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Une des conséquences de la disparition de l’influence des religions et la progression de la sécularisation est la distinction entre adeptes “pratiquants” et non-pratiquants”. Les “non-pratiquants” étant le plus souvent des personnes nées dans une certaine religion et éventuellement ayant reçu une certaine éducation religieuse, mais qui ne la mettent pas “en pratique” conformément, voire pas du tout. Il est possible que ces personnes ne suivent même pas les dogmes et les croyances qu’impose leur religion.
Les nouveaux convertis bouddhistes en Occident sont en revanche presque tous des bouddhistes “pratiquants”. Pourquoi se convertir à une nouvelle religion si c’est pour ne pas la “pratiquer” ? D’autant plus que le bouddhisme se veut une religion pragmatique et non-dogmatique. Le Bouddha ne fait qu’indiquer le chemin ; aux adeptes de le parcourir (“pratiquer”). Le bouddhisme a néanmoins présenté différentes façons de “pratiquer” la Loi bouddhique. Les bouddhistes laïques “pratiquent” essentiellement le don, c’est-à-dire qu’ils subviennent aux besoins des religieux qui eux marchent effectivement dans les pas du Bouddha et “pratiquent” réellement. Le mérite associé à ce type de dons permettra aux laïques d’accéder un jour (y compris dans une autre vie) au statut d’un véritable disciple du Bouddha. Le bouddhisme peut être un projet à très long terme.
Le bouddhisme, qui a des racines plutôt ascétiques, met l’accent sur la volonté. C’est l’action pragmatique qui sauve. Cela ressort très clairement de la Parabole de la flèche empoisonnée[1]. Même s’il arrive au Bouddha d’utiliser des éléments surnaturels et miraculeux (upāya), l’objectif reste pragmatique. Ainsi, le Bouddha détourna son cousin Nanda d’une amour terrestre en lui faisant miroiter des beautés célestes, et dans le Soutra du lotus, il fait sortir des jeunes enfants d’une maison en feu en leur promettant des jouets merveilleux à l’extérieur. L’objectif est la libération (mokṣa). La véritable “pratique” est alors ce qui approche de cet objectif (l’octuple chemin ou le triple entraînement), et non une orthodoxie ou une orthopraxie religieuse, qui peuvent avoir leur “utilité”. Le reste est moyen salvifique (upāya). Y compris les questions métaphysiques dont les réponses ne nous rapprochent pas de la libération.
Il n’y a pas de doute que cette libération, aux débuts du bouddhisme qui fut initialement un des multiples courants du mouvement des Renonçants (śramaṇa), était également un exploit ascétique, comme on peut voir dans l’histoire de Dabba Mallaputta, qui disparaît par le “recueillement dans l’élément igné” (P. tejodhātuṃ samāpajjitvā). Avec le temps, la nature de la libération et les moyens d’y arriver ont considérablement changé. Dire qu’il y a 84.000 dharmas pour se libérer est à peine exagéré. “Pratiquer” ne peut alors être autre que de faire le nécessaire pour se libérer, en théorie. Si le détachement se pratique effectivement en se détachant, et que le détachement réel est une des choses les plus difficiles à accomplir pour un être humain normalement constitué, des aides, des astuces et des moyens salvifiques ont été développés par les religions pour éviter le découragement. En “pratiquant” ces artifices, on devrait ultimement être capable de se libérer effectivement.
Pour qu’un artifice puisse légitimement être qualifié de méthode de libération, il faudrait qu’une Révélation ou un Guide (quelqu’un qui a atteint l’autre rive) confirme qu’il en est une. Si c’est le cas, “pratiquer” les artifices peut-être considéré comme “pratiquer” tout court. La libération est le fait de se libérer et le détachement le fait de se détacher. En se libérant on est libéré, et en se détachant on est détaché. Mais en “pratiquant” on n’est pas pas automatiquement libéré ou détaché. Le fruit peut se faire attendre, et tant que le fruit n’est pas atteint, on continue de “pratiquer”. En théorie, on pourrait pratiquer les 84.000 dharmas, sans être libéré ou détaché. Il semble donc y avoir un certain décalage qui perdure entre les artifices et les objectifs auxquels ils sont censés conduire.
Pourquoi la libération et le détachement sont-ils si difficiles à atteindre de façon durable ? Les Révélations et les Paroles du Bouddha confirment que c’est possible et que cela a déjà été fait. De certains “pratiquants” on a pu dire après leur mort ou de leur vivant qu’ils étaient “libérés”. D’autres “renaissent” par choix et seraient “libérés”. Ils enseignent la pratique des artifices pour que les autres se libèrent à leur tour. La vie des maîtres et des adeptes se focalise alors sur la pratique des artifices, qui devient le centre de leur vie et même de l’après-vie. Les uns et les autres sont aussi convaincus que pour se libérer et pour se détacher, il faudrait passer par la pratique des artifices et qu’il n’y pas d’autre moyen. Se libérer et se détacher par d’autres moyens et sans aide est impossible.
La pratique des artifices devient alors autosuffisante et une sorte de circuit fermé. Même sans atteindre le but final, une progression dans la pratique est possible, et elle peut même être confirmée par les maîtres. La “pratique” est alors pratiquée pour elle-même. Elle n’est pas que la pratique proprement dite des artifices, mais tout ce qui l’entoure, ce qui la justifie et la motive. Tout cela la maintient et l’entretient. Elle est un système symbolique, une idéologie, une superstructure. “Pratiquer” c’est entretenir celle-ci.
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[1] Cûla Mâlunkyâ Sutta (Court Soutra de Mâlunkyâ), Majjhima Nikâya, I, 426-432. Môhan Wijayaratna, « Sermons du Bouddha », Seuil/Points Sagesses, Paris, 2006, pp. 131-137.
Oui à tel point que l'on dit que dans la zen : la pratique est réalisation. Par conséquent nous ne recherchons pas l'éveil qui serait dans un ailleurs ou un plus tard, nous le trouvons dans l'instant, dans chaque instant (de pratique) dans une parfaite coïncidence avec le non-né en harmonie avec tous les êtres humains et non-humains.
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