jeudi 19 mai 2022

Le bodhisattvayāna


Ce que j’apprécie dans A Few Good Men de Jan Nattier c’est l’effort de l'auteure pour exposer en détail la méthodologie utilisée, à force de détails et d’exemples. Ce livre contient une traduction et une analyse du Sūtra demandé par Ugra (Ugraparipṛcchā tib. ‘phags pa drag shul can gyis zhus pa chen po’i mdo), un gṛhapati laïc éminent. Ce sūtra a été inclus plus tard dans le Ratnakūṭa (tib. dkon mchog brtsegs pa’i mdo), qui est une collection de sūtra, dont un certain nombre existaient déjà de façon autonome avant leur inclusion.

Je ne relèverai ici que quelques éléments qui m’ont particulièrement intéressés dans son livre. Elle invente le terme "sutrafication[1]” pour décrire un processus dans lequel des discussions avec des enseignants bouddhistes, se transforment graduellement en des paroles du Bouddha. Cela ne vaut évidemment pas pour tous les sūtra du mahāyāna, mais cela indique que c’est possible. On sait déjà que les sūtra (tout comme les tantra) peuvent être des patchworks de “Paroles de Bouddha”, éventuellement sutrifiés ou “tantrifiés”.
‘Tout ce que le Bouddha a dit, est bien dit’ disaient les Hinayanistes. Les Mahayanistes retournèrent ainsi l’axiome ‘Tout ce qui est bien dit, le Bouddha l’a dit’ implicitement, virtuellement”, écrit Léon Wieger[2].
Un autre élément est justement le statut de “laïc éminent” (skt. gṛhapati tib. khyim pa). Il ne s’agit pas de n’importe quel homme chef de foyer, mais d’un “maître de maison” (dominus). Selon Jan Nattier pas n’importe quel “maître de maison”, mais un “dominus” avec des “moyens financiers considérables”. Edgerton (dictionnaire de Sanskrit hybride) propose même “capitaliste”[3], un marchand, un chef de guilde, un banquier (śreṣṭhin). Le “maître de maison” fait partie des “sept joyaux” du cakravartin, auprès de qui il fait fonction de trésorier ou de “conseiller financier”. Il y avait également des upāsakas (laïcs hommes et femmes) rattachés aux vihāra et monastères et travaillant pour ceux-ci, qui n’étaient pas des “maîtres de maison”.

Et puis il y a une méthodologie un peu “débrouillarde” pour tenter d'extraire des données historiques d’une source normative (p.63), sur la base de plusieurs principes. Au départ, il faut être conscient du fait que des textes normatifs et prescriptifs ne sont pas des preuves que les normes et les prescriptions étaient en effet suivies. Il convient donc dans des sources prescriptives de distinguer entre des éléments prescriptifs et descriptifs, ce qui n’est pas simple. Quelques principes d'extraction de données historiques.

1. Le principe d’embarras

Quand l’auteur mentionne au cours d’une discussion un fait embarrassant pour le groupe ou la position qu’il défend, qui dévalorise ou peut dévaloriser l’image du groupe. Nattier donne quelques exemples, auquel on pourrait ajouter les nombreux anecdotes autour de la formation du Vinaya, tel que décrit par Léon Wieger[4], les schismes dans le bouddhisme ancien. Nattier mentionne les Auditeurs qui partent en claquant la porte pendant l’enseignement du Sūtra du Lotus, et un groupe de moines (Vinaya), demandant au Bouddha de se mêler de ses affaires[5]. Il s’agit ici cependant plutôt de faits mentionnés de façon non-intentionnelle.

2. le principe d’insignifiance

Quand l’auteur mentionne dans un texte normatif des faits qui ne sont pas pertinents pour son propre agenda. Ainsi, le Sūtra demandé par Ugra mentionne au cours d’une discussion comment un bodhisattva doit utiliser ses possessions, et qu’il devrait en distribuer à ses esclaves mâles et femelles (daśa et daśī). L’existence de l’esclavage en lui-même ne posait pas de problème, la prescription étant de bien les traiter.

3. Le principe du contre-argument

En donnant à répétition des injonctions comme “il ne faut pas croire X”, ou “il ne faut pas faire Y”, il a dû exister de bonnes raisons pourquoi ces injonctions furent nécessaires. Dans le mahāyāna, on retrouve régulièrement l’injonction de ne pas mépriser les Auditeurs (śrāvaka), très probablement pour contrer la tendance de leur manquer de respect.

4. Le principe de la preuve corroborante

L’existence d’autres sources (non-bouddhistes, étrangères, etc.), confirmant ou infirmant des faits mentionnés dans des textes.

L’interprétation d’absences de certains faits (ex silentio), peut également fournir des indications. Nattier donne notamment l’exemple de l’absence de toute mention d’un culte de stūpa, ou d’un “véhicule unique” (ekayāna) dans le Sūtra demandé par Ugra. Dans le chapitre 7, Nattier dresse la liste des absences, qui permettraient de qualifier le sūtra plutôt de “bodhisattvayāna” que de “mahāyāna”.

1. Le terme dénigrant “hīnayāna” n’apparaît pas dans le texte.

2. Absence de la notion “universaliste” du mahāyāna. Le fruit de l’état d’arhat est considéré comme un fruit valable de libération, bien qu'il ne satisfasse pas le bodhisattva. L’état de bouddha comme objectif pour tous par le biais d’un véhicule unique fait défaut, par rapport au Sūtra du Lotus.

3. Le Bouddha est un “bouddha rédempteur du monde” aux 32 marques de grandeur (mahāsattva) . Il n’y a aucune trace d’un Bouddha au triple Corps (trikāya), ni au double Corps (dharmakāya et rūpakāya). Le Bouddha n’a pas de “corps de gloire” supramondain (lokottara), son corps se conforme aux besoins du monde.

4. Pas de mention du culte de stūpa, et ce terme apparaît une seule fois quand le Bouddha dit à Ānanda qu’il est mieux de recevoir et réciter ce sūtra que de faire le culte de stūpa.

5. Absence relative du culte du texte. C’est-à-dire, cette notion manque dans les versions anciennes du sūtra et est présente dans les versions ultérieures.

6. Pas de dévotion aux Bouddhas “célestes”. Les Bouddhas “célestes” étant des Bouddhas avec leur propre Terre (buddha-kṣetra), tels Amitābha, Akṣobhya, etc.

7. Pas de dévotion aux “grands” bodhisattvas “célestes”, tels que Avalokiteśvara, Kṣitigarbha , Tārā, etc. Contrairement aux Bouddhas célestes, les bodhisattvas célestes sont mobiles, même si Mañjuśrī (Wu tai shan en Chine) et le Potala(ka) d’Avalokiteśvara ont des lieux qui leur sont consacrés.

Le Sūtra demandé par Ugra (Ugraparipṛcchā) est un texte de mahāyāna à cause de ses instructions destinées aux bodhisattvas, mais de nombreux éléments caractéristiques de la voie du mahāyāna font défaut. Ce n’est pas non plus un texte fondateur du mahāyāna, car il prend pour acquis la voie du bodhisattva, et n’en fait pas l’apologie.

***

[1] Nattier p.11, n.3

[2] Bouddhisme chinois tome I Vinaya monachisme et discipline hinayana, véhicule inférieur

[3] Nattier p. 23

[4] Bouddhisme chinois. tome I: Vinaya, Monachisme et Discipline. Hinayana, Véhicule inférieur. (1910)

[5] Note de Nattier : Vinaya I.341-342, trad. Horner 1951, vol. 4, pp. 488-489

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