mardi 17 septembre 2024

Les deux vérités, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie

Le baron de Münchhausen tente de se hisser hors du marais en tirant ses cheveux (source)

La notion de l’inséparabilité des “deux vérités”, relative ou conventionnelle (saṃvṛti-satya) et ultime (paramārtha-satya) est traditionnellement attribuée aux Prajñāpāramitā-sūtras, ou à Nāgārjuna (II-IIIème s.) (Mūla-madhyamaka-kārikā MMK), mais sans les trouver explicitement mentionnées de cette façon.
Kārikā n° 1 de chapitre 24 (“Examen critique des nobles vérités”) :
[L’adversaire :] “Si tout ce qui est donné dans l’expérience est vide, il n’y a rien qui apparaisse ou disparaisse. Cela entraîne nécessairement pour vous l’inexistence des quatre nobles vérités.”

Kārikā n° 8 de chapitre 24 :
C’est en prenant appui sur deux vérités que les Buddha enseignent la Loi, d’une part la vérité conventionnelle et mondaine, d’autre part la vérité du sens ultime.[1]

Kārikā n° 10 de chapitre 24 semble s’en approcher le plus.
Faute de prendre appui sur l’usage ordinaire de la vie (vyavahāra, t. tha snyad pa[2]), on ne peut indiquer le sens ultime (paramārtha). Faute d’avoir pénétré le sens ultime, on ne peut atteindre à l’extinction (nirvāṇa).[3]
Cette paire de vérités, se trouve entre autres chez Asaṅga (IVème s.) (p.e. dans la section du Bodhisattvabhūmi du Yogācārabhūmi), où elles sont explicitement nommés et où saṃvṛti remplacera désormais vyavahāra[4], le plus souvent traduit par “vérité conventionnelle”. Le couple des “deux vérités” y est présenté parmi d’autres nombres de groupes de vérités, comme une simple abréviation (saṃkṣiptena).

L’étymologie selon laquelle la vérité conventionnelle “recouvre” ou “cache” (saṃvṛti, t. kun rdzob) la vérité ultime, pourrait induire à y voir une interprétation hiérarchique des deux vérités. L’une serait illusoire (māyā) et empêcherait de voir l’autre. Et l’autre, seule sans vérité conventionnelle, serait incapable d’avoir aucun impact.
Si l'on considère que l'une des deux vérités est « supérieure » [puisque “ultime” ou “absolue”] et l'autre « inférieure », des questions évidentes se posent : Qu'est-ce qui fait que l'une est plus élevée que l'autre ? Parmi les innombrables modèles, doctrines et pratiques bouddhistes, lesquels doivent être classés dans quelle vérité ? La vérité inférieure est-elle bonne, mauvaise, les deux ou aucune ? Quelle relation, s'il y en a une, existe entre les deux vérités, et comment cela fonctionne-t-il spécifiquement ? Si, comme c'était la tendance au sein du Mahāyāna (Yogācāra inclus), la vérité la plus élevée perd tout ou la plus grande partie de son contenu concret, caractérisé comme étant au-delà de la prédication ou de l'articulation significative, quelle sorte de « vérité » cette abstraction sans contenu représente-t-elle, ou peut-elle même servir une fonction de représentation ?[5]
Aucune des deux vérités n’a de nature propre (asvabhāva)[6] et elles sont donc interdépendantes. Puisqu’on ne peut pas réellement parler d’ “union” (yuganaddha, t. zung ‘jug), c’est le terme inséparabilité (t. dbyer med) qui est privilégié dans le Madhyamaka. Une façon pour décrire que les deux vérités sont vides de nature propre (asvabhāva) est de les appeler vides (śūnya) de nature propre. On peut à la fois parler de leur absence de nature propre (asvabhāva) et de leur “vacuité” (śūnyatā). Cette absence de nature propre, “vacuité”, ne constitue pas comme l’essence de “chacune” des vérités, et ne devrait pas être réifiée, ce à quoi le langage induit cependant.

Ainsi des sous-divisions peuvent être appliquées aux “deux vérités”, et des correspondances peuvent être établies avec d’autres façons de décrire le tout de la réalité, p.e. la théorie Trisvabhāva (t. rang bzhin gsum) dans le Cittamātra/Yogācāra, qui introduit trois “natures propres” (svabhāva), ayant un certain degré de réalité. La nature dépendante (paratantra-svabhāva) semble correspondre à la vérité conventionnelle, produite de causes et conditions (effective), la nature parfaite (pariniṣpanna-svabhāva) à la vérité ultime, et la nature imaginaire (parikalpitā-svabhāva) à une vérité objective construite, dite “dualiste” (vikalpa). Cela introduit par la même occasion la possibilité d’une vérité conventionnelle “correcte” (s. samyag, t. (yang) dag pa) et “incorrecte”, ce qui ne manquera pas d’être exploitée, comme nous allons le voir. Ce sur quoi la voie nommée “dialectique” (par ses adversaires) et la voie des mantras sont d’accord, c’est que la vérité relative “correcte” se caractérise par l’efficience. C'est une vérité capable de produire des effets.

La nature dépendante et la vérité conventionnelle, en tant que domaine de causalité, d’efficience, et de nécessité, relève de la raison (“la dialectique”) qui établit des rapports. La théorie de la matrice de Bouddha (tathāgatagarbha) ajoute un élément divin de luminosité et de “pureté” (s. śuddha t. dag pa), et la possibilité d’une “non-conceptualité” de nature différente (noétique) que le non-engagement mental (amanasikāra) qui est davantage “mystique” dans un sens non-ésotérique.

L’objectif des bouddhistes mādhyamika, yogācārins et ésotériques est d’accéder à l’inséparabilité (bden gnyis dbyer med), voire à l’unité ou l’union (bden gnyis zung ‘jug) des deux vérités. Agir dans “l’usage ordinaire de la vie” (vyavahāra) en ayant simplement conscience de l’absence de nature propre ne serait pas suffisant pour être pleinement “éveillé”. Il faut que cela se produise toujours et spontanément ou sans effort, que l’expérience soit complète (non-scindée), “correcte” (samyag), voire “pure” (śuddha), “non-dualiste” et donc “non-conceptuelle”. Pour un bouddhiste du mahāyāna, la vérité conventionnelle devrait être utilisée de façon pragmatique (upāyakauśalya) et efficiente (arthakriyā t. don byed nus pa). Elle devrait servir à faire progresser sur le chemin de non-retour vers l’inséparabilité des deux vérités. Cela peut paraître laborieux. En langage imagé : cela prendrait des éons, n’essayez même pas, ne perdez pas votre temps précieux.

Ce que propose le Madhyamaka en la personne d’un Candrakīrti est l’absence de nature propre, ou la vacuité des deux vérités. Chez Nāgārjuna :
MMK24,18 “C’est la coproduction conditionnée que nous entendons sous le nom de vacuité. C’est là une désignation métaphorique, ce n’est rien d’autre que la voie du milieu.[7]
Pour les adeptes d’une “conscience” substantielle ou métaphoriquement consistante, qu’elle soit d’origine divine ou non, il est difficile d’accepter l’absence d’une essence. La vacuité n’est pas une essence, et n’est pas différente de la voie du milieu et de la coproduction conditionnée, susceptible de conduire au saṃsāra ou au nirvāṇa, au pire et au meilleur. La théorie de l’essence de Bouddha (buddhadhātu) naturellement présente dans tous les êtres ouvre la voie à une bouddhéité garantie, voire primordiale. Ce qui empêche de reconnaître le Bouddha en soi, enfoui dans des causes et des conditions (vérité conventionnelle correcte) et des passions, ce serait la scission dualiste objet et sujet. Comme une perte (temporaire) de la pureté primordiale.

Il s’agit en quelque sorte de restaurer cette pureté perdue pour retrouver sa bouddhéité primordiale, ou d’éviter de la perdre l’instant suivant. Cela est uniquement possible en posant une continuité (t. rgyud) entre la perte et les retrouvailles de la bouddhéité primordiale. Question : est-elle sous-jacente, ou est-ce que la vérité conventionnelle pourrait être elle-même cette “continuité”, puisque les “deux” vérités n’ont pas d’essence ? La continuité fait l’objet de la théorie de la “continuité suprême” (t. rgyud bla ma), qui perdure, et dont les deux vérités sont comme des modalités : l’union (t. zung ‘jug) des apparences et de vacuité (snang stong), avec le premier rôle pour les manifestations éveillées/divines sous toutes leurs déclinaisons.

Dans l’école Nyingmapa il devient naturel de parler plutôt de l'unité ou l’union des deux vérités (bden gnyis zung ‘jug). Dans le Dzogchen, “l'état de la Vacuité-Clarté indifférenciée (stong gsal dbyer med[8])” est “l’état naturel de l'esprit (sems kyi gnas lugs)[9]”. “L’état naturel” est aussi parfois traduit comme réalité pérenne (“abiding reality”), y compris de l’Univers (fini et infini), ou de la Base (gzhi)[10]. Dans un système idéaliste éternaliste, quelle pourrait être cette réalité ? Le plus souvent divine. C’est là que le système des mantras veut prendre la relève avec les deux phases de Développement et de Perfection (du corps divin) pour réintégrer (yoga) la réalité pérenne, et avec l’union de “la Grande pureté” (dag pa chen po) et de “la Grande égalité” (mnyam pa chen po) du maṇḍala de la Base.

Qu’est-ce qu’il reste de “l’esprit” (sems), dans ce système idéaliste, où, dans l’idéal, le rayonnement continu du maṇḍala de la Base, qui est en même temps sa représentation macro/microcosmique tout-englobant, atteint directement le “coeur” du Bouddha dans la matrice, sans passer par un esprit superflu, qui, dans le récit idéaliste, s’inscrirait dans une perception imparfaite du rayonnement primordial ? “L’esprit” étant incapable de percevoir ou contempler les apparences “pures” (=divines) de la Base, que pourrait bien signifier “demeurer dans l’état naturel de l’esprit” (sems) ? C’est “rig pa” qui est censée “gérer” la perception directe, l’intuition correcte et pure, des apparences pures de “la Grande pureté”, de façon “non-duelle”, “non-conceptuelle”, et “égale”. A la limite, on pourrait dire que lorsque l’esprit est entièrement replié, “dans son état naturel”, que les apparences pures peuvent briller dans toute leur splendeur, de haut en bas, sans ne plus rencontrer aucune résistance …
La pureté est établie du point de vue de l'apparence, et l'égalité du point de vue de la vacuité. Puisque ces deux sont inséparables et ont une saveur unique dans tous les phénomènes, l'inséparabilité de la pureté et de l'égalité est prouvée indirectement à travers chacun de ces principes. Tout ce qui apparaît de manière pure [=divine] est vide de tout extrême ; et tout ce qui est égalité, c'est-à-dire libre de tout extrême, se manifeste comme l'extrême pureté des multiples apparences du filet de la Māyā [t. sgyu 'phrul drwa ba s. māyājāla]. Ces deux sont inséparables dans la sphère unique [t. thig le nyag gcig] du dharmakāya. C'est ce que discernent directement [t. so so rang gis rig pa] les êtres excellents, et c'est ainsi que se réalise la grande perfection de l'union [t. zung 'jug rdzogs pa chen po][11].”
Cette union (zung ‘jug) spécifique est aussi appelée “l’inséparabilité des deux vérités supérieure(s)” (lhag pa’i bden pa gnyis)[12], c’est-à-dire supérieure à l’inséparabilité des deux vérités ordinaire(s) mentionnés au début de ce billet. C’est vrai que plus on monte haut, plus on est supérieur à ce que l’on dépasse, et plus l’air se fait rare.
Alors que la vue dialectique réalise simplement la vacuité, l'absence de constructions mentales, [elle] ne réalise pas l'inséparabilité des deux vérités, la nature primordiale demeurant sous forme de divinités et de mantras. Le mantra, lui, la réalise[13].
Si la réintégration d’un divin moniste réalise, quasi accessoirement, de façon “non-duelle” et “non-conceptuelle”, ce que la voie bouddhiste mainstream ne peut de toute façon pas réaliser selon les adeptes des mantras et du Dzogchen, quelle serait l’utilité d’un bouddhisme non-ésotérique ?

***

[1] Guy Bugault, Stances du milieu par excellence (Madhyamaka-kārikās), Gallimard, 2002, p. 306

Dve satye samupāśritya buddhānāṃ dharmadeśanā | lokasaṃvṛti-satyaṃ ca satyaṁ ca paramārthataḥ.

[2] Candrakīrti glose : “travaille, cuis le repas, mange, reste, vat-en, viens, etc.” (kuru paca khāda tiṣtha gacchāgacchety evam ādayo’pi). Bugault (2002), p. 305

[3] Guy Bugault, 2002, p. 308-309

Vyavahāram anāśritya paramārtho na deśyate | paramārtham anāgamya nirvāṇaṃ nādhigamyate.

[4] Dan Lusthaus, The Two Truths (Saṃvṛti-satya and Paramārtha-satya) in Early Yogācāra, 2009.

[5]Deeming one of the two truths to be “higher” and the other “lower,” obvious issues include: What makes one higher than the other? Which of the countless Buddhist models, doctrines and practices are to be sorted into which truth? Is the lower truth good, bad, both or neither? What relation, if any, obtains between both truths, and how specifically does that work? If, as was the tendency within Mahāyāna (Yogācāra included), the highest truth loses all or most of its concrete content, characterized as being beyond predication or meaningful articulation, what sort of “truth” does this contentless abstraction represent, or can it even serve a representational function?” (Lusthaus, 2009)

[6] Candrakīrti, Madhyamakāvatāra VI, 38

[7] Bugault (2002), p. 311

[8] On rencontre aussi “gsal stong zung ‘jug”, l’union de clarté-vacuité, “snang stong zung 'jug”, l’union d’apparence et de vacuité, ou “rig stong zung ‘jug”, l’union de “rig pa” (“Discernement”) et de vacuité.

[9] Jean-Luc Achard, Préface, Revue dEtudes Tibétaines, no. 43, Etudes rDzogs chen, volume I, 2018

[10]L’état naturel de la Base” (gzhi’i gnas lugs), “l’état naturel primordial” (gdod ma'i gnas lugs), dont les apparences (t. gzhi snang) sont le rigpa-dharmakāya (t. rig pa chos kyi sku).” Blog Source d'un grand malentendu : une vérité relative avec ou sans dieux?

[11] Jamgon Mipham, Luminous Essence: A Guide to the Guhyagarbha Tantra, Dharmachakra Translation Committee, Snow Lion, 2009, p. 59
Purity is established from the perspective of appearance, and equality from the perspective of emptiness. Since these two are inseparable and of one taste within all phenomena, the inseparability of purity and equality is proven indirectly through each of these principles. Whatever appears in a pure manner is empty of all extremes; and whatever is equality, meaning free from all extremes, manifests as the extreme purity of the manifold appearances of the magical net. These two are inseparable within the single sphere of the dharma body. This is what the individual self-awareness of the sacred ones realizes and this is the manner of the great perfection of unity.”

gsum pa dbyer med du bsgrub pa ni/ de ltar snang ngos nas dag par grub pa dang*/ stong ngos nas mnyam par grub pa de gnyis po chos thams cad la dbyer med ro gcig pa'i tshul gyis gnas pa ni snga ma gnyis po'i shugs las grub ste/ gang dag par snang ba de mtha' kun gyis stong la/ gang stong pa mtha' kun dang bral ba'i mnyam pa nyid de shin tu rnam dag sgyu 'phrul drwa ba'i snang ba sna tshogs su 'char bas na/ de gnyis dbyer med pa chos sku thig le nyag gcig tu zlum pa ni/ dam pa rnams kyis so so rang gis rig par bya ba ste zung 'jug rdzogs pa chen po'i tshul yin no/

[12] Heidi I. Köppl, Establishing Appearances as Divine, Rongzom Chokyi Zangpo on Reasoning, Madhyamaka, and Purity, 2013, Snow Lion, p. 27

[13] Establishing Appearances as Divine, p. 32. Attributed to Rongzompa in Treasury of Philosophical Tenets by Longchen Rabjam, 208b.

"While the dialectical view merely realizes emptiness, the freedom from mental constructs, [it] does not realize the inseparability of the two truths, the primordial nature abiding as divinities and mantras. Mantra [however] realizes it.”

mtshan nyid pa lta ba stong nyid spros bral tsam las/ bden pa dbyer med gdod ma nas lha dang sngags kyi rang bzhin gnas par ma rtogs la/ sngags kyis rtogs te/

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