utile dans une telle situation d'urgence" (Harada Daiun Sôgaku,1871-1961, maître soto, maître de Yasutani Hakuun, 1885-1973, pionnier du zen américain et maître de Yamada Koun, Maezumi Taizan et Philip Kapleau.[15]
Ainsi, un bon soldat bouddhiste pourrait tuer en « pleine conscience », avec une « bonne compréhension de la vacuité » ou même avec une grande compassion envers son ennemi, en l’expédiant au paradis avec un art qui avoisine celui du cuisinier Ting de Tchouang-tseu, capable de dépecer un animal « comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx. » Le cuisenier expliquait son art au prince ébahi en disant
« Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commence à pratiquer mon metier, je voyais tout le boeuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-meme les lineaments du boeuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni a l’enveloppe des os, ni bien sur a l’os meme. (...) Quand je rencontre une articulation, je repere le point difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extreme, lentement je decoupe. Sous l’action delicate de la lame, les parties se separent avec un houo leger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau a la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amuse et satisfait, et apres avoir nettoye la lame, je le remets dans le fourreau. (...) »[16]
N’est-ce pas étonnant un tel esthétisme du meurtre de la part de la religion la plus non-violente ?
***
[1] Citation de la Marche vers l’Éveil
[2] Le précieux ornement de la libération de Gampopa, éd. Padamakara, p. 33
[3] « [I]O good man! The Buddha and Bodhisattva see three categories of killing, which are those of the grades 1) low, 2) medium, and 3) high. Low applies to the class of insects and all kinds of animals, except for the transformation body of the Bodhisattva who may present himself as such. O good man! The Bodhisattva-mahasattva, through his vows and in certain circumstances, gets born as an animal. This is killing beings of the lowest class. By reason of harming life of the lowest grade, one gains life in the realms of hell, animals or hungry ghosts and suffers from the down most “duhkha” [pain, mental or physical]. Why so? Because these animals have done somewhat of good. Hence, one who harms them receives full karmic returns for his actions. This is killing of the lowest grade. The medium grade of killing concerns killing [beings] from the category of humans up to the class of anagamins. This is middle-grade killing. As a result, one gets born in the realms of hell, animals or hungry ghosts and fully receives the karmic consequences befitting the middle grade of suffering. This is medium-grade killing. Top-rank killing relates to killing one’s father or mother, an arhat, pratyekabudda, or a Bodhisattva of the last established state. This is top-rank killing. In consequence of this, one falls into the greatest Avichi Hell [the most terrible of all the hells] and endures the karmic consequences befitting the highest level of suffering. This is top-grade killing. »
[4] Aussi : byams pa chen po, snying rje chen po, dge ba'i rtsa bas mi ngoms shing dge ba'i rtsa ba thams cad ngas yongs su bsngo ba, nyes pa brdul bas 'chags pa, theg pa gzhan mi 'dod, dont la dernière est de ne pas suivre d’autres véhicules, c’est-à-dire d’autres religions.
[5] Foi (scr. śraddha), vigueur (scr. virya), pleine conscience (scr. smṛti), absorption (scr. samādhi) et sagesse (scr. prajñā)
[6] « O good man! Because the Icchantikas are cut off from the root of good. All beings possess such five roots as faith, etc. But the people of the Icchantika class are eternally cut off from such. Because of this, one may well kill an ant and gain the sin of harming, but the killing of an Icchantika does not [constitute a sin]. »
"O World-Honoured One! The icchantika possesses nothing that is good. Is it for this reason that such a person is called an "Icchantika"?
The Buddha said: "It is so, it is so!" »
[7] 1. avoir des relations sexuelles,
2. voler un objet de valeur, arnaquer ou omettre intentionnellement de payer une taxe,
3. tuer,
4. prétendre avoir réalisé les niveaux les plus élevés du jhana sans en avoir atteint aucun.
[8] Tuer son père, sa mère, un arahat, diviser la communauté bouddhique et blesser un Bouddha par une pensée haineuse
[9] [The Buddha] said: A monk, nun, male or female lay disciple may be one. One who having rejected the scriptures with unpleasant speech does not, subsequently, even ask for forgiveness has entered into the path of the Icchantika. Those who have committed the four parajikas and those who have committed the five sins of immediate retribution, who even if they are aware that they have entered into a fearful place do not perceive it as fearful, who do not attach themselves to the side of the true teachings and without making any efforts at all think ‘‘let’s get rid of the true teachings,’’ who proclaim even that that very [teaching] is blame-worthy - they too have entered into the path of the Icchantika. Those who claim ‘‘There is no Buddha, there is no teaching, there is no monastic community’’ are also said to have entered the path of the Icchantika.
[10] Egalement dans le Śrīmad Bhāgavatam 10.66.30-31
[11] To Meditate Upon Consciousness As Vajra: Ritual "Killing And Liberation" In The Rnying-Ma-Pa Tradition, de Cathy Cantwell, Canterbury
[12] Wikipedia
[13] P.e. les fidèles de Dordjé Shougdèn.
[14] Archives de Sciences Sociales des Religions, Brian Daizen Victoria, Zen War Stories London, RoutledgeCurzon, 2003, 268 p. Fabienne Duteil-Ogata p. 191-321
[15] LE ZEN EN GUERRE: y aurait-il un djihad bouddhique? http://deuxversants.com/old-site/zenenguerre.html
[16] Leçons sur Tchouang Tseu, Jean-François Billeter, pp. 15-16. Comparer avec « The sword is generally associated with killing, and most of us wonder how it can come into connection with Zen, which is a school of Buddhism teaching the gospel of love and mercy. The fact is that the art of swordsmanship distinguishes between the sword that kills and the sword that gives life. The one that is used by a technician cannot go any further than killing, for he never appeals to the sword unless he intends to kill. The case is altogether different with the one who is compelled to lift the sword. For it is really not he but the sword itself that does the killing. He had no desire to do harm to anybody, but the enemy appears and makes himself a victim. It is as though the sword performs automatically its function of justice, with is the function of mercy…the swordsman turns into an artist of the first grade, engaged in producing a work of genuine originality. » (Brian Victoria, p. 110)
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