jeudi 1 août 2019

Sexe et violence dans le bouddhisme tibétain


Sogyal Lakar avec dans le fond son oncle Djamyang Khyentsé Chökyi Lodrö


Contexte

Le livre Sex and Violence in Tibetan Buddhism - The Rise and Fall of Sogyal Rinpoche - est un livre à deux voix, écrit par deux auteurs : Mary Finnigan et Rob Hogendoorn.  C'est un livre qui restera sans doute une référence pour tout ce qui a contribué à faire et à défaire la réputation de Sogyal Lakar. Il se divise en plusieurs parties, à commencer par l’arrière-fond historique de l’exode tibétain et de la famille Lakar, marchands de thé et de sel sur la route du thé entre la Chine et Lhasa.

On y apprend la proximité du clan Lakar avec Retingpa (règne 1933-1941), qui devint le premier régent après la mort du XIIIème Dalai-Lama. C’était un régent pro-chinois proches des Nationalistes chinois. Il fut forcé à la démission en 1941 et fut poursuivi par un deuxième régent Taktra (règne 1941-1952). Retingpa tenta d’assassiner Taktra en 1947 avec l’aide d’entre autres Thutop Lakar, le grand-père de Sogyal Lakar du côté de sa mère Tsering Wangmo alias Tselu, une mère célibataire. Retingpa mourut en prison et ses compères vivaient dans la crainte de poursuites.

Quand la tante de Sogyal, Tsering Chodron, devint (en 1947) la femme de Jamyang Khyentse Chokyi Lodro (JKCL), le détenteur du trône de Dzongsar Goma près de Dégé, Chokyi Lodro accepta que Sogyal et sa mère vivaient à Dzongsar. Sogyal ne suivait pas de véritables études, mais était admis près de son oncle. En 1955, JKCL quitta son monastère, officiellement pour partir en pèlerinage, mais plus probablement pour trouver refuge au Sikkim. Sogyal et sa mère firent partie de sa suite. JKCL mourut en 1959 au Sikkim. En 1960, Sogyal allait suivre des cours à l’école catholique St Augustin de Kalimpong. Rob Hogendoorn souligne le fait qu’il n’avait pas reçu de véritable éducation bouddhiste, contrairement à par exemple son demi-frère Dzogchen RInpoché.


Débuts de Sogyal Lakar à Londres

La suite du livre raconte son arrivée au Royaume-Uni, les débuts de sa carrière de gourou et de Rigpa. C’est Mary Finnigan qui prend la parole. Elle raconte le Londres des milieux hippies, artistes, et spirituels des années 60-70 à travers sa propre vie, ce qui donne une bonne idée de comment les liens entre l’Occident et les maîtres tibétains se sont progressivement développés.

Après des débuts plutôt amicaux, Sogyal revenait totalement changé d’une visite aux Etats-Unis en 1975 chez Trungpa. Désormais, il voulait être traité comme un gourou. Après la promiscuité, la distance. Les uns (disciples) s’asseyant par terre, l’autre (le maître) sur le trône ou sur le podium. La hiérarchie s’installe avec ses cercles. Les abus (de pouvoir) pouvaient commencer.

Le livre les recense et présente un certain nombre des agissements et des abus en détail, jusqu’à la publication de la lettre ouverte, la démission de Sogyal Lakar et la sortie sur la disgrâce par le Dalaï-Lama.


Un charlatan

Un thème important du livre est la décrédibilisation des compétences, des lettres de crédit et de la formation de Sogyal Lakar, ce qui ferait de lui un charlatan. C’est un argument que je trouve moins convaincant. Pourquoi vouloir mettre cet aspect en avant ? Tout cela est sans doute vrai et Sogyal Lakar est un showman, mais c’est alors un charlatan et un showman accepté et cautionné par les hiérarques, qui n’hésitent pas à s’afficher avec lui et à faire son éloge en le recommandant à ses disciples. S’il n’a pas reçu une formation conforme, il semble certainement avoir eu l’équivalent du crédit d’un doctorat honoris causa.

En fin de compte, cela en dit plus long sur les hiérarques du bouddhisme tibétain que sur Sogyal Lakar, qui a réussi à obtenir d’eux ce qu’il voulait. Que les hiérarques puissent avoir eu des doutes et qu’ils les aient confiées en privé aux uns et aux autres n’enlève rien aux signes de cautionnement directs et indirects donnés en public, devant les yeux éblouis des disciples… La montée et la chute d’autres Sogyals n’est pas exclue.

Les parties sur les changements historiques au Tibet de la première moitié du XXème siècle et sur les origines de la famille Lakar sont bien documentées, la partie sur la chute de Sogyal Lakar également. On reste sur sa faim avec les arguments susceptibles de prouver sa compréhension ou non-compréhension et sa réalisation ou non-réalisation du “Dzogchen” (ou équivalent), censé faire de lui un maître authentique ou non. Comment distinguer entre la “folle sagesse” d’un maître accompli (Droukpa Kunleg est cité) et les abus d’un réel charlatan ? Entre la compréhension du “Dzogchen” de l’un et de l’autre ? Comment hiérarchiser, comme beaucoup le font toujours, les agissements d’un Trungpa (génial) et d’un Sogyal (pervers) ? On admet que ce que Trungpa faisait n’était pas bien, mais qu’il aurait été un maître plus authentique… Comment faire la distinction entre l’usage “du sexe et de la violence” de chacun (Droukpa Kunleg, Djamyang Khyentse Chokyi Lodro, Trungpa, Thomas Rich (Ösel Tendzin), Sakyong Mipham, Sogyal) ?

Pour un adepte du Vajrayana, c’est la compréhension du “Dzogchen” (ou équivalent) qui serait déterminant, car quelqu’un qui aurait réellement cette compréhension serait tout simplement incapable de faire du mal. Le livre (Mary Finnigan) donne des indications sur les raisons pour lesquelles Sogyal n’aurait pas cette compréhension et pourquoi un Namkhai Norbu l’aurait eu clairement. Ces indications sont basées sur des impressions personnelles et les témoignages de personnes connaissant de plus près le bouddhisme tibétain.

Ainsi, le traducteur tibétain John Driver avait dit à Mary Finnigan que Sogyal traduisait mal un texte Dzogchen que Dudjom Rinpoché enseignait à Princesse Road Londres, que sa connaissance était limitée et qu’il ne connaissait pas le “Dzogchen” (p. 58). L’anglais Ngakpa Chogyam/Ngakchang Rinpoché de la lignée Aro gter confirme que Sogyal ne connaissait pas grand chose (p. 59). Chimed Rigdzin Rinpoché lui aurait également confié qu’il y avait des doutes sur le statut de tulkou de Terton Sogyal. Finalement, Sogyal ne connaîtrait pas le “Dzogchen” (p. 60). La rencontre avec Namkhai Norbu Rinpoché du milieu bouddhiste londonien fut tout autre. Dès que Norbu commençait à parler “nous nous réalisions avoir rencontré un authentique maître Dzogchen” (p. 69).

L’argument implicite est que la connaissance (théorie) et la réalisation (pratique) du “Dzogchen” (ou équivalent) sont à l’origine d’un maître authentique. Un maître qui a été dûment formé est un maître authentique, et un maître authentique serait incapable des agissements d’un Sogyal. Les problèmes de Sogyal seraient en partie dus à son manque de formation et son manque de connaissance du “Dzogchen”. C’est évidemment faux, la plupart des humains savent se comporter bien, ou du moins dans les cadres de la loi, sans même connaître le mot de “Dzogchen” (ou équivalent). C’est une affirmation tout à fait banale, mais dans le monde bouddhiste et ses projections sur l’éveil et les éveillés, cela mérite d’être rappelé.

Il faut espérer que la pratique du bouddhisme rend meilleur ceux qui le pratiquent, mais cela ne va pas de soi, mêmes si certains diront que ceux que la pratique du bouddhisme n’a pas rendu meilleurs n’ont pas pratiqué conformément… Il ne faut pas se laisser aveugler par un fétichisme de la méthode et de la “réalisation” (et l’autorité) qui s’en suivrait. Des contre-exemples existent.


La “folle sagesse” au Tibet

Il ne faut pas penser que c’est l’exil des tibétains et une formation déficiente qui seraient responsables du manque de niveau de nombreux hiérarques, et que ce manque de niveau expliquerait les agissements contestables. On lit aussi que la société tibétaine avait ses gardes-fous et que les abus d’un Sogyal n’auraient pas pu se produire au Tibet. Que les occidentaux ont une part de responsabilité dans ce qui leur arrive est indéniable. Mais ce que l’on appelle “folle sagesse” (tib. ye shes ‘chol ba) n’est pas une invention qui aurait été impossible au Tibet. Le comportement de type mahasiddha et heruka, qui sont considéré comme des expressions de “folle sagesse” ont existé au Tibet depuis la Renaissance tibétaine. Chogyam Trungpa s’en est inspiré, notamment par le biais de son maître Khenpo Gangshar Wangpo (né en 1925). J’avais consacré deux blogs (Instructions essentielles pour temps difficiles et Au secours, des mahāsiddhas !) à ce maître insolite, qui utilisa la “folle sagesse” pour enseigner, au Tibet et à des maîtres tibétains authentiques.

Il s’agirait principalement d’humilier les disciples (“insulter l’ego”, “briser les concepts”), et si ceux-ci acceptent l’humiliation subie avec fair-play, le maître dira d’eux qu’ils ont “détruit les huit soucis mondains, et en [ont] fini avec.” Trungpa avait dit à Allen Ginsberg qu’en fin de compte l’objectif était la “docilité” (meekness).
“ [Trungpa] dit, eh bien le problème avec Merwin — c'était il y a quelques jours — il dit, le problème de Merwin était la vanité. Il dit, je voulais me charger de lui en m'ouvrant totalement à lui, en mettant de côté toutes les barrières. “C'était un pari.” dit-il. Alors je demandais était-ce un erreur ? Il répondit “Non.” Alors je dis que si c'était un pari et que cela n'avait pas marché, pourquoi ne serait-ce pas une erreur? Eh bien, parce que maintenant tous les étudiants doivent y réfléchir, cela servira d'exemple, et leur fera peur. Alors je rétorquai “Et si tout le monde en parle à l'extérieur, cela ne causerait pas un scandale énorme?” Et Trungpa de répondre, “Eh bien, ne sois pas étonné de découvrir que tout l'enseignement se réduit finalement à la vacuité et la docilité.”
Même si Trungpa était dûment formé et habilité et qu’il avait une bonne connaissance et pratique du “Dzogchen” (ou équivalent), l’essentiel de l’enseignement semblait se réduire, pour lui, à rendre dociles les disciples, comme s’il s’agissait d’un débourrage de chevaux.


Utilisation de la nudité, du sexe et de la violence...

Au Tibet, comme auparavant en occident, la nudité était une cause de honte. Dampa Sangyé et Khenpo Gangshar utilisaient la nudité pour humilier (“détruire les concepts”) les disciples. Trungpa faisait de même, mais en allant plus loin. La nudité dans les années 70 débridées ne suffisait sans doute plus pour humilier quelqu’un. Pour faire sortir quelqu’un de sa réserve, il fallait monter d’un cran. L’humiliation et la soumission passaient par des actes sexuels imposés (Chogyam Trungpa, Thomas Rich, Sakyong Mipham, Sogyal Lakar,... voir Tibetan Buddhism Enters the 21st Century: Trouble in Shangri-la de Stuart Lachs), dans le sens que ces actes étaient présentés comme faisant partie du travail du gourou d’éveiller le disciple et de le/la débarrasser de ses complexes, décoincer etc., évidemment dans l’intérêt même du disciple… Cela pouvait aller jusqu’au viol. En matière d’humiliation, Dominique Cowell avait déclaré à la télé française avoir vu Sogyal Lakar promener une femme nue en laisse et à quatre pattes dans une pièce, en lui demandant de braire comme un âne (Sex and Violence, p. 134).

La violence physique (non sexuelle) faisait partie de l’éducation du disciple au Tibet, qu’il soit un simple moine, un laïc ou un tulkou. Dans la biographie de Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö (JKCL) (par Orgyen Topgyal), on lit comment JKCL avait de nombreuses cicatrices sur la tête, dues à des coups. Lui-même était violent avec ses disciples et assistait toujours en personne aux 400 ou 500 coups de fouet administrés à des moines punis (Sex and Violence, p. 25). JKCL était l’oncle de Sogyal Lakar, et un de ses modèles. Dans la biographie de JKCL, on apprend aussi que celui-ci considérait les coups (durs) sur la tête comme une méthode de guérison. Un jour, il aurait frappé un lama sur la tête presque jusqu’à l’inconscience pour le guérir d’un sang toxique (Sex and Violence, p. 25).

Sogyal Lakar avait déclaré après la lettre ouverte que s’il ne pouvait plus frapper ses disciples, il lui était impossible de fonctionner comme un gourou. “Each time I hit you I want you to remember that you are closer to me… closer to me. The harder I hit you the closer the connection.”

Pour impressionner et déstabiliser ses disciples, Trungpa pouvait aller jusqu’à torturer et tuer des animaux. Alors, quelle est réellement la différence entre un Trungpa et un Sogyal ? Une meilleure formation et une meilleure compréhension du “Dzogchen” (et équivalent) ? Dans le livre Sex and Violence (Mary Finnigan) cite Ngakpa Chogyam/Ngakchang Rinpoché qui a écrit que “la folle sagesse ne fonctionne que si le gourou en question a réalisé une profonde conscience contemplative qui intègre l’humilité et un véritable intérêt en et une compassion pour ses disciples.” Si “cela fonctionne”, c’est la preuve que le gourou est réalisé (ou que le transfert fonctionne), et si “cela ne fonctionne pas” qu’il ne l’est pas, ou que le disciple est défaillant ? N’y aurait-il pas là encore un facteur Shangrila à l’oeuvre ?


Le New Age s'empare de la "folle sagesse"

La “folle sagesse” semble avoir fait des émules. Le mouvement The New Tantra (TNT) d’Alex Vartman se dit suivre la tradition de la folle sagesse, qui organise entre autres des ateliers “Advanced Sex and devotion”. TNT a d’ailleurs repris le slogan “insulter [le mécanisme de] l’ego” (Trungpa, Pema Chodron). Les participants signent un contrat par lequel ils autorisent les animateurs à intervenir sexuellement. Un article avec des interviews de 5 ex-membres a récemment paru dans le quotidien néerlandais De Volkskrant. Même en signant un contrat et en consentant à avoir des rapports sexuels, ça ne doit pas être évident de se faire insulter l’ego. Pour Alex Vartman, les rapports sexuels aident non seulement à décoincer et “libérer” les participants, mais c’est aussi un instrument pour “ouvrir la kundalini”.

Si l’objet final est, comme le disait Trungpa à Ginsberg, la docilité (meekness) - la soumission pourrait-on dire - le sexe et la violence (“sbyor sgrol”) sont des moyens universels, c’est-à-dire non spécifiques au vajrayana. L’accord conclu entre les deux parties qui les lie est le samaya.
Contrairement au contrat de TNT, le vajrayana n’a pas de “safe word”. Le désengagement est possible pour ceux qui sont prêts à risquer l’enfer-vajra et de passer pour un briseur de samaya dans une communauté de croyants. La violence, ce sont les humiliations et les violences physiques subies dans le cadre de l’apprentissage. Le sexe peut être un prolongement de la violence (physique, psychique et moral), ou un moyen de “décoincement”, de “libération” et d’ “ouverture de la kundalini” (et rationalisations équivalentes). La pratique de la kundalini est d’origine shivaïte, mais on trouve des pratiques apparentées dans le vajrayana, notamment dans la préparation de jeunes terteun (13 ans), dont le canal médian doit être ouvert par une femme de gnose afin de devenir un réceptacle de trésors (gter ma). Trungpa aurait été préparé comme un terteun à un jeune âge.

Voilà pour ce qui est de la théorie justifiant “le sexe et la violence”. Dans la pratique, les choses peuvent facilement déraper, et une fois “dociles”, les disciples peuvent être mis à contribution dans toutes sortes d’entreprises (gens de maison, gardes, cadres, etc.), idéalement avec un certain aperçu de “Dzogchen” et équivalent.

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