Virūpa (détail HA2119) |
Dans le bouddhisme, le corps humain est constitué de trois ensembles (corps, kāya) : le corps physique, la parole (le langage/discursivité), la pensée (le sens interne, coordination).
“La pensée (mano) préside aux choses, pour l’essentiel, elles sont pensée, faites de penser : parle-t-on ou agit-on avec une pensée malvoyante, et la douleur suit l’argent telle la roue le pas des bœufs.” Dhammapada, I.1[1].Le Yogācāra qui à pour projet global d’explorer en profondeur la nature de la conscience et d’élaborer des pratiques (yoga) pour réaliser ses objectifs, a conçu - dans un perspective idéalisant - trois “corps” ou ensembles (kāya) d’une réalité égale : le "corps de rétribution" (vipākakāya) correspondant au corps physiologique, le “corps de relents” ou d'empreintes karmiques (vāsānakāya), ainsi que le “corps mental” (manomaya-kāya). “L’idéalisme” Yogācārin met ces trois kāya “impurs” en lien direct avec les trois kāya “purs” (trikāya) d’un Bouddha. Ils doivent cependant être purifiés et/ou développés. Le corps humain est ainsi escamoté dans le karma quasi immatériel. Une fois purifiés et/ou développés, ces trois kāya résultants sont respectivement le nirmāṇakāya, le saṃbhogakāya et le dharmakāya.
A ces trois corps sont associées trois sortes de “réalités” ou plutôt des façons de percevoir la réalité. Le Madhyamaka n’enseigna que deux vérités : la vérité conventionnelle et la vérité ultime. La vérité conventionnelle (saṃvṛti-satya) est la réalité telle que perçue ordinairement, sujette à l'illusion et à la dualité. La vérité ultime (paramārtha-satya) est la réalité telle qu'elle est, vide de toute substantialité inhérente (śūnyatā).
Le Yogācāra ajoute un troisième niveau et appelle les trois réalités “natures”. Le chiffre trois est magique, car il permet d'insérer un niveau entre l'un et le multiple, où tout est possible. La nature imaginée (parikalpita-svabhāva) est la réalité telle qu'elle est perçue par ceux sujets à l'illusion et à la dualité. La nature dépendante (paratantra-svabhāva) est la réalité telle qu'elle est, régie par des causes et des conditions (pratītyasamutpāda). La nature parfaite (pariniṣpanna-svabhāva), est la réalité ultime, non-duelle et immuable, et la nature -- voire parfois la source -- de tous les phénomènes. Il est au-delà de toute conceptualisation, et ne peut être perçu par les sens ordinaires, ou la raison, contrairement à la réalité dépendante.
Ces trios se traduisent aussi en expériences méditatives : la clarté lumineuse (t. gsal ba), la plénitude/liberté (t. bde ba) et la non-conceptualisation (t. rtog pa med pa). Et au niveau macrocosmique en les trois sphères : le sensible (kāmadhātu), l'intelligible, les formes (rūpadhātu), le sans forme (arūpyadhātu).
Le bouddhisme ésotérique (tantra) a développé des méthodes (upāya), des “yogas” pour purifier et/ou développer (transformer) les kāya “impurs” en les trois corps du Bouddha. Il s’agit des trois “yogas” dits “du corps illusoire”, “du rêve” et “de la claire lumière”.
Le yoga du corps illusoire vise à comprendre la nature illusoire de l'existence, et à accéder au corps du Bouddha en tant que pure apparence (vipākakāya => nirmāṇakāya). Le yoga du rêve fait prendre conscience de la nature onirique de la réalité et utilise les rêves pour purifier les relents (vāsanā) en développant la gnose (vāsānakāya => saṃbhogakāya). Le yoga de la claire lumière est une pratique avancée qui vise à réaliser la nature lumineuse de la pensée (manomaya-kāya => dharmakāya).
Les trois corps (vipākakāya, vāsānakāya et manomaya-kāya) sont au fond “immortels”, et le corps du vainqueur en puissance.
“La libération naturelle du sans-mort des trois corps
Si l'on n'applique pas les instructions des trois corps
On ne fera que pourchasser des illusions.
Le corps de rétribution, le corps de relents, et le corps mental
Appréhendés par leurs points de jonction (t. gnad s. marman) sont le [triple] Corps du Vainqueur.
Tant que l'Errance (saṃsāra) n'est pas vidée
Le bien des êtres se déploie sans interruption
Les trois corps sont le triple corps du Vainqueur (jinakāya).
Le sans-mort de la pensée propre (svacitta) se libère naturellement
E ma. La Pensée du Vainqueur des trois temps
Est un trésor de joyaux !” (Khyungpo Neldjor[2])
Ces trois yogas sont des pratiques tantriques qui utilisent le corps subtil ("corps vajra") comme un lien avec la Luminosité, comme un “véhicule lumineux” pour atteindre “l'état de Bouddha”. Ce corps subtil n'est pas soumis aux limitations du corps physique ordinaire, et reflète la pureté potentielle de l'état de Bouddha. La purification et la transformation du corps subtil sont traditionnellement encadrées par une initiation et le suivi d’un guru. L'objectif est d'empêcher la réalité naturelle “impure”, afin de faire émerger la réalité lumineuse et divine, “pure”.
Le “corps vajra”[3] est naturellement présent dans chaque individu, mais il est souvent obscurci par notre perception naturelle ordinaire. Dans le bouddhisme ésotérique, l'accent est mis sur le corps subtil et le corps vajra, en tant que lien avec la Luminosité, et non pas dans un sens hédoniste. L'objectif est d'atteindre la libération de l’Errance en réalisant les trois corps de Bouddha, qui transcendent les limitations du corps physique. L'idée d'un corps illusoire s'inscrit dans la philosophie bouddhiste, qui considère l'existence comme étant impermanente et sujette à l'illusion. Le but des pratiques yogiques est de transcender cette illusion et d’accéder à la réalité lumineuse, surnaturelle.
Le triple corps de Bouddha est un corps “cosmologique”, qui lui permet d’être simultanément présent, partout dans les trois sphères et au-delà. Le “corps de Bouddha” n’est pas le corps de Gautama/Śākyamuni, ni même un corps de “Grand homme” (mahāpuruṣa). Il ne situe ni dans la vacuité, ni dans le vide, mais dans la plénitude au sens du Plérôme, divin et lumineux à la fois. Les instructions sur ce corps vajra viendraient de Virūpa, qui les avait reçues directement de Vajrayoginī. Les lignées passent donc par lui, ou par des “transmissions aurales”(“mises à jour”) venant de ceux qui avaient eu une vision directe d’un des aspects de Vajrayoginī. mais elles viennent forcément du niveau du saṃbhogakāya. C’est la troisième réalité (ou quatrième dimension), qui rend tout cela possible.
Le mal aimé
Le corps, réduit à une opportunité
Une escale entre dieu et animal
Une prison, une geôle, un puits de feu
Façonné par l’Esprit, à moins que ce ne soit le contraire
L'œuf ou la poule ?
Un agrégat produit par le karma,
Enlevez le karma, plus de corps, pouf
Un imposteur, occultant le corps subtil, le vrai, le beau
Déchiré entre les plaisirs et les peines
Accro à l’oxygène, à l’eau, aux aliments
Sans pneuma, il ne lèverai pas le petit doigt
Sans luminosité divine il ferait noir dans son cerveau
Tout encombré de karma, de passions, d’ignorance
Sans compassion divine, il ferait froid dans son coeur
Loser sans lendemain, les dieux se rient de sa mortalité
Le voyant se démener et dépérir jour après jour
Tout ce qu’il touche finit par retourner à la poussière
Que ferait-il sans l’aide de là-haut ?
Que serait-il sans leurs dons en veux-tu en voilà ?
Il faut tout donner à cet assisté !
Et il n’écoute pas, il n’écoute pas…
Le corps fait le mort
Misérable, autant que présomptueux
Débris parmi lesquels dort de l’or qui ne demande qu’à briller
Frotte, frotte donc misérable !
Regarde ce beau Bouddha briller là haut
Il t'attend, sauve-toi avec ton véhicule flamboyant !
Mais le corps vivote, le corps corpote
Rien de nouveau sous le soleil
Les dieux jouissent d'eux-mêmes se voyant si beaux
Dans le miroir de la misère de l’homme
L’homme rêve de beauté divine
Les Shadoks, Jacques Rouxel |
***
[1] Dhammapada, Jean-Pierre Osier, GF Flammarion, p. 54
[2] lus gsum gdams ngag gi ma zin na//
'khrul pa 'ba' zhig rjes su 'jug/
rnam smin bag chags yid kyi lus//
gnad kyis zin pas rgyal ba'i sku//
ji srid 'khor ba ma stongs par//
de srid 'gro don rgyun mi 'chad//
lus gsum rgyal ba'i sku gsum ste//
rang sems 'chi med rang grol lo//
e ma dus gsum rgyal ba yi//
dgongs pa rin chen mdzod yin no//
lus gsum 'chi med rang grol zhes bya ba/khyung po'i lugs bsdus pa/-ithi/
bla ma shangs pa'i khyad 'phags kyi gdams pa rgyas sdus gsum pa zhes bya ba'i gsung sgros/sa mA ya thA//
[3] Le corps vajra se divise en les “trois vajras”, le vajra du corps, le vajra de la parole et le vajra de la pensée.
“Histoire de la lignée
L'Approche et l'Accomplissement des Trois Vajras [rdo rje gsum gyi bsnyen sgrub], sont les instructions ésotériques que le grand adepte Orgyen Rinchen Pal (1230-1309) a reçues en essence directement de Vajrayoginī. Les "trois vajras" font référence au Corps, à la Parole et à l'Esprit indivisibles qui sont expérimentés après que les fixations illusoires temporaires du corps, de la parole et de l'esprit ordinaires sont purifiées par trois pratiques : l'approche, l'accomplissement et le grand accomplissement. Pendant l'approche, on pratique le retrait des sens [pratyāhāra] et la stabilité méditative ; pendant l'accomplissement, on pratique le contrôle de l'énergie vitale [prāṇāyāma] et la concentration [dhāraṇā] ; et pendant le grand accomplissement, on pratique la remémoration et l'absorption méditative [dhyāna]. Ces pratiques correspondent ainsi au Yoga des Six Branches.” The Treasury Of Knowledge, book 8, part 4 Esoteric Instructions, Sarah Harding.
[4] “The gap between sleep and dreams— bewilderment, which is of the nature of the dharmakāya— is an experience of inexpressible luminosity and bliss. Seal what follows with luminosity, [be it] dreams, luminosity, [or] deep sleep.” Marpa Kagyu, Part One, Methods, Jamgon Kongtrul Lodro Taye
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