Christian K. Wedemeyer a soulevé le problème des pseudépigraphes tibétains dans son article sur le Caryāmelāpakapradīpa attribué à Āryadevapāda. Il est plus que probable que l’autre œuvre attribuée au même auteur, le Cittaviśuddhiprakaraṇa, soit également un pseudépigraphe. Une version en sanskrit de ce texte fut découverte et publiée par Haraprasād Shāstrī en 1898. On trouve deux versions tibétaines dans les collections canoniques tibétaines. Une, qui a pour titre sems kyi sgrib pa rnam par sbyong ba zhes bya ba'i rab tu byed pa (toh : 1804), est attribué à Āryadeva, disciple de Nāgārjuna, et a été traduite par Jñānakara, un disciple cachemirien de Naropa, et le traducteur tibétain Tsultrim Gyeloua (tib. tshul khrims rgyal ba). La deuxième a pour titre Sems rin po che sbyong bar byed pa (toh : 5028). Elle est attribuée au roi Indrabhūti et a été traduite par Atiśa/ Dīpaṃkara [Śrījñāna] et le traducteur tibétain Khu ston Dngos grub lo tsa ba.
Ce texte semble faire un absolu de la gnose (scr. jñāna-mātra)[1], en d’autres termes la pensée pure (scr. cittaviśuddhi) ou encore le joyau de la pensée (scr. cittaratna). Rejoindre celle-ci revient à acquérir l’éveil instantanément (scr. eka-ḳṣaṇāsandbhisaṃbodhi). Rester en elle, tout en vaquant aux besognes du monde permet d’agir de façon éveillée et efficacement. Celui qui restera en cette pensée vertueuse, ne pourra être entaché par aucune faute[2]. Car tout est question d’intention. Si l’intention est bonne, tout est bon, quelque soit le résultat de notre action.
« Celui de bonne volonté, même s'il mettait ses deux bottesC’est la bonne intention qui déterminera si l’on agit de façon éveillée ou non. Celui qui est dotée d’une bonne intention peut s’engager dans des pratiques (scr. sādhana) de tout genre, car ils connaissent l’essentiel[4] et ne se perdront pas dans le premier degré et dans les représentations (scr. vikalpa).
Sur la tête du Muni, resterait pur. »[3]
« Ce que les naïfs prennent au premier degréIls peuvent tout utiliser et commettre tout ce qui est interdit aux autres, car ils savent comment transformer les poisons en nectar. Toutes les actions qui asservissent les naïfs, permettront de libérer les sages qui possèdent la sagesse (scr. prajñā) et la Science (scr. upāya). La Science est ce qui permet de bien fonctionner dans le monde et d’utiliser le monde à bon escient et à profit de soi et des autres.
Est un mensonge pour le yogi. »[5]
N’oublions pas que la séparation de la religion et de la science est relativement récente. Autrefois, et notamment à l’époque de laquelle nous parlons, le moyen-âge indien, la religion et les « sciences » furent inextricablement lié. Il n’y avait pas encore de phénomènes naturels qui se déployaient selon les lois naturelles sans l’intervention d’un dieu aidé d’une hiérarchie d’agents. Si on voulait connaître ou intervenir dans le cours des choses il fallait s’adresser aux agents responsables selon les protocoles établis.
Ce n’est pas que l’auteur de ce texte ne croit pas en l’efficacité des rituels et des diverses méthodes pour réaliser certains objectifs, car il veut s’en servir pour le bien des autres. Mais les bouddhistes ont quand-même une attitude de recul par rapport au monde, ou plutôt par rapport aux soucis mondains, quand il s’agit de leur propre intérêt. Le monde et les façons du monde sont un poison pour eux. Mais il faut admettre que pour agir efficacement dans le monde, il faille bien mettre les mains dans le cambouis. L’auteur propose donc une méthode permettant de faire ce que l’on veut, du moment que c’est fait avec une bonne intention, c’est-à-dire dans l’intérêt des êtres, et que l’on ne se sépare pas de la pensée vertueuse, la pensée pure ou le joyau de la pensée.
A condition de respecter cela, on peut s’engager dans les pratiques même repoussantes - pour de braves bouddhistes - de méthodes non-bouddhistes à l’origine, mais qui rapportent gros en termes de siddhi. Soyons pragmatique semble suggérer l’auteur. Le monde étant ce qu’il est, il faudra suivre ses méthodes pour arriver à quelque chose[6]. Que cela contribue à perpétuer ce même monde tel qu’il est n’a pas l’air de le déranger outre-mesure.
Cela ne l’empêche pas de critiquer les pratiques des brahmanes et leur recherche de pureté superficielle, ou le système des castes avec leur illusoire hiérarchie de pureté. Tous ces gens qui s’estiment supérieurs à d’autres sont aussi nés du sperme d’un père et du sang d’une mère, substances impures s’il en est… Comment peuvent-ils croire que des bains dans le Gange les débarrasseraient de cette impureté native. Si le Gange avait ce pouvoir purificateur, même les immondices flottant à sa surface seraient purifiées… Ou les poissons qui y vivent en permanence.
Et pourtant notre auteur propose aux yogis de faire des pratiques de divinités très similaires, pour ce qu’ils peuvent donner en termes de pouvoirs. La grande différence étant justement la pensée vertueuse et pure, qui sait que
« En l'absence d'une essence dans les choses et les individusCe qui a changé depuis le moyen-âge indien : la séparation de la religion et des sciences. Pour agir efficacement dans le monde, ce n’est plus la Science (scr. upāya, vidhya…) qui nous aidera à faire cela, mais les sciences dans leur acceptation contemporaine du mot. Pour être un bon bodhisattva « tantrique », c’est-à-dire qui ne rejette pas le monde et qui s’y engage, il faut toujours combiner la sagesse (scr. prajñā) et les moyens (scr. upaya) de mettre en pratique notre pensée vertueuse qui se soucie du bien des autres.
Il n'y a que la gnose (scr. jñānamātra) a dit le Muni »
***
[1] chos dang gang zag bdag med par/ ye shes tsam du thub pas gsungs/
[2] sems dge ba la nyes pa med/
[3] bsam pa bzang pos mchil lham gnyis/ thub pa'i dbu la bzhag pa dag/
[4] de nyid mthong ba rnams kyis shes/
[5] byis pa rnams la bden par snang*/ de ni rnal 'byor pa la rdzun/
[6] ji ltar 'jig rten phal ba las/ rnal 'byor pa yi 'jig rten rgyal/
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