mardi 31 mai 2022

La mahāmudrā "pneumatique" de Dampa rMa

rMa Chos kyi Shes rab (détail HA87609)

Ce que nous savons de la “transmission intermédiaire” de rMa, vient surtout d’une compilation des transmissions de la Pacification (Zhi byed) composée par Minling Lochen Dharmaśrī (1654–1718), le frère cadet de Padma Garwang Gyurme Dorje (1646–1714), aussi connu sous les noms Terdak Lingpa ou Minling Terchen, le fondateur de Minling. Il s’agit de trois textes que l’on trouve dans l’oeuvre complète[1] de Dharmaśrī.
1. Une collection de prières à la lignée (bla brgyud gsol ‘debs) intitulé Zhi byed snga phyi bar gsum gyi bla brgyud gsol 'debs
2. Une collection d’initiations et d’autorisations de pratique (rjes gnang), intitulé Zhi byed snga phyi bar gsum gyi dbang chog
3. Une collection d’instructions pratiques, intitulée Zhi byed snga phyi bar gsum gyi khrid yig.
Dharmaśrī était le détenteur de toutes les transmissions, que les frères Rog[2], et notamment le superdétenteur Rogben Sherab Eu (Rog Shes rab ‘od 1166-1244), avait reçues de différentes façons, souvent assez créatives. A partir de là, “la Pacification” (Zhi byed), c’est l’ensemble de toutes les doctrines et pratiques très hétéroclites, transmises sous ce nom. Au départ, le socle de la Pacification était la perfection de la sapience (prajñāpāramitā), c’est d’elle (et de son mantra-vidya) que cet ensemble de transmissions tient son nom. A mon avis, ce que Dampa Sangyé avait enseigné au Tibet, “au départ” (avant le départ hagiographique pour la Chine, et son retour) se trouve dans la “transmission intermédiaire”, où la tradition tibétaine classe trois disciples de Dampa, surtout connus par leurs noms de clans, qui ont donné leurs noms aux systèmes (lugs) respectives rMa (Chos kyi Shes rab), sKam (Ye shes rgyal mtshan) et So (dge ‘dun ‘bar). Parmi ces trois, je pense qu’avec les systèmes de rMa et de sKam, on a le plus de chance de se faire une vague idée du noyau originel de Dampa l’individu et de sa doctrine. Sans même regarder le contenu du système de So (So lugs), avec So, les choses commencent à prendre une autre direction, simplement à en juger par lagitation des hagiographes autour de lui. On peut s’en faire une idée assez facilement par une analyse critique ou une lecture attentive des hagiographies de So “le cadet” (chung ba)[3].

sKam Ye shes rGyal mtshan (détail HA87609)

Nous ne savons pas grand chose de sKam, qui est à l’origine de la “transmission intermédiaire” sapientielle de la Pacification. Il y a davantage de matériaux hagiographiques sur rMa, mais sans doute très peu de choses à retenir quand on suit une approche davantage archéologiqueintratextuelle. C’est-à-dire quand on n’applique pas rétroactivement au système de rMa, des interprétations venant de la vue d’ensemble de la tradition de la Pacification, telle que nous la connaissons maintenant. 

So (Chung ba) dGe 'Dun 'Bar (détail HA87609)

Quand So entre en scène (vers la fin du passage BA concernant la vie de rMa), les hagiographes mettent tout en œuvre pour que So surclasse son maître sKam, et So reçoit de Dampa une transmission nettement plus vajrayānique (So lugs), que son premier maître rMa n’avait pas reçue encore. So passe par-dessus son maître, pour obtenir de Dampa des instructions sans doute plus tardives que le XIIème siècle. Nous avons vu la même chose dans le cas de Réchungpa, qui passe par-dessus de Milarepa pour récupérer des instructions et des lignées. So aurait par ailleurs reçu une transmission de lénigmatique sKor Nirūpa (BA p.879). Il aurait aussi reçu "toutes" les instructions de la “transmission du sens” (don brgyud) ainsi que les textes des 54 siddha (sgrub thob pho mo lnga bcu rtsa bzhi’i dpe rnams DN p. 1028) hommes et femmes[4]. So aurait confié les textes des 54 siddha à sa mère, qui les aurait perdus par la suite. D’autres textes de siddhas furent cependant retrouvé, probablement écrits par So lui-même (So chung rang gis byas pa)… (BA, p. 878-879, DN 1028). L’auteur des Annales bleus, Gö lotsawa ne semblait ne pas être dupe, mais c’était pour la bonne cause.

Le début du passage sur rMa dans les Annales bleus (BA p. 872) est intéressant. On y apprend que Dampa avait résidé pendant trois ans dans le monastère de sNyed gro[5] dans la région gNyal (où l’inventeur de l’alphabet tibétain Thonmi Sambhota fut né). Ce serait après avoir quitté le monastère, qu’il aurait rencontré rMa (Chos kyi Shes rab, né en 1055), qui avait grandi dans une famille “nyingma”[6]. rMa était moine (rab tu byung nas), étudia le “spyod phyogs[7] , la Voie du milieu madhyamaka, lécole haute (stod lugs) de la mahāmudrā[8], et il aurait (selon Gö lotsawa) également étudié la mahāmudrā tantrique (grub snying), même si de cela on ne trouve pas de traces dans les instructions du système de rMa (rma lugs), telles qu’elles nous sommes parvenues…

A l’âge de 19 ans (1073), rMa rencontre Dampa. Tout comme sKam, rMa était malade (sans précision de la maladie : sku khams ma bde ba). Du haut de sa maison, il vit passer un ācārya noir ne portant un simple habit sur l’épaule. rMa l’invite et demande des instructions. Dampa, car c’était lui, demande quelle doctrine rMa connaissait. "Je connais le 'tantra Père" (pha rgyud) et la mahāmudrā". Dampa lui répond que rMa connassait peut-être “la mahāmudrā des mots” (tshig gi phya rgya chen po), mais que Dampa lui enseignerait “la mahāmudrā du sens” (don gyi phya rgya chen po).
Je vais t’enseigner 'la mahāmudrā du sens' ” dit Dampa, qui lui fait une “Introduction à ‘la racine’” (rtsa ba’i ngo sprod mdzad), en s’appuyant sur des vers canoniques, que Gö lotsawa cite :

Ne pas fermer les yeux, arrêter les actes de conscience (skt. citta-nirodha)
Bloquer l’énergie vitale (skt. pavana), est réalisé par/grâce au glorieux Maître
” (DKG n°66)[9]
Il s’agit en fait d’une citation du Dohākoṣagīti (Do ha mdzod kyi glu, Toh. 2224) attribué à Saraha. rMa fait une expérience décisive (nyams rtogs khyad par can), et Dampa reste encore 18 jours avec lui. Ensuite (BA p. 873), l’histoire de So vient s’incruster dans l’hagiographie de rMa, en l’éclipsant pour des raisons sectaires internes de la “transmission intermédiaire” et de la tradition Zhi byed dans son ensemble. Dans le passage (BA p. 873) sur So, où rMa est utilisé pour mettre en valeur son disciple So, les hagiographes mettent aussi en scène une rencontre entre rMa et Asu le newar (bal po A su) à un lieu appelé rLung Shod où Asu séjourne[10], sans préciser de raison spécifique. C’était lors d’un séjour à Byen yul (au ‘Phan yul), quand rMa passa du temps “auprès de Dampa, afin de dissiper des doutes au sujet des instructions (gdams pa’i ‘phro bcad pa)” (DN p. 1022). A la même occasion il aurait reçu les “Instructions des 64 arrangements de cailloux [divinitoires]” (bkod pa drug cu rtsa bzhi pa’i rde’u khrid)[11]. rMa serait ensuite rentré dans son propre pays, aurait congédié ses servants, distribué ses richesses, et serait devenu un sādhaka (sgrub pa po).

Notons que Dampa Sangyé, qui avait résidé trois ans au monastère sNang Gro dans le gNyal pour y aider les moines, enseigna “la mahāmudrā du sens” à rMa, et lui fait une Introduction ‘à la racine’ (voir le Guide des instructions de rMa pour le sens précis de ce terme) en s’appuyant sur le plus ancien (et probablement le seul authentique) Dohākoṣa de Saraha (Toh. 2224 surnommé le “Dohā du peuple”). Le même qu’Atiśa avait enseigné lors de son arrivée au Tibet (en 1042), et qu’on lui avait interdit d’enseigner en public[12]. C’est cette transmission que l’on appelle la “transmission initiale” (snga ba), et que rMa avait déjà étudiée (BA p.872 DN p. 1021 avant de rencontrer Dampa en 1073. C’est sur le dohākoṣa (Toh. 2224) de cette tradition-là que s’appuie Dampa pour Introduire rMa à 'la racine' (mūla). Les distiques (dohā) cités par Dampa font référence au “contrôle énergétique” (rtsal sbyong), qui est essentiel dans le système de rMa (rma lugs).

Pour résumer la vie de Dampa selon l’hagiographie de rMa, Dampa aurait résidé au monastère sNang Gro en ca. 1070, et toutes traditions confondues il serait mort à Dingri en 1117. Selon la tradition tibétaine, après sa rencontre avec rMa, sKam et So, Dampa serait allé en Chine pour une période de 12 ans, et cest à son retour au Tibet quil se serait installé à Dingri (en 1097, BA, p. 912), pour enseigner “les transmissions ultérieures”, etc. A mon avis, le système de So est une transmission plus tardive, qui a réussi par l’activité hagiographique à trouver une place dans la “transmission intermédiaire”.

En 1073, Dampa aurait donc enseigné le futur “système de rMa”. A en juger par les instructions détaillées qui nous sommes parvenus grâce à Lochen Dharmaśrī, il s’agit d’une “mahāmudrā du sens”, qui passe par une Introduction (ngo sprod), et qui utilise l’Affinement (bcun) et le Contrôle énergétique (rtsal sbyong). Il n’y a aucune mention de consécration (abhiṣeka), de pratique d’une divinité (devayoga, yidam), ni de cakras (le système énergétique est rudimentaire). L’Introduction n’a pas lieu dans le cadre d’un tantra, et il n’y donc pas de relation maître-disciple (dans le sens guruvāda), avec des engagements (samaya), où la dévotion devient la pièce maîtresse de la voie[13]. rMa passe 18 jours avec Dampa, et celui-ci repart (en Chine selon la tradition). De façon similaire, Dampa aurait aussi passé 14 jours avec sKam (lignée sapientielle). Avec rMa et sKam, il y a une rencontre, une transmission, et les deux parties se séparent. C’est à cause de l’incrustation hagiographique de So (d’abord disciple de rMa) que ce schéma change. Les sources hagiographiques du disciple So viennent changer la donne, et le maître rMa joue un rôle secondaire, puisque So et son système le dépassent pour se rattacher directement à Dampa.

En 1073, Dampa est encore un simple ācārya, il n’est pas encore le grand “mahāsiddha” “indien” des tibétains. C’est So (et les transmissions ultérieures, y compris la lignéecachemirienne), ou plutôt les hagiographes qui en sont les scénaristes, qui semblent être à l’origine de la vie nettement plus légendaire de Dampa, et qui ont rendu inaudible le message singulier initial de cette tradition, qui est devenu une tradition vajrayānique ordinaire, qui n’a plus rien à envier aux autres sept chariots (shing rta).

J’avais fait une première traduction française (en 2014) de la partie concernant la Guide des instructions de la transmission aurale de la mahāmudrā de rMa (rma’i phya rgya chen po snyan brgyud kyi gdams ngag ces pa’i khrid). J’ai repris cette traduction maintenant, et je publierai sans doute des passages sur mon blog.

Le "pneumatique" dans le titre fait référence à l'utilisation du contrôle énergétique. Mais dans le système de rMa on n'a pas l'impression d'un "pneumatisme" très développé, c'est-à-dire qu'il n'y a pas (encore) tout un discours métaphysique qui le soutient, et qui l'ancre pleinement dans le vajrayāna. Il n'y a par exemple pas encore de mention de nectar d'immortalité (amṛta, bdud rtsi). C'est un simple moyen, pour contribuer à faire cesser l'activité mentale, ou pour la réduire, afin de permettre d'accéder à 'la racine' [du recueillement] et de préserver cet accès au quotidien.   

***

[1] Collected Works of Lochen Dharmashrī (“Reproduced from various manuscripts and blockprints available in India and Nepal, 1975–1977”). Dehra Dun: D.G. Khochen Tulku, 1999. BDRC W9140

[2] Zhikpo Rinchen Sherab (zhig po rin chen shes rab 1171 - 1245) et Tsondru Sengge (brtson 'grus seng+ge 1186 - 1247), au surnom de Mawai Sengge (smra ba'i seng ge)

[3] P.e. Blue Annals pp. 876 etc.

[4][So] was supposed to leave with Magom, but instead stayed with Dampa, receiving the complete instructions of the meaning lineage and of the fifty-four male and female adepts. Drakpa Jungne, Treasury of Names, pp. 1789–90. Sarah Harding, Zhije.

[5] Roerich, mais dans DN p. 1020 gnyal gyi sNang gror dge ‘dun gyi gyog lo gsum mdzad nas chos sgo la byon te.

[6] Une famille qui fit le culte de Padma dbang chen, un aspect nyingmapa de Hayagrīva (Roerich/Guendun Chöphel, p. 872).

[7] Je ne vois pas à quoi correspond ce terme, à part peut-être, la pratique de la classe des caryātantra.

[8]Après la tentative échouée d’Atiśa, il y eut selon Geu deux systèmes (tib. lugs) et quatre phases de traductions (tib. ‘gyur), pour transmettre une mahāmudrā clairement tantrique. Une école haute (tib. stod lugs avec Karopa et skor Nirūpa) et une écolé basse ou newar (tib. smad lugs, à partir d’Asu le newar).” Blog Récapitulatif des billets sur la mahāmudrā

[9] Le texte tel qu'il est cité dans le Deb ther sngon po
mig ni mi ‘dzums sems ni ‘gags pa dang*// rlung ‘gags pa ni dpal ldan bla mas rtogs//

Le texte de DKG n°66 : 
mig ni mi 'dzums sems 'gog dang//
rlung 'gag pa ni dpal ldan bla mas rtogs//
(gang tshe rlung rgyu de ni mi g.yo ste//)

Le dernier vers traduit en français : 66.3 Même lorsque l’énergie se meut, [le Maître] reste immuable

[10] Asu le Newar, est celui qui a vraisemblablement composé les deux autres dohākoṣa attribués à Saraha. L’objectif hagiographique de cette rencontre est de mettre rMa en contact avec la source "trilogiste".

[11] Blue Annals, p. 873, Deb ther sngon po p. 1022
Un lien quelconque avec le Yi jing ? 64 hexagrammes ?
Trop de projets pour cette vie-ci est cause d’Errance (saṃsāra)
Jetez vos cailloux de divination chinoise, gens de Dingri !


Lots of plans for this life are the cause of samsara;
toss out the Chinese divination pebbles, people of Dingri
.” (trad. Sarah Harding)

tshe 'di'i bsam mno mang po 'khor ba'i rgyu//
rgya rtsis rde'u bor cig ding ri ba

Lotus Clusters: A Final Teaching from the Heart (thugs kyi zhal chems pad mo brtsegs pa), DNZ, vol. 13

[12]Le premier à tenter d’enseigner le Receuil des distiques de Saraha au Tibet fut le maître indien Atiśa (980-1054). Maitrīpa et Atiśa avaient été tous les deux des élèves de Ratnākaraśānti. Quand, à son arrivée au Tibet en 1042, Atiśa résida à Samyé il était parti quelques jours à mTshims phu pour y enseigner les [sept] Siddhanta (tib. grub sde) et le Cycle des six textes sur le Cœur (tib. snying po skor drug), abrégés en "grub snying". Son disciple laïc Dromteunpa (1008-1064) se serait opposé à l'enseignement de ces cycles parce qu'ils pourraient "causer un comportement grossier parmi les tibétains". Atiśa n’a donc pas pu enseigner officiellement ces instructions, mais elles ont néanmoins été transmises au sein de l’école kadampa et jusqu’à Gampopa, par le biais de Géshé Phu chung ba, Géshé gLang ri thang pa (rdo rje seng+ge, 1054-1123) et Géshé lcags ri ba (lcags ri gong kha pa)[2]. Gampopa a lui-même écrit qu’l avait fait converger la mahāmudrā de Milarepa et les instructions de l’école kadampa.” Blog Récapitulatif des billets sur la mahāmudrā

[13] Cela n’empêche pas que plus tard, pas plus tard qu’au XVII-XVIIIème siècle quand Lochen Dharmaśrī, compose les consécrations (abhiṣeka) ou autorisations (rjes gnang), pour encadrer vajrayāniquement la pratique des trois transmissions intermédiaires, la consécration qui concerne la pratique de rMa fait intervenir Mañjuśrī Vādisiṃha (tib. 'jam dbyangs smra ba'i seng+ge).
Voir 9. EMPOWERMENT OF MAHĀMUDRĀ IN THE MA SYSTEM, Zhije, Essential Teachings of the Eight Practice Lineages of Tibet, Sarah Harding

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