lundi 11 novembre 2024

Un yogi est un philosophe ailé

(crée par le démiurge DeepAI)

L’époque de l’antiquité tardive semble avoir été déterminante pour la religion, et non seulement dans le bassin méditerranéen. Pour David Vachon, auteur de La théurgie et la mystagogie dans la philosophie de Proclus : statut, rôle, implications (J.Vrin 2024), “l’Antiquité tardive débute en 313 avec la conversion du premier empereur chrétien Constantin et termine avec la fermeture de l’école néoplatonicienne d’Athènes par Justinien en 529”. L’époque hellénistique et l’antiquité avaient donné lieu à un brassage d’idées et de pratiques “religieuses”, avec plusieurs “filières” : traditions égyptiennes, chaldéennes, grecques, … Des philosophies religieuses et/ou des religions philosophiques influençant Pythagore et Platon, fertilisant à leur tour la philosophie et la religion. Tout cela se décante pendant l’antiquité tardive. Les religions officielles en formation chassaient les cultes dégradés en “superstitions” par la grande porte, qui parfois retournaient par les fenêtres, ou bien ils étaient simplement “domptés” et digérés.

Les temples égyptiens avaient commencé à décliner sous les Ptolémées. Les prêtres devaient se réinventer et offraient leur services à des particuliers. Cela conduisait aussi à la création d'écoles initiatiques, à des synthèses théologiques, et à de nouvelles pratiques, etc., boostées par la culture hellénisée. On dit que Pythagore et Platon avaient “étudiés” en Egypte. Le judaïsme s’est formé et transformé par des influences égyptiennes, hellénistiques et alexandrines. Le christianisme naît plus tard et subit également toutes ses influences. C’est un véritable bouillon de cultures.

Dans le courant de philosophie religieuse et de religion philosophique dit “néoplatonicien”, Platon et Plotin (205-270) sont encore considéré presque comme des “purs” philosophes, puis par la suite, les philosophes désormais “païens” sont souvent simultanément des prêtres, tels Jamblique (245-325) et Proclus (412-485), qui vers la fin de sa vie est dit s’être enfui “en Asie” (Marinus), à cause de la christianisation hyperactive de l'Empire. La philosophie et la “religion” (païenne) -- la théurgie et la mystagogie -- sont alors indissociables. Aucune religion n’est encore “définie”, telle que les religions officielles de nos jours aiment se voir bien définies et définitives. Quand rien n’est défini dans ce bouillon, peut-on réellement parler d’influences ? Jusqu’où s’étend ce bouillon de cultes et de cultures ? Quelles auraient été ses frontières ? Et dans l’antiquité, et après, les idées pouvaient voyager et se répandre rapidement le long des grands axes, comme en témoigne par exemple la vie de Mani (216-276/277). L'Académie d'Athènes restait un des derniers bastions du paganisme jusqu’à ce que Justinien la fasse fermer en 529, forçant ainsi les derniers philosophes néoplatoniciens à s'exiler en Perse.

Quand on dresse la liste des différentes “disciplines” ou branches du néoplatonisme “religieux” ou “ailé”, on ne se sent pas trop dépaysé, en venant du bouddhisme indo-tibétain, notamment tantrique, même si leurs noms grecs sont impressionants.

La mystagogie (μυσταγωγία), la théurgie (θεουργία), la télestique (τελεστική), la mantique (μαντική), l’hiératique (ἱερατική), la kathartique (καθαρτική, les vertus), les pratiques d'ascension spirituelle (psychanodie), l’alchimie (χημεία), la photagogie (guidance de la lumière), les vocables sacrés, etc. etc. On pourrait dresser des listes sans fin.

Vu les multiples influences possibles, ces pratiques ne sont pas spécifiques au “néoplatonisme”, et les qualifier de “néo-platoniciennes” n’aurait pas de sens. Ce qui a du sens en revanche est de les qualifier de “théistes”, puisqu’elles sont centrées sur un dieu, des dieux, des daimons, et d’autres entités spirituelles supérieures et supranaturelles. Vouloir maintenir que le bouddhisme ésotérique est athée ou non-théiste, contrairement à toutes les religions qui utilisent le même type de pratique, semble être un non-sens. Ces pratiques doivent être qualifiées de théistes, et centrées sur le divin. On ne peut pas prétendre que cette intégration soit une adaptation habile (upāya), qui maintiendrait un “non-théisme philosophique”, tout en utilisant des moyens théistes. Au niveau des pratiques ésotériques, la distinction théiste/non-théiste n'est plus opérante. Les théurges étaient plus francs à ce niveau.

Les Oracles Chaldaïques sont apparus au 2ème siècle, mais se revendiquent une origine divine et babylonienne/chaldéenne. Le texte du 2ème siècle est attribué à Julien le Théurge et son père. Quelques-unes des spécificités des Oracles Chaldaïques sont la photagogie (la guidance de la lumière), la psychanodie (l’ascension de l'âme), les pratiques des Iunges (Ἴυγγες, dieux “médiateurs” ou “charnières” gérant le dynamisme (t. rtsal) entre le subtil et le physique), L’art des symboles (σύμβολα), le rituel du feu, etc. La transmission de ce savoir passe par une initiation directe, des textes cryptés, l’enseignement oral, de maître à disciple, et avec des révélations progressives.

Si on abordait ces éléments théoriques et pratiques de façon “botanique”, en les classant en familles, sous-familles, on découvrirait des correspondances intéressantes, que les comparaisons de traditions par des analyses strictement intra-traditionnelles et les jeux d’influences ne permettent pas, souvent par manque de matériaux fiables, ainsi que de “contacts” et de liens établis.

Une tradition ésotérique ne peut pas être non-théiste, et encore moins athée. L’utilisation “habile” de méthodes ésotériques n’engage que ceux qui croient en “l’habileté” (upāyakauśalya) de celles-ci. Dans les traditions ésotériques, la Lumière, c’est le divin. La manipulation de la Lumière et des Lumières (immatérielles et transcendantes) est une utilisation du divin dans un imaginaire divin.

La photagogie (φωταγωγία) ou guidance de la lumière concerne des activités comme attirer la lumière divine, conduire des rayons lumineux, diriger des flux lumineux, la guidance par la lumière, la transformation lumineuse. Certains de ces éléments se trouvent aussi chez Jamblique (De Mysteriis Aegyptiorum Chaldaeorum Assyriorum, DM). Avant de recevoir la divine Lumière, le théurge doit préparer le réceptacle (ὑποδοχή) des dieux qu’est l’âme. Aussi appelé le véhicule lumineux de l'âme (ochema).
La théurgie sert donc, en premier lieu, à préparer un réceptacle matériel pour la venue d’une présence divine. La descente du divin au sein du réceptacle, par exemple dans le véhicule de l’âme du disciple, se caractérise généralement par une illumination (ἔλλαμψις) ou par un enthousiasme (ἐνθουσιασμός). Cet état mental s’obtient lorsque le symbole, qui est le reflet de l’archétype divin semé par les dieux en toute chose, est activé dans le réceptacle purifié de l’âme et se manifeste comme une « totale possession divine » du disciple.
Cela implique donc que la conscience subjective du théurge est absoute pendant l’expérience ; c’est d’ailleurs ce qui distingue la possession irrationnelle de celle suprarationnelle. Ainsi, il apparaît qu’il faille « libérer de l’espace » pour accueillir le divin, « espace » normalement saturé d’attachements identitaires et de pensées égoïques diverses : « Enfin l’union (ἕνωσις), qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux et fait une seule activité de la nôtre et de celle des dieux, selon laquelle nous ne nous appartenons plus à nous-mêmes, mais aux dieux, dès là que nous demeurons dans la divine Lumière et que nous sommes encerclés par elle. » En effet, l’ego de l’initié semble constituer le dernier voile obstruant l’éveil du disciple à sa nature divine
.” (Vachon, 2024, p. 91-92)
Le double processus de purification a pour but de purifier entièrement l'irrationalité de notre âme raisonnable, et ainsi de faire place à la “possession suprarationnelle”. Pour les philosophes-théurges, la pratique de la philosophie ne suffisait pas. Il fallait aussi purifier “le corps lumineux ou pneumatique”. "L'animal mortel" en l'homme est composé d'une âme irrationnelle et d’un corps matériel, qui est distinct du véritable Homme (Anthropos). Celui-ci est composé d'une âme rationnelle et d’un corps lumineux/pneumatique, immortel. Le véritable Homme est comme l’essence de Buddha (buddhadhātu).
Mais, au-dessus de l'animal, il y a en nous “l'Homme”, l"Ανθρωπος, qui est notre vrai moi, composé d'une âme raisonnable et d'un corps pneumatique. La purification de l'âme s'obtient par l'exercice de la philosophie, ce que Hiéroclès nomme “la vérité et la vertu” (δεῖ οὖν πρὸς μὲν τελείωσιν τῆς ψυχῆς ἀληθείας ἡμῖν καὶ ἀρετῆς 478, col. 1, 22 s.), et ce que Marinos entendait par ces mots, qui désignent la vertu théorétique: “il ne vivait pas seulement selon l'une des propriétés inhérentes aux choses divines en se bornant à philosopher et à tendre vers le Divin” (νοῶν μόνον καὶ ἀνατεινό- μενος εἰς τὰ κρείττονα 165.8 s.). La purification du corps lumineux ou pneumatique s'obtiendra par l'art hiératique. Tout est donc désormais en ordre, et la classification des καθαρμοί répond exactement à la classification des parties composantes de l'être humain. La religion n'est pas seulement chose de pensée, mais encore et surtout chose de l'âme.” (André-Jean Festugière, Études de philosophie grecque, Vrin, 2010)
Être “philosophe” ne suffisait pas dans le néoplatonisme tardif, il fallait surtout être un “théurge”, un “yogi tantrique” pourrions nous dire.
Car les purifications de l'âme raisonnable font en sorte aussi que le véhicule lumineux devienne, par elles, comme doué d'ailes et ainsi ne fasse pas obstacle au voyage vers le haut.” (Festugière, 2010)

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