Bouddhas silencieux sur une étagère de magasin dans mon quartier |
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La critique, souvent perçue négativement, peut en réalité jouer un rôle constructif et s'avérer essentielle à la santé et à l'évolution de toute tradition, y compris le bouddhisme. Loin d'être un signe de faiblesse, la capacité d'une tradition à s'auto-critiquer et à s'adapter aux critiques externes témoigne de sa vitalité et de sa pertinence.
Le bouddhisme, tout au long de son histoire, a été traversé par de nombreuses voix critiques, internes et externes, qui ont contribué à son développement et à sa diversification. Ci-dessous un petit inventaire de “critiques”, et de leur impact sur l'évolution de la pensée et de la pratique bouddhiste. Cela n’est possible qu’après avoir déterminé ce qu’est “le bouddhisme”.
“Le bouddhisme peut être défini comme un ensemble de traditions philosophiques, spirituelles, éthiques et culturelles, qui prennent leurs racines dans les enseignements attribués à Siddhārtha Gautama (le Bouddha), visant à comprendre et dépasser la souffrance humaine par des moyens variés (méditation, pratiques éthiques et rituelles, ou philosophie transcendantale). Ce corpus diversifié a évolué et continue de s'adapter dans le temps et l'espace, en dialogue constant avec les contextes socioculturels et intellectuels qu’il traverse, tout en maintenant une tension entre innovation et fidélité."Si "le bouddhisme" est défini ainsi comme un ensemble, les critiques à son encontre doivent tenir compte de cette complexité. Elles ne peuvent se limiter à une critique d'une école ou d'une pratique spécifique, mais doivent s'attaquer à des éléments transversaux (les principes fondamentaux, les dynamiques internes ou les applications historico-culturelles).
Il faudrait faire une distinction entre les critiques internes (issues de débats, "schismes" et évolutions au sein des traditions bouddhistes) et les critiques externes (actuellement principalement occidentales, particulièrement après la rencontre avec le bouddhisme dans les temps modernes, y compris par l’implantation du bouddhisme en Occident même). Cela révèle des dynamiques très différentes dans les questions et tensions soulevées autour des principes fondamentaux du bouddhisme. Ces critiques reflètent à la fois des querelles internes à la tradition et des perceptions d'un "extérieur" (dialogues avec des adversaires genre “hommes de paille”), souvent influencées par les paradigmes culturels, religieux et philosophiques de ceux qui observent ou adoptent le bouddhisme.
L'objectif est ici de clarifier comment les critiques internes ont généré les transformations naturelles dans l'histoire du bouddhisme (schismes, écoles, nouvelles formes doctrinales) et comment les critiques externes, très souvent issues du contact avec l'Occident et ses “Lumières”, ont mis en lumière des malentendus et des problématiques.
Cependant, les critiques souvent exprimées envers les principes fondamentaux du bouddhisme (comme la centralité de la souffrance, le concept de karma, les trois caractéristiques (trilakṣaṇa) impermanence-Dukkha-non-soi, ou la vacuité) ont, dans une large mesure, été problématisées, abordées et "résolues" par des mouvements internes au “bouddhisme” lui-même tout au long de son évolution. Le Mahāyāna a élargi la perspective bouddhiste traditionnelle sur la souffrance, en mettant l'accent non seulement sur sa cessation personnelle (nirvāṇa individuel), mais aussi sur l'engagement universel du bodhisattva, qui aspire à libérer tous les êtres de leur souffrance, en renonçant au renoncement…
Le Madhyamaka de Nāgārjuna a intégré la notion de karma dans une compréhension plus subtile de la coproduction conditionnée (pratītya-samutpāda), montrant que le karma relève de la réalité relative (saṃvṛti) et que les résultats karmiques ne sont ni figés ni entièrement déterminés. La vacuité, expliqué dans les Stances fondamentales de la voie médiane (MMK) par Nāgārjuna est considérée comme la vérité ultime. La vacuité, mal comprise comme le souligne Candrakīrti, peut être perçue comme nihiliste (nāstika), surtout par des “éternalistes” et des “théistes” (āstika). Rares sont ceux qui se réclament du nihilisme, on est toujours le “nihiliste” de quelqu’un.
Les bouddhistes auditeurs et mādhyamika étaient les nihilistes du Yogācāra, qui ont revalorisé “la conscience”, le karma et ses fruits, divinisé le Bouddha, montré comme modèle les carrières des grands bodhisattvas, à tout point de vue égaux aux dieux, et étoffé la conscience en un “Grand Soi”, aussi appelé “Élément” ou “essence de Bouddha”, “matrice du Tathāgata” ou du “Sugata” (Celui qui est allé au-delà), et qui est présent dans tous les êtres comme une affiliation spirituelle (gotra), ce qui les classe hiérarchiquement. L’influence brahmanisme est indéniable, et donc aussi le retour des dieux et de leurs cultes. “Le bouddhisme” n’est plus “nihiliste”, se considère davantage “équilibré” (c’est l’essor de toutes sortes d’unions) et penche nettement plus vers l’éternalisme.
Cette tendance se renforce par la révélation progressive des Tantras attribués à des divinités tantriques qui sont considérés comme des manifestations d’un Bouddha cosmique, et par leur diffusion. Les aspects plus positifs, voire éternalistes, des Tantras sont regroupés sous le dénominateur commun “Lumière” et “Luminosité”, qui n’est pas vide (śūnya) et ne peuvent pas être réduits à la coproduction conditionnée. La Lumière éternelle est de ce point de vue comme le Soi brahmanisme : éternellement existant (nitya), inaltérable, et immuable, pure conscience (cit), inconditionnée, omniprésente et non-duelle, et bonheur suprême et intemporel (ānanda). Les trois caractéristiques ou marques de l’existence (trilakṣaṇa), considérés comme “nihilistes” sont déclassés et remplacé par les trois marques du Soi “éternalistes”. La voie “bouddhiste” ésotérique est désormais l’union de vacuité et de Lumière.
Les Tantras et les yogas qui sont leur mise en pratique conduisent à travers leurs expériences respectives (non-conceptualisation, luminosité et félicité) à l’union intégrale avec la Lumière. La non-conceptualisation correspond à l’élément éternel (nitya), la luminosité à la pure conscience (cit) et la félicité au bonheur suprême (ānanda). Dukkha est remplacé par Sukha. Voilà le spectre nihilisme-éternalisme du “bouddhisme”. Des approches davantage intégrales (Mahāmudrā, Dzogchen) permettent même de dépasser “le bouddhisme”.
Cela étant dit, comment critiquer les principes fondamentaux du “bouddhisme” ? En s’en prenant à un aspect spécifique du “bouddhisme”, un autre pourrait rétorquer que ce n’est pas “le bouddhisme”, et vice versa. Cela vaut également pour toutes les nouvelles formes du “bouddhisme” : “bouddhisme protestant”, "bouddhisme moderniste", "modernisme bouddhiste", “néobouddhisme”, “bouddhisme engagé”, “bouddhisme occidental” dans toutes ses déclinaisons “bouddhisme américain”, etc., “bouddhisme sécularisé” ou “athée”, etc.
Dans les années 2010, le collectif de pensée critique Speculative Non-Buddhism (Glenn Wallis, Tom Pepper et Matthias Steingass) avait inventé le terme “bouddhisme-x”[1] (x-buddhism) pour décrire la tendance du (x-)bouddhisme à s'auto-proclamer comme système complet et supérieur, ce qui le rend imperméable aux critiques externes et peut l'enfermer dans une posture dogmatique.
Cette complexité du “bouddhisme” incite à des sursimplifications, et à la multiplication de livres sur comment “le bouddhisme” est mal compris. En même temps, certains chefs spirituels bouddhistes aiment simplifier et accommoder le message “bouddhiste”. La voie du triple entrainement (éthique, concentration et lucidité) a été “simplifiée” et accommodée en pratique de la pleine conscience, dont les bénéfices sont promus par les neurosciences. Le bouddhisme qui se considère comme une science de l’esprit a entamé un “dialogue” avec les sciences, et espère que d’autres bénéfices du “bouddhisme” seront validés ultérieurement.
Les critiques principales, plutôt du côté de l’Occident mais pas uniquement, portent sur la modernisation et l'adaptation. Ce sont d’ailleurs souvent des critiques qui ne sont pas spécifiques au bouddhisme, ni à l’Asie ou aux autres continents. Les structures hiérarchiques et patriarcales semblent avoir le vent en poupe, à force de souffler très fort. La démocratie, les droits de l’homme, les Lumières passent un mauvais moment partout. “Le bouddhisme” serait “apolitique”. Non, il est souvent conservateur, et traditionnellement du côté du pouvoir (“Follow the money”) ; dans ses rêves, et s’il en était réellement capable, théocratique. Il partage sans doute cela avec d’autres religions. Pour dédouaner les puissants, et pour éviter de s’engager en “la politique”, il aime mettre le poids du bonheur et du malheur sur l’individu (karma, gotra, mérite, bien-être, etc.).
Les abus sont partout possibles, y compris dans le bouddhisme, y compris dans le bouddhisme tibétain. Il n’y a pas d’ “exceptionnalisme bouddhiste” à cet égard. Il y a un “silence bouddhiste”, comme il y avait/a le silence du Vatican, et dans d’autres institutions religieuses. Quand on ne retrouve pas les statistiques habituelles, cela peut aussi être dû à un manque de données.
Dans le bouddhisme tibétain aussi, on trouve des dérives.
Abus de pouvoir et emprise mentale: Les maîtres, considérés comme des figures d'autorité infaillibles, profitent de la dévotion de leurs disciples. Ceux-ci sont encouragés à ignorer leurs propres perceptions et à se soumettre entièrement à l'autorité du maître, ce qui crée un environnement propice à la manipulation. L'accent mis sur le samaya, le serment de loyauté absolue au maître, renforce cette emprise et dissuade toute critique ou dénonciation. Des maîtres abusifs et leur entourages proches s'appuient sur cette doctrine pour justifier des comportements transgressifs, les présentant comme des manifestations non conventionnelles de la "folle sagesse", destinées à briser l'ego des disciples et à les conduire à l'éveil.
Violences sexuelles: De nombreux témoignages font état d'abus sexuels commis par des maîtres bouddhistes. Le silence et le déni au sein des communautés permettent à ces abus de perdurer. L’exploitation sexuelle des femmes et le comportement misogyne sont souvent ignorés ou rationalisés. L'injonction au silence, inhérente au samaya et renforcée par la peur des conséquences karmiques, empêche les disciples de dénoncer les abus. Les témoignages des victimes sont discrédités, minimisés ou ignorés par les responsables des communautés, qui préfèrent préserver la réputation du maître et de l'institution.
Abus financiers : Des cas de détournements de fonds et d'exploitation financière des disciples sont également rapportés. La dépendance financière de certains centres et hiérarques envers des figures controversées contribue également au silence et à la perpétuation des abus.
Violence symbolique et manipulation: L'utilisation de la peur, la menace de l'enfer et des conséquences karmiques sont des outils de manipulation courants. Les personnes remettant en question l'autorité du maître sont facilement accusées d’être des malades mentaux, comme si la maladie mentale justifiait la pression sociale, l’ostracisme, l’excommunication, voire pire.
La question de l'éducation religieuse au sein de communautés isolées, comme celle des monastères bouddhistes ou des organisations spirituelles marginalisées, pose des enjeux éthiques, sociaux, et légaux complexes - même en l'absence d'abus physiques. Lorsqu'une telle éducation est menée "en interne", coupée du contrôle ou de la supervision des institutions publiques (comme les écoles laïques ou les autorités éducatives), elle peut devenir problématique, notamment lorsque des abus physiques, sexuels, psychologiques ou spirituels s'ajoutent ou que l'idéologie de la communauté prend un caractère oppressif.
Le cas de Robert Spatz ("Lama Kunzang Dorjé", deuxième procès est en instruction en France depuis 2017) et de la communauté liée à l'Ogyen Kunzang Chöling (OKC) en est un exemple extrême qui révèle comment des structures spirituelles et éducatives isolées peuvent devenir un terreau fertile pour des abus de pouvoir, des radicalisations idéologiques, et parallèlement pour des manques graves dans l'éducation et l'intégration sociale des enfants.
L’éducation "en interne", sans contrôle extérieur, peut théoriquement servir à transmettre des valeurs et une spiritualité profonde, mais elle devient un terreau potentiellement dangereux lorsqu’elle est utilisée pour consolider des idéologies sectaires ou exercer un contrôle sur des individus vulnérables, comme les enfants. Le cas de l'OKC montre à quel point une structure éducative religieuse peut dévier vers l’exploitation et l’embrigadement, poussant à un questionnement sur l’équilibre entre traditions spirituelles et droits des individus – particulièrement des enfants.
Le silence et la complicité face aux abus au sein de certaines communautés bouddhistes constituent un véritable fléau aux conséquences multiples et profondes. Ignorer ou minimiser ces actes ne fait que perpétuer un cycle de souffrance, de traumatismes et de nouveaux abus, affectant non seulement les victimes directes, mais aussi la communauté bouddhiste dans son ensemble et même l'essence du “bouddhisme”. Reconnaître les torts du passé, s'engager à les réparer et mettre en place des mesures concrètes pour prévenir de futures transgressions sont des responsabilités que chaque membre de la communauté bouddhiste doit assumer pour protéger les individus, préserver l'intégrité du Dharma et garantir un avenir plus juste et plus compatissant.
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[1] Le concept du « x-bouddhisme », défini dans A Critique of Western Buddhism (2018), de Glenn Wallis
Le "x-bouddhisme" est un concept qui illustre deux aspects fondamentaux du bouddhisme contemporain :
Sa variabilité : comme une variable mathématique "x", le bouddhisme se décline en d'innombrables formes et interprétations.
Sa continuité : malgré cette diversité, une certaine essence "bouddhique" persiste et se répète à travers ces variations.
Cette formulation permet d'étudier chaque variation du bouddhisme dans son contexte historique et comparatif. On peut ainsi cartographier les différentes communautés bouddhistes, leurs relations et leurs divergences, notamment dans leur interprétation des enseignements fondamentaux. Cette approche révèle que le bouddhisme génère continuellement de nouvelles interprétations, tant de lui-même que du monde.
Elle explique comment le bouddhisme se transforme tout en restant reconnaissable comme "bouddhisme". Le concept clé est l'"auto-position" : le bouddhisme se définit lui-même et se place au-dessus des autres systèmes de pensée. Quand il s'adapte à de nouveaux contextes (x-bouddhisme), il :
Se fragmente en différentes versions
Maintient une essence reconnaissable
Prétend offrir une perspective supérieure sur tout sujet (conscience, science, etc.)
C'est comme si le bouddhisme était une recette de base qui peut être modifiée de nombreuses façons tout en restant identifiable comme la même recette. Chaque variation (x) affirme être la "vraie" interprétation du bouddhisme, capable d'expliquer la réalité de façon universelle. Cette capacité à se transformer tout en conservant son identité est considérée comme illusoire par Laruelle - c'est une prétention à l'universalité plutôt qu'une réalité.
Le terme « x-bouddhisme » n'est pas péjoratif. Il s'agit d'un terme neutre destiné à servir d'abréviation à la prolifération d'un type particulier. Le « x » fonctionne d'une manière qui saisit mieux le type ou l'identité singulier des nombreuses modifications du bouddhisme.”
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